
Comment va la recherche française ? Pour répondre à cette question The European Scientist a interviewé François Vazeille, directeur de recherche CNRS émérite au LPC (Laboratoire de Physique de Clermont-Ferrand), CNRS / IN2P3 / Université Clermont Auvergne. Membre fondateur de la collaboration mondiale ATLAS – le grand collisionneur de hadrons du CERN, dont la découverte la plus marquante a été le boson de Higgs en 2012 – François Vazeille nous expose sont point de vue sur les sujet.
The European Scientist : Pour parler de l’état de la recherche en France il faut pouvoir comparer. Vous êtes légitime sur ce sujet car vous avez été chercheur en France, mais aussi à l’international. Pouvez-vous nous rappeler quelques étapes de votre parcours ?
François Vazeille : En effet, j’ai contribué à une quinzaine de collaborations internationales préparant et/ou réalisant des expériences réparties sur tous les accélérateurs du CERN : SC (Synchrocyclotron), PS (Synchrotron à Protons), SPS (Super Synchrotron à Protons), ISR (Anneaux de stockage à intersections), LEP (Large Electron-Positron collider), et LHC (Large Hadron Collider). Ces collaborations furent de plus en plus conséquentes à mesure que les détecteurs devenaient de plus en plus grands et complexes.
J’ai lancé, en 1989, une nouvelle activité dans mon laboratoire auprès de ce qui était, à l’époque, le « futur » LHC, la plus grande « machine » sur Terre, activité qui s’est concrétisée progressivement par l’expérience ATLAS, puis qui s’est élargie, ensuite, par d’autres membres du LPC, dans deux autres expériences, ALICE et LHCb. Il en résulte que le LPC est le seul laboratoire français à être présent – comme peu dans le monde – sur 3 des 4 expériences majeures du LHC, ce qui couvre tout le spectre des recherches des très hautes énergies et permet d’être présents sur toutes les découvertes présentes et à venir. Mon activité dans ATLAS ne fut pas une sinécure, car j’ai été l’un des principaux promoteurs d’un élément important du détecteur ATLAS … à contrecourant des vœux de notre institut du CNRS (IN2P3 : Institut National de Physique Nucléaire et Physique des Particules) dont dépend le laboratoire. La collaboration ATLAS, qui ne comptait que quelques dizaines de laboratoires lorsque nous l’avons construite, regroupe aujourd’hui plus de 3000 physiciens, sans compter les ingénieurs et techniciens, relevant de 180 laboratoires issus de 40 pays. Le détecteur ATLAS est l’un des dispositifs les plus complexes jamais construits. Les résultats sont à la hauteur des investissements : la découverte du boson de Higgs, bien entendu, dans les collisions proton-proton, mais aussi beaucoup d’autres canaux de physique, y compris dans les collisions d’ions lourds avec la mise en évidence d’un état « déconfiné » de la matière appelé Plasma de Quarks et Gluons, via une signature (l’étouffement des jets) que j’avais défendue, en dépit du scepticisme à tous les niveaux, une quinzaine d’années plus tôt.
J’ai mené, également, un projet dans le cadre de l’ISSCC (Institut des Sciences de la Communication du CNRS dirigé par Dominique Wolton), que j’ai dû quitter faute de temps disponible. J’ai été responsable de la communication dans mon laboratoire, en particulier dans la période qui a précédé la mise en route du LHC, puis son démarrage et les premiers résultats.
Directeur de recherche émérite (second éméritat en cours !), je ne verrai pas, en tant que chercheur, et peut-être de mon vivant, la fin du projet ATLAS (vers 2040 ?) … et l’avènement du futur collisionneur, le FCC (Future Circular Collider) encore plus grand que le LHC (80 km de circonférence contre 27 pour le LHC), plus énergétique encore, avec la promesse des découvertes extraordinaires que nous réserve certainement la nature.
TES : Quel est votre point de vue sur l’état de la recherche en France ?
F.V. : Nous pourrions dire qu’elle ne se porte pas mal, malgré des vents contraires. Les personnels de la recherche (Chercheurs, enseignants-chercheurs, ingénieurs, techniciens, administratifs), dans tous les champs scientifiques, et au sein des organismes nationaux de recherche et des universités, donnent une bonne image de la recherche française – nous allons y revenir – et se battent, avec conviction, pour mener à bien leurs projets. Sont-ils bien compris par le monde politique et le grand public ? Rien n’est moins sûr, ce que résume parfaitement Jean de Kervasdoué en ces termes : « L’inculture scientifique de la classe politique est abyssale et celle des Français le devient ».
La crise sanitaire que nous connaissons était l’occasion de redorer l’image de la science, après des scandales attribués injustement à celle-ci (Sang contaminé, Médiator, etc.). Malheureusement, l’exposition médiatique de scientifiques se contredisant, et pas toujours avec la modération et la modestie souhaitées, n’a pas été interprétée par le public – et les politiques – comme l’exige la science où le doute prévaut, où la controverse est légitime lorsque l’on est face à des situations nouvelles qui réclament l’urgence alors que la science requiert le temps long. Et cependant, des prouesses ont été réalisées dans le décodage du virus responsable de la pandémie et dans la mise au point de vaccins « révolutionnaires ». On peut regretter la stratégie trop « conservatrice », limitant la prise de risque, de l’Institut Pasteur dans le développement de son vaccin. Le temps lui donnera-t-il raison ? Est-ce suffisant pour mettre en doute toute la recherche française ?
Cependant, deux philosophes aux penchants post-modernes, Jean-Michel Besnier et Yves Michaud, professeurs d’Université Paris-Sorbonne, s’étaient exprimés bien avant, avançant des commentaires à charge – qu’ils attribuent au Président Nicolas Sarkozy – contre les chercheurs académiques travaillant plutôt dans les sciences physiques fondamentales [1] : « Les chercheurs français ne sont plus à la hauteur, ils s’adonnent à des travaux qui n’intéressent plus personne, ils sont dépourvus de tout dynamisme et esprit de compétition ; bref, ils sont nuls … et ne méritent pas que la Nation les entretienne ». Ils évoquent leur « traitement automatique des données … en quelque sorte au hasard … sans formuler d’hypothèses ». Ils résument le tout en évoquant « une pénurie d’idées chez nos chercheurs académiques » et concluent sur une explication, qui relève typiquement du « bullshit » : une origine génétique de la pénurie d’idées se traduisant par le plafonnement du QI des chercheurs ! Je me suis empressé de rétablir la réalité des faits à partir de ce que je connais dans des collaborations à l’échelle mondiale … où la compétition est, bien évidemment, « inexistante » [2].
Un autre universitaire, Edouard Husson, historien professeur, qui fut vice-chancelier de l’Université de Paris, évoque « la fraude croissante qui règne dans les publications de sciences dures » [3]. Quelle est la source de cette information ? Apparemment, cela concernerait un grand nombre de travaux : lesquels ? Et la conclusion est implacable : « une dictature des médiocres et des imposteurs ». Ces propos sont inacceptables ; comme les précédents, ils relèvent du « bullshit » et ne vont pas convaincre la population que la recherche française mérite d’être soutenue.
Les crédits consacrés à la recherche fondamentale sont-ils suffisants ? Certainement pas, car la part de notre PIB dédié à la recherche n’a pas encore atteint le standard souhaité.
J’évoque ce qui se passe dans ma discipline, mais je respecte trop mes collègues des autres domaines et je me dois de préciser que mes conclusions sont applicables à tous les champs, même si les spécificités de chacun peuvent être fort différentes.
J’ai été conduit à me rendre dans de nombreux pays : des pays européens bien sûr (Allemagne, Croatie, Espagne, Grande-Bretagne, Grèce, Italie, Norvège, Pologne, Portugal, République Tchèque, Suède, Suisse) et d’autres beaucoup plus loin (Afrique du Sud, Canada, Chine, États-Unis, Russie). Les collaborations concurrentes du CERN, ATLAS et CMS, signent ensemble des publications sur la mise en commun de leurs résultats. A titre d’exemple, les 5154 signataires de la première relevaient de 344 laboratoires issus de 56 pays.
Je donne ces informations pour montrer que je ne suis pas trop mal placé pour connaitre les avis des chercheurs étrangers sur les chercheurs français et sur nos organismes de recherche nationaux. Au quotidien, je constate les qualités de nos physiciens dans leur créativité et les responsabilités qui leur sont attribuées, et lorsqu’ils s’expriment dans le cadre de notre collaboration ou dans d’autres, ou encore lors de congrès internationaux, qu’ils dépendent de l‘Université, du CEA ou du CNRS.
Par ailleurs, les classements, même s’ils sont toujours à prendre avec précautions, placent nos organismes de recherche (CNRS, CEA, etc.) en très bonnes positions au niveau mondial, ce que j’avais résumé dans l’appendice du document [2], et qui est toujours valable dans ses grandes lignes, même si la Chine progresse grandement.
T.E.S. : Une institution publique comme le CNRS joue-t-elle bien son rôle ? Faut-il la privatiser comme le réclame certains ?
Nous avons pu lire qu’il conviendrait peut-être de privatiser le CNRS, ou tout au moins « ne faut-il pas, comme dans tous les grands pays du monde, que la recherche soit entièrement logée à l’intérieur de l’Université » ? En effet, d’après Serge Schweitzer – professeur émérite d’économie à l’Université d’Aix-Marseille – la situation serait dramatique puisqu’il compare le CNRS au TITANIC [4]! Le beau navire qu’est donc le CNRS serait en train de sombrer, excepté dans les sciences dures, ce qui contredit les avis des professeurs cités précédemment. Quels éléments fondés sur des preuves autorise cet universitaire à tenir de tels propos ? Bien sûr, il énumère les « 7 péchés capitaux » dont souffrirait le CNRS, le premier, le plus grave, étant la fonctionnarisation des personnels de la recherche lorsque Jean-Pierre Chevènement, Ministre de la recherche, prit cette « décision lourde de conséquences…. Voilà donc les chercheurs et les autres personnels fonctionnaires à vie ».
Cela veut tout dire : un chercheur fonctionnaire … n’est plus un vrai chercheur. Par contre, un enseignant-chercheur comme Serge Schweitzer, fonctionnaire depuis « toujours », n’est pas affecté par son statut. Il faudrait qu’un chercheur soit dans une situation professionnelle précaire pour être efficace. C’était le cas avant 1984 où nous étions contractuels. Aujourd’hui encore, en dépit du fonctionnariat, la « carrière » est loin d’être toute tracée. Mais l’interprétation de Serge Schweitzer du suivi des chercheurs (Péché capital numéro 6) est sans nuances, évoquant « une pression de plus en plus forte d’une demande des évaluations collectives des équipes et non plus des évaluations individuelles. Des sortes de soviets à l’intérieur du CNRS. Or si l’on a besoin les uns des autres dans les recherches complexes, s’il est une chose qui est bien individuelle, c’est le talent des chercheurs².
Personnellement, l’obligation de consacrer 1 ou 2 journées à la rédaction de mon rapport annuel d’activité de recherche ne m’a jamais traumatisé, pas plus les rapports en phase avec les examens du laboratoire, tous les 2 ans et tous les 4 ans (selon les conventions des laboratoires), et lors des demandes de promotion. Si cette obligation de rendre compte régulièrement des travaux témoigne d’un contrôle qui n’est pas innocent – mais serait-il souhaitable d’être autorisé à dépenser les deniers publics pour faire n’importe quoi ? – cela offre l’énorme avantage de devoir faire le point et de conserver des traces de son parcours au cours de ces longues années de « fonctionnaires à vie ». Je précise qu’il convient, également, d’informer ce grand public des avancées des connaissances. Les suivis sont moins fréquents par les Commissions de spécialistes dans les Universités, ce que ne conteste pas Serge Schweitzer, mais il est vrai que les contributions des enseignants-chercheurs dans les tâches d’enseignements – très fortes en France, nous y reviendrons – sont directement visibles dans la répartition des enseignements et les résultats obtenus.
Qu’y a-t-il de moins certain qu’un travail de recherche et son aboutissement ? Sans compter les difficultés financières, les personnels d’accompagnements… et les directives institutionnelles pas toujours compatibles avec les objectifs poursuivis, mais alors dans ce cas il faut savoir persévérer et argumenter sans complexes. De plus, l’avancement est souvent très lent, en particulier le passage de Chargé de recherche à Directeur de recherche. Je connais d’excellents chercheurs du CNRS qui n’ont jamais été promus au grade de Directeur. Et puis, s’il existe un endroit où le mot « carrière » n’a pas grande signification, c’est bien au CNRS, même s’il y a eu des progrès – très insuffisants – sur les rémunérations, en particulier lors des recrutements des jeunes chercheurs.
Mais il y a une solution pour éviter le naufrage : « intégrer le CNRS dans l’Université … [et] laisser en France se développer sans aucune entrave des universités entièrement privées ».
L’auteur évoque incidemment qu’il y a des liens entre les personnels CNRS et ceux de l’Université, mais il ne dit pas un mot du label UMR (Unité Mixte de Recherche) attribué à un laboratoire associant le CNRS, généralement via l’un de ses Instituts, et une Université. Ce label qualifie des laboratoires très structurés dans lesquels tous les personnels cohabitent de la meilleure manière qui soit et font bénéficier la communauté des apports de la recherche et de l’enseignement.
Des propos comme ceux du professeur Serge Schweitzer qui souhaite que le CNRS dépende désormais des Universités traduisent, peut-être un certain ego, une opinion très minoritaire de certains universitaires qui ne tolèrent peut-être pas l’égalité hiérarchique des Directeurs de recherche du CNRS et des Professeurs d’Université. En outre, la norme utilisée dans le décompte des personnels chercheurs des laboratoires, exprimée en FTE (« Full Time Equivalent ») est de compter 100% pour un chercheur et 50% pour un Enseignant-chercheur, ce qui traduit le fait que les tâches d’enseignement prennent du temps, sont très nobles et ne peuvent pas et ne doivent pas être rabaissées, ce qui a naturellement un impact sur la part consacrée à la recherche.
Enfin, l’aspect « national » du CNRS permet d’aborder des thèmes qui dépassent les frontières d’une métropole ou d’une région et visent à l’international, en assurant la coordination et le financement des laboratoires répartis sur notre territoire. La politique de site d’une Université peut être utile, mais le risque est grand que des « célébrités locales » soient des freins à une recherche visant justement cette reconnaissance internationale. A l’encontre de ce qui est affirmé, je peux témoigner que nombre de mes collègues étrangers envient l’existence de notre CNRS.
Bien entendu, nous ne vivons pas dans un monde parfait. De très bons éléments sont laissés de côté. Des choix idéologiques bafouant les connaissances scientifiques privent notre pays de recherches et d’applications extrêmement utiles, le rejet des OGM en est le meilleur exemple. En ce moment, des bruits courent à propos d’une modification de la composition des Commissions liées à chaque Section du CNRS. Ces commissions sont constituées pour 1/3 de membres nommés et pour 2/3 de membres élus. L’idée serait de réduire le nombre d’élus et, ainsi, d’augmenter le poids institutionnel, même si, fort heureusement, les nommés se fichent très souvent … qu’ils ont été nommés. S’agit-il de la « syndicratie » que dénonce l’auteur ? Certainement pas, c’est la défense d’un « beau métier » : et oui, chercheur est un métier … où l’on ne fera jamais fortune !
Et puis il y a un aspect que les « adversaires du CNRS » se gardent bien de signaler : l’accueil et le recrutement des chercheurs étrangers en France. Diable, mais que viendraient donc faire des chercheurs étrangers en France alors que son « élite » la fuit ?
Il est intéressant de citer un document provenant du CNRS: « Ces scientifiques étrangers qui ont choisi la France et le CNRS » [5]. Voici quelques extraits :
– « Depuis plusieurs années, près d’un lauréat sur trois aux concours de chercheurs est de nationalité étrangère.
– Au 31 décembre 2018, le CNRS compte dans ses effectifs 5 065 personnels de nationalité étrangère.
– dont 2513 parmi ses effectifs permanents, soit 10,2 % (ils étaient 9,2 % en 2014, 5,3 % en 1999).
– Parmi les permanents, ils et elles représentent 17,8 % des chercheurs et 3,9 % des ingénieurs et techniciens.
– Plus de 90 nationalités différentes sont recensées parmi les personnels permanents. Celles de l’Union européenne sont les plus représentées (67,1 % des personnels permanents étrangers), avec au premier rang l’Italie ».
Tout cela est bien général, aussi je vous invite à regarder l’exemple concret de notre équipe de recherche au LPC de Clermont-Ferrand, créée officiellement en 1991. Des recrutements de personnels permanents et non permanents français ou étrangers se sont échelonnés depuis. Voici le bilan des personnels étrangers: doctorants, post docs, chercheurs en CDD ou professeurs invités, avec des financements divers (CNRS, Université, Région Auvergne, Europe…) et par pays d’origine :
Algérie (1), Allemagne (2), Arménie (1), Autriche (1), Brésil (2), Burundi (1), Chine (1), Espagne (3), États Unis (1), Géorgie (1), Grèce (1), Inde (1), Italie (3), Liban (1), Maroc (4), République Tchèque (1), Roumanie (2), Russie (4), Serbie (1), Tunisie (1), Turquie (1), Venezuela (4).
Cela représente 38 personnes issues de 22 pays. L’une de ces personnes a obtenu un poste permanent de Professeur des universités, puis un poste de Directeur de recherche au CNRS après quelques années.
T.E.S. : Comment expliquez-vous qu’un prix Nobel tel qu’Emmanuelle Charpentier ne soit pas établie en France ? Assiste-t-on à une fuite des cerveaux et si oui, pourquoi ?
F.V. : Serait-ce toujours mieux ailleurs ? Aux USA, par exemple ? Il est utile de savoir qu’un programme de recherche prometteur peut être interrompu sine-die à la suite d’une décision politique (ce fut le cas durant la présidence Trump et aussi, bien avant, lorsque le Congrès stoppa les travaux de construction du collisionneur SSC, plus grand que le LHC européen à l’époque en projet), ou encore faute de financements nationaux (assurés par la DOE ou la NSF), ou même pour des raisons d’ordre local, le retrait de notre collaboration de l’équipe du laboratoire national d’Argonne (près de Chicago) en est un bon exemple après plus de 25 années d’une solide coopération. Ce genre de situation est peu fréquent en France lorsque des programmes au long cours produisent des résultats. Malheureusement, nous subissons les interdictions des études impliquant des OGM, pour des raisons purement politiques, électorales et idéologiques. Il ne faut pas chercher plus loin le départ sous d’autres cieux d’Emmanuelle Charpentier et les difficultés de l’INRAE ou d’autres laboratoires à rester en course.
Les conditions de travail, aujourd’hui, en particulier dans les laboratoires labellisés UMR, valent bien celles des laboratoires étrangers et sont souvent enviées. J’ai connu, à mes débuts, une époque où les thèmes d’études et sujets de thèse ne se bousculaient pas, où les techniques de détection des particules n’en étaient qu’au début de la révolution électronique, où les frais de mission pour les déplacements sur les sites expérimentaux étaient peu ou pas remboursés, où nous utilisions nos véhicules personnels faute de voitures appartenant au laboratoire, où l’informatique locale étant limitée, nous devions nous rendre au CERN ou à Paris pour lancer nos programmes d’analyse : qui se souvient des grands cartons de cartes perforées à transporter par le train?
Il y a, au CNRS, 41 sections disciplinaires couvrant tous les champs scientifiques et 5 sections interdisciplinaires. L’examen des postes ouvert, par section, aux jeunes chercheurs dans les concours d’entrée en 2021 montre que le nombre de postes varie de 3 à 15, avec l’exception de 0 poste dans la Section de « Gestion de la recherche » qui ne nécessite pas, probablement, un recrutement tous les ans. Ceci étant dit, les possibilités de recrutement sont faibles en regard du nombre de personnes susceptibles de postuler. A titre d’exemple, nous allons examiner la Section 01 dénommée « Interactions, particules, noyaux, du laboratoire au cosmos » dont dépend principalement mon laboratoire et son institut, l’IN2P3. Cet institut regroupe 25 laboratoires qui encadrent, en moyenne, un total de 400 doctorants. Tous ne vont pas postuler au CNRS, par choix ou estimant ne pas avoir un dossier suffisant pour être retenu. Néanmoins, le nombre de candidats, français et étrangers, varie de 150 à 180 selon les années, ce qui oblige la commission à effectuer une première sélection et à retenir, en moyenne, 80 postulants pour les auditions. Le nombre de postes affiché cette année, soit 8 postes, est représentatif des chiffres habituels : il offre de faibles chances de recrutements à tous les candidats potentiels, tous titulaires d’un doctorat et de plusieurs années de « post-doctorat » . Les « meilleurs » sont recrutés, mais de très bons restent sur le carreau.
Il en est de même pour les Universités et les autres organismes de recherche. C’est donc le nombre limité de postes de chercheurs et d’enseignants-chercheurs en France, comparativement à celui des personnes susceptibles d’être engagées, qui conduit certaines à aller voir ailleurs, ou encore des choix politiques tels que le rejet des études impliquant de près ou de loin les notions d’OGM.
T.E.S. : De plus en plus d’ouvrages défendent la rationalité en France, d’après-vous qu’est-ce que cela signifie ?
F.V. : Ancien juge d’instruction, député, et président de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES), Georges Fenech dénonce « l’infiltration des communautés pseudo-thérapeutiques à tous les niveaux de la société : écoles, universités, entreprises, églises, ministères et réseaux sociaux » [6]. Nous découvrons, avec stupeur, que 60 diplômes universitaires relatifs aux « médecines alternatives » sont délivrés dans les facultés de médecine en France. L’irrationnel est donc enseigné dans nos Universités ! Georges Fenech déplore la clémence de la justice et la « cécité » des juges face à des pratiques non reconnues par la science. Il n’est pas tellement étonné puisque l’irrationnel ou le rejet de la raison est présent dans d’autres universités que celles de médecine (nous allons y revenir) et même dans les rouages de l’état. L’écologisme est l’exemple-type qu’un usage d’arguments à l’apparence scientifique à des fins idéologiques conduit, entre autres inepties, au rejet des OGM et autre glyphosate.
Fort heureusement, tous les Universitaires ne se comportent pas comme ceux que nous avons cités. Des philosophes, historiens des sciences, sociologues, scientifiques de divers champs (Jacques Bouveresse, Daniel Denett, Pascal Engel, Maurizio Ferraris, Harry Gordon Frankfurt, Yves Gingras, Larry Laudan, Gerald Bronner, Sébastian Dieguez, Guillaume Lecointre, Jean Bricmont , Alan Sokal … et d’autres encore), réagissent, fustigent les dérives postmodernes et relativistes, ainsi que les experts auto-proclamés mis en avant par les médias, ce qui n’est pas toujours du goût de certains personnels académiques.
C’est ce que j’ai essayé de faire à l’occasion de conférences intitulées « Sciences et pseudosciences: comment et pourquoi en sommes-nous arrivés là? ». L’Académie des sciences, belles lettres et arts de Clermont-Ferrand, vieille société créée en 1747 et appartenant à la Conférence nationale des académies de province, m’a demandé de la transcrire sous forme d’un bulletin BHSA de l’académie (BHSA: Bulletin Historique et Scientifique de l’Auvergne) à paraître prochainement, mais le texte intégral est disponible en accès libre sur le CERN [7]. Les pseudosciences et l’alterscience (la science altérée) rejettent les critères de la science que sont la raison et l’objectivité, ainsi que sa bonne pratique qui implique la reproductibilité des résultats et la confrontation aux avis des pairs. Les dérives peuvent relever de l’irrationnel, conduire au charlatanisme, ou tout simplement s’exprimer sous forme de « bullshit ».
Dans tous les cas, la confiance dans ce que représente la science et dans la qualité des scientifiques en prend un coup. Mais malheur aux personnes qui osent réagir, immédiatement affublées du qualificatif de « scientistes » par celles qui connaissent mieux la science que les chercheurs qui, modestement, la pratiquent au quotidien, avec beaucoup de difficultés face à l’inconnu … et aux calomnies.
[1] Jean-Michel Besnier et Yves Michaud, « Vers une pénurie d’idées nouvelles ? L’étude qui montre que l’innovation véritable progresse peu malgré un nombre de chercheurs dans le monde toujours grandissant », ATLANTICO, 3 mai 2020.
[2] François Vazeille, « La réalité sur la pénurie d’idée chez nos chercheurs académiques », ATLANTICO, 16 mai 2020.
[3] Edouard Husson, »Pour un Raoult qui se rebelle combien de Français « déviants » cloués au pilori par la technocratie alors qu’ils peuvent être utiles au pays ? », ATLANTICO, 24 juin 2020.
[4] Serge Schweitzer, « Faut-il privatiser le CNRS ? », Contrepoints, 31 mars 2021.
[5] « Ces scientifiques étrangers qui ont choisi la France et le CNRS », CNRS, 1er octobre 2019.
http://www.cnrs.fr/en/node/4124
[6] Georges Fenech, « Gare aux gourous. Santé, bien-être », éditions du ROCHER, 2020.
[7] François Vazeille, « Sciences et pseudosciences. Comment et pourquoi en sommes-nous arrivés là ? », Bulletin Historique et Scientifique de l’Auvergne, Parution mai ou juin 2021.
Version pdf : https://cernbox.cern.ch/index.php/s/3O5uoxSt5NfzcaE
Monsieur Vazeille, dans son interview du 8 mai dit beaucoup de choses intéressantes. Il a un biais justifié envers les sciences exactes dont il fut une personnalité. En revanche, il devrait exercer la rigueur qu’il recommande dans son propre usage des citations. Le texte qu’il m’attribue conjointement avec monsieur Besnier est tiré d’une interview à deux voix du site Atlantico et il est du seul Besnier. Mes propos à moi sont nettement plus nuancés. Je n’apprécie pas qu’on m’attribue des propos imbéciles.
Je dois ajouter, pour rétablir la balance, que le CNRS sciences fonctionne mieux que la partie Sciences humaines qui est, elle, dans un état désastreux, avec des chercheurs à vie qui trouvent normal de participer aux Grosses Têtes comme madame Iacoub, d’être journalistes à temps quasi plein, d’exploiter leurs équipes et même de harceler leurs collaborateurs et collaboratrices (je ne cite personne par crainte des représailles judiciaires si faciles à mener). Ayant été membre du comité national, j’ai vu tous les comportements déontologiquement inacceptables de chercheurs qui ne travaillent, à quelques heureuses exceptions près, pas beaucoup. La structure de l’institution est ainsi faite qu’on est dans l’impuissance totale à y remédier
Je vous remercie Monsieur Michaud de la précision que vous donnez et je vous prie de m’excuser de vous avoir associé par erreur. Je sais que les Sciences humaines posent quelques problèmes au CNRS, mais il ne m’appartient pas de porter un jugement général … que l’on serait en droit de me reprocher par manque de compétences. De plus, peut-être naïvement ou par modestie, je ne conçois pas que mon domaine des sciences dures soit une exception dans les Sciences abordées au CNRS ou ailleurs. Chaque domaine a ses intérêts majeurs et ses propres difficultés, et tout chercheur (digne de ce nom) prend autant de peine pour faire progresser les connaissances de son domaine et mérite le respect. C’est, pour moi, une conviction solide, même si rien n’est jamais parfait et qu’il serait stupide de se boucher les yeux.