C’est dans un contexte international compliqué origine de tensions pour le secteur agricole et l’agro-industrie que nous avons pu interviewer Léon Guéguen. Ce directeur de recherches honoraire de l’INRAE et membre émérite de l’Académie d’agriculture de France, a répondu à nos questions sur des sujets d’actualité tels que l’épisode des étudiants d’AgroParisTech, le plan F2F ou encore les conséquences multiples et variées de la guerre en Ukraine.
The EuropeanScientist : comment observez-vous l’évolution du secteur de l’agro-industrie, récemment mis en cause par huit jeunes étudiants qui se sont fait remarquer à l’école AgroParisTech. Pensez-vous qu’ils ont de bonnes raisons de le faire ?
Léon Guéguen : Ces étudiants, comme tout citoyen, ont le droit d’exprimer leurs idées et, en l’occurrence, de critiquer le contenu de leur enseignement. Cependant, je ne puis approuver ce comportement, et encore moins le coup médiatique prémédité provoqué par leurs déclarations. Mais cet événement n’est-il pas surmédiatisé quand on sait qu’ils ne représentent que 2 % de leur promotion ? Ils le savaient avant de s’engager dans cette filière et ils n’ont pas besoin de ces cinq années d’études supérieures spécialisées, aux frais de la collectivité, pour les activités militantes qu’ils envisagent maintenant d’exercer. Dans ce difficile concours, ils auraient pu laisser les 8 places à d’autres candidats aussi méritants mais autrement motivés. Leurs préoccupations écologiques sont légitimes et respectables mais ils font passer leur étroite satisfaction personnelle avant le souci de nourrir les plus démunis et ne font aucune proposition. Leur vraie ambition n’est-elle pas de franchir ainsi la première marche d’un arrivisme politique ? L’avenir proche nous le dira ! Certes, l’agro-industrie (agricole et alimentaire) peut mieux faire pour l’environnement et la protection du climat, mais il est trop facile de la décrier quand on n’a pas d’autre solution alternative à proposer pour nourrir la planète.
TES : Que vous inspire le plan F2F que propose Bruxelles ?
L.G. : Déjà avant l’invasion de l’Ukraine, des réserves ont été faites sur cette stratégie « Farm to Fork », composante du Pacte vert européen, qui conduira inévitablement à une baisse de la productivité agricole, alors que, selon la FAO, il faudrait augmenter la production alimentaire mondiale d’au moins 50 % avant 2050 et cela sans déforestation. Cette situation a empiré avec les pénuries annoncées de céréales et notamment de blé. Les mesures envisagées vont dans le sens unique de la préservation de l’environnement, du climat et de la biodiversité : réduire de moitié l’usage des pesticides et de 20 % celui des engrais chimiques avant 2030, consacrer un quart des terres cultivées à l’agriculture biologique, réserver 10 % des terres pour des zones protégées non cultivées (décision récemment remise en cause pour les jachères). Toutes ces mesures provoqueront une baisse des rendements des cultures et il me semble important de les amender dans la conjoncture mondiale actuelle. En effet, si l’Europe pourrait peut-être préserver sa souveraineté alimentaire, sa mission est aussi de contribuer à lutter contre les famines dans le monde, notamment en exportant du blé aux pays qui en consomment et qui, pour des raisons pédoclimatiques, ne peuvent pas en produire suffisamment.
TES : Vous attirez l’attention sur le fait que le conflit ukrainien provoque des pénuries de céréales, mais également d’engrais azotés ?
L.G. : Oui, mais il faut séparer les deux types de pénurie, la deuxième renforçant la première qui résulte de nombreux autres facteurs : blocus de la mer Noire, embargo de certains pays grands producteurs comme l’Inde, chute des emblavements et des récoltes due à la guerre, spéculations sur les stocks, baisse du pouvoir d’achat et maintenant sécheresse et trop fortes chaleurs. A ces causes s’ajoute évidemment la baisse des rendements des céréales par manque d’engrais, notamment azotés, principalement fabriqués à partir du gaz russe, en attendant de pouvoir produire couramment l’hydrogène par électrolyse de l’eau.
TES : Pensez-vous que l’on puisse un jour se passer des engrais azotés de synthèse ?
L.G. : C’est ce que prétend un récent scénario scientifique, dont l’un des auteurs (1) a écrit que « pendant des millénaires, l’agriculture a pu se passer des engrais azotés de synthèse » ! Argument pour le moins surprenant et fallacieux car il ne pouvait ignorer que, il y a seulement deux siècles, il s’agissait de nourrir 8 fois moins de bouches…et 20 fois moins il y a deux millénaires ! La synthèse de l’ammoniac à partir de l’azote de l’air et de l’hydrogène du gaz naturel (procédé Haber-Bosch) a été inventée au bon moment, juste avant le début de l’explosion démographique mondiale, et a permis selon plusieurs estimations, en remplaçant le guano et les nitrates du Chili couramment utilisés, de sauver plus de trois milliards de vies humaines.
TES : Les engrais organiques ne peuvent-ils pas remplacer les engrais minéraux dits chimiques ?
L.G. : Dans une certaine mesure oui, encore faut-il en disposer sur place et qu’ils soient disponibles pour la plante au bon moment. Par exemple, leur interdiction en agriculture biologique conduit à diminuer de plus de la moitié en moyenne en France le rendement du blé bio, car l’apport suffisant et ciblé d’azote soluble est le principal facteur limitant. Autre démonstration à grande échelle de la nécessité des engrais de synthèse, leur interdiction au Sri Lanka pour améliorer l’image écologique visant le tourisme a conduit à la grave crise alimentaire actuelle, amenant le gouvernement à faire machine arrière ! Ces engrais organiques sont en majorité les fumiers et lisiers, et c’est pourquoi tous les scénarios visant à diminuer, voire à supprimer, les engrais minéraux, prônent une délocalisation de l’élevage pour le rapprocher des zones de grandes cultures, par exemple transférer une grande part des élevages bretons de porcs et de volailles en Beauce…sans tenir compte de l’égale importance de la proximité des ports, des usines d’alimentation animale et des abattoirs. Ce n’est certainement pas pour demain !
TES : Une telle généralisation du système polyculture-élevage serait-elle suffisante pour cette autonomie de la fertilisation des cultures ?
L.G. : Non, et pour plusieurs raisons inhérentes aux contradictions et incompatibilités de tous ces projets et stratégies. En effet, seul l’élevage intensif sous abri ou hors sol permet de récupérer totalement les excréments des animaux, tandis qu’ils ne servent qu’à fertiliser les prairies permanentes et autres parcours dans le cas de l’élevage extensif. Or, tous les scénarios proposés, dont celui du GIEC, prévoient une diminution de moitié de la consommation de viande, donc de l’élevage, certains programmes électoraux récents envisageant même la suppression à terme de l’élevage « industriel » (et en même temps le 100 % bio !). Alors, comment faire pour fertiliser les grandes cultures sans engrais azotés, d’autant plus que les matières premières importées pour l’alimentation animale, notamment le soja, sont des sources très importantes d’azote et de phosphore qui se retrouvent en majorité dans les déjections ? L’élevage des ruminants, consommant surtout de l’herbe et autres fourrages, serait plus acceptable…mais il est aussi prévu de réduire de moitié le nombre de vaches car elles éructent du méthane et que la consommation excessive de viande rouge n’est pas conseillée. Elles sont pourtant indispensables pour produire le lait dont l’intérêt nutritionnel pour l’apport de calcium et de bonnes protéines n’est pas contestable, mais d’aucuns oublient que pour produire du lait (ou des oeufs par les poules), il faut aussi produire de la viande (vaches et poules de réforme, veaux). Que devrait-on faire de ce produit fatal, le mettre aussi dans les méthaniseurs ? Enfin, autre contradiction, une forte augmentation des surfaces en prairies permanentes non labourées (où les déjections animales ne sont pas récupérables) est vivement encouragée pour le stockage du carbone…mais alors qui broutera l’herbe si l’on réduit drastiquement le cheptel des herbivores ?
TES : Pensez-vous que l’on puisse encore faire une agriculture productive avec toutes les limites que veulent imposer les politiques ainsi que certaines ONG ?
L.G. : Il est vrai que l’on pourrait faire mieux sans sacrifier les rendements, par exemple en réduisant autant que possible l’usage de certains produits phytosanitaires les plus dangereux, mais sans les interdire car ils sont les médicaments de la plante et il ne sera pas possible de s’en passer. Même l’agriculture biologique en utilise, notamment le sulfate de cuivre en grandes quantités, ainsi que d’autres molécules qui ne sont pas plus inoffensives parce qu’elles sont naturelles. D’autres solutions prônées par l’agroécologie (à ne pas confondre avec l’agriculture biologique qui interdit tout intrant chimique de synthèse), par exemple la diversification et les rotations des cultures, incluant des légumineuses qui fixent l’azote atmosphérique, mais interdire ou trop réduire l’emploi des engrais, qui sont des aliments de la plante, est une aberration. Les plantes se nourrissent d’éléments minéraux, principalement l’azote, le phosphore et le potassium (NPK), dont une grande part est irréversiblement perdue dans les cours d’eau et océans et doit être restituée au sol pour entretenir sa fertilité. Une partie importante pourrait aussi être recyclée à partir des déjections humaines, notamment de l’urine qui est un engrais complet, et quelques installations fonctionnent déjà pour valoriser à la campagne l’urine humaine des villes. D’autres leviers partout cités pour assurer la sécurité alimentaire mondiale peuvent relever de vœux pieux, comme réduire de 50 % les gaspillages et même diminuer de moitié la consommation de viande alors qu’elle a tendance à augmenter avec le niveau de vie dans des pays émergents très peuplés. Et comment leur interdire de manger de la viande, à leur tour ?
TES : N’avez-vous pas l’impression que l’Europe – contrairement à d’autres régions du monde – a de plus en plus tendance à privilégier les mesures sacrificielles alors que des solutions techniques pourraient être adoptées qui permettraient de nourrir l’humanité tout en prenant soin de l’environnement ?
L.G. : Oui, il est incontestable que, par rapport aux pays des continents américain et asiatique, l’Europe est très frileuse dans l’application des innovations scientifiques concernant l’agriculture et l’alimentation. Les réglementations sont très sévères et restrictives, conduisant souvent à des distorsions de concurrence. Ainsi, OGM mis à part qui semblent maintenant irréversiblement rejetés par la société, alors qu’ils sont largement consommés sans aucun problème de santé ailleurs dans le monde, pourquoi ne pas accepter les végétaux obtenus par mutagénèse ciblée, grâce à une technique (CRISPR-Cas 9) co-inventée par une chercheuse française nobélisée ? Ces plantes ne sont pas transgéniques (pas de gène étranger) mais sont le fruit de mutations qui se produisent déjà naturellement mais de façon moins précise. Des espoirs sont permis dans ce type de progrès génétique, par exemple pour obtenir des plantes plus résistantes à la sécheresse ou à diverses maladies (donc pour limiter l’emploi de pesticides). Hélas, pour le moment, la réglementation européenne concernant ces mutants est la même que celle appliquée aux OGM et ils sont donc interdits. Cette situation devrait évoluer favorablement, car seul le progrès scientifique et ses applications peuvent nous faire espérer nourrir un jour convenablement la population mondiale en croissance, tout en préservant le mieux possible l’environnement, la biodiversité et le climat.
- Billen G., Actu-Environnement, 14 avril 2022
Image par JackieLou DL de Pixabay
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Certes ces huit jeunes se sont faits remarquer, cependant c’est leur libre arbitre d’expérimenter leur vie, tant qu’ils ne mettent pas la vie des autres en danger.
Il vous faut reconnaître que les pesticides ont détruit la qualité des eaux potables et qu’ils ont détruit également la santé des hommes qui vivent proches des lieux où ils sont projetés.
Il vous faut reconnaître que vouloir installer des bassins de rétention d’eau pour recueillir la pluie lorsqu’elle tombe, c’est aussi favoriser son évaporation beaucoup plus rapidement que si elle est stockée dans les sols et aussi reconnaître que cela créait une boucle rétroactive négative et assèche les sols et donc accentue le problème de l’eau.
Question : irons nous implorer les dieux lorsqu’il n’y aura plus d’eau qui tombe du ciel et que l’on détruit des zones humides pour faire du maraîchage ? où est la logique de ce mode de penser ?