A la suite de longues controverses entre experts et de nombreuses polémiques, l’Union Européenne a renoncé à la culture d’organismes génétiquement modifiés (exception faite du Portugal et de l’Espagne). Pourtant cette technologie a continué de se développer dans l’agriculture mondiale. Alors que la Commission Européenne présente un projet de loi pour 2023, il est intéressant de s’interroger sur le coût de la non-adoption de cette technologie. C’est ce que fait Christophe Robaglia, professeur à l’Université d’Aix-Marseille en reprenant les résultats d’une étude menée par Robert Paarlberg et Stuart Smith.
Retour de la querelle des PGM ?
La Commission Européenne a présenté le 5 juillet 2023 une proposition de loi visant à la déréglementation partielle des variétés végétales issues des « nouvelles techniques génétiques » ou NGT, un ensemble de méthodes permettant de modifier les génomes avec une grande précision, dont la technologie CrispR/Cas9. Cette annonce fait resurgir le débat sur les organismes génétiquement modifiés qui sont, de fait, interdits à la culture dans l’Union Européenne car une part importante du corps politique et social, ainsi que certains scientifiques en refuse toujours vigoureusement l’utilisation. Les Plantes Génétiquement Modifiées (PGM) sont cultivées depuis plus de 25 ans dans de nombreux pays du monde, particulièrement aux Etats-Unis, au Canada, en Australie, en Inde et en Chine. Il est donc possible de faire un bilan quantifié de leur utilisation et d’estimer le coût pour l’Union Européenne de ne pas avoir utilisé ces variétés. C’est ce qu’ont tenté de faire Robert Paarlberg et Stuart Smith affiliés respectivement au Département des Sciences Politiques de l’Université Harvard et au Département d’Economie Agricole de l’Université de Saskatchewan, dans une synthèse de la littérature scientifique, publiée en mars 2023 dans la revue « Trends in Biotechnology » (1).
Plus de rendements, moins d’intrants, moins de CO2
Dans les pays qui les ont adoptés, la culture des PGM a permis d’augmenter le rendement du soja et du maïs de 330 millions de tonnes et de 595 millions de tonnes, respectivement, pour la période 1996-2020, conduisant à un bénéfice pour les agriculteurs de 261 milliards de dollars, et 19 milliards pour la seule année 2020 (la production mondiale annuelle de maïs est de l’ordre de 1000 millions de tonnes et celle du soja de l’ordre de 350 millions de tonnes). L’augmentation du rendement permet de limiter les intrants agricoles (produits phytosanitaires, engrais, eau, engins mécanisés) qui contribuent à ce que l’agriculture soit responsable de 25% des émissions de gaz à effet de serre (GES). Les auteurs estiment que, si les PGM avaient été cultivées en Europe, les émissions de GES de l’agriculture Européenne auraient pu baisser de 7,5%, correspondant à 33 millions de tonnes de CO2 par an. L’Europe serait aussi moins dépendante des importations d’aliments pour le bétail en provenance d’Argentine ou du Brésil.
La culture de PGM résistantes à l’herbicide glyphosate permet d’éviter le labour, générateur de GES à cause de l’énergie fossile consommée et de la respiration des microorganismes. Ainsi, au Saskatchewan, en 1991-1994, l’hectare moyen était un émetteur de carbone, alors que sur la période 2016-2019, il est devenu un puits de carbone, stockant 0,12 t/an du fait de l’abandon du labour et de l’augmentation de capture de CO2 due au rendement plus élevé. La surface cultivée sans labour est de 72% aux Etats-Unis contre 23-33% dans l’Union Européenne. Entre 1995 et 2019, l’accroissement de la production agricole dans l’UE a été de 7% contre 38% aux USA, largement du fait de l’utilisation des PGM. L’utilisation du glyphosate est controversée du fait de son classement comme cancérigène probable par le Centre International de Recherches sur le Cancer et de réserves émises par une expertise de l’INSERM en 2021. L’Autorité Européenne de Sécurité des Aliments (EFSA), de son côté, considère qu’il n’y pas de préoccupation critique en matière de santé publique
De l’intérêt vital de la technologie pour les pays du Sud
Les auteurs remarquent que de nombreux pays du Sud, en particulier en Afrique, sont alignés sur la réglementation Européenne en interdisant la culture de PGM, alors que ce sont les pays qui en auraient le plus besoin. En effet, près du quart de la production agricole mondiale est perdue à cause des maladies des plantes et des insectes, les pays du Sud étant les plus touchés. En Inde, l’utilisation du coton PGM résistant aux insectes a permis une augmentation de 44 à 63% des rendements, tandis qu’en Chine une réduction de 50% des insecticides a été obtenue. En Afrique du Sud, le seul pays Africain autorisant la culture des PGM, la culture du maïs résistant aux insectes a permis de doubler le rendement. Un des exemples les plus remarquables de l’utilisation des PGM a été l’introduction, en 1998, sur les îles Hawaii, de papayers transgéniques résistants aux virus, qui ont permis de sauver la culture de cette plante, ravagée par une épidémie virale, au point que la culture n’en était plus possible. L’efficacité a été telle que le virus a pu être éradiqué et que la culture de papayers non-transgéniques est redevenue possible (2). Certains auteurs considèrent que, si les techniques de production de PGM résistantes aux virus étaient entièrement déréglementées, il serait possible d’éradiquer de nombreuses maladies virales qui, cumulées, représentent près de 50% des maladies émergentes des plantes (3). En 2019, les essais principaux de cultures génétiquement modifiées comprenaient le blé, le riz, la banane et le cacao résistants aux champignons, le riz, le maïs et le soja tolérants à la sécheresse, le riz et la banane résistants aux bactéries, le riz tolérant au sel et le manioc et la banane résistants aux virus. Au Kenya ont été produites et sont testées des pommes de terre résistantes au mildiou, maladie qui détruit jusqu’à 20% des récoltes mondiales.
Nouveau projet de loi européen : NGT-1 vs NGT-2
Le projet de loi présenté par l’Union Européenne concerne uniquement les plantes issues de techniques d’édition du génome (4). Les plantes ayant subi des insertions d’ADN étranger resteront soumises à la réglementation sur les OGM. Deux catégories seront créées, la première, NGT-1, contient les variétés présentant des modifications minimes du génome, comme l’insertion d’un maximum de 20 bases d’ADN (NB : les génomes comptent couramment des milliards de bases) ainsi que des délètions, mais pas d’ajout d’ADN (au-delà des 20 bases autorisées). Ces variétés feraient l’objet d’une déclaration décrivant précisément les modifications apportées mais ne seront pas soumises a une évaluation des risques car les modifications sont jugées proches de celles qui pourraient intervenir naturellement. La deuxième catégorie, NGT-2, comprend les variétés qui ne rentrent pas dans les critères NGT-1. Ces variétés continueront à être évaluées selon les critères établis pour les OGMs. Les modifications permises dans le cadre NGT-1 permettraient par exemple de copier les versions avantageuses de gènes provenant d’une plante sauvage vers son équivalent cultivé, sans utiliser de croisements sexués. Les génomes des plantes ayant subi de profondes modifications au cours de la domestication, qui nous permettent de les consommer maintenant, les plantes sauvages sont pour la plupart non-consommables et sans intérêt agronomique. L’introduction de gènes par croisement sexué nécessite donc des années de rétrocroisements pour éliminer le fond génétique de la plante sauvage et retrouver les caractéristiques de la variété cultivée. Ces approches permettraient ainsi d’augmenter rapidement la diversité génétique des plantes cultivées.
Globalement, la plupart des sociétés scientifiques et des institutions impliquées dans l’agriculture dans le monde (les Académies des Sciences et d’Agriculture en France, les Académies des Sciences allemandes, britanniques, américaines, le Conseil International pour la Science, l’OCDE, la FAO et l’OMS, entre autres) s’accordent maintenant pour considérer que « les cultures génétiquement modifiées et les produits alimentaires qui en résultent ne présentent pas plus de risques que les autres cultures et produits alimentaires, obtenus par les méthodes de sélection traditionnelles ». Ces institutions recommandent généralement de continuer l’approfondissement des connaissances en poursuivant l’étude des risques sanitaires et environnementaux. Dans la proposition de loi, seules les variétés NGT-2 seraient concernées par cette évaluation, analogue à celle en vigueur pour les OGMs.
240 millions de mutations inconnues par hectare de blé traditionnel
Un autre aspect de la proposition de loi concerne les plantes résistantes aux herbicides. Du fait du risque d’émergence de mauvaises herbes résistantes à l’herbicide et de celui d’encourager l’excès de l’utilisation de molécules qui pourraient présenter un risque sanitaire ou pour les agrosystèmes, ces variétés, même si elles remplissent les critères NGT-1, resteront soumises à évaluation approfondie, incluant un suivi sanitaire et environnemental durant leur commercialisation. Dans tous les cas, les plantes NGT seraient exclues de l’agriculture biologique. Certaines critiques ont déjà été émises sur ces propositions. La revue Nature, remarque que les limites de la catégorie NGT-1 exclueront probablement les plantes résistantes à de multiples pathogènes, ainsi que l’incohérence d’exclure les variétés NGT-1 de l’agriculture biologique, alors qu’elles ne pourront pas être distinguées des variétés traditionnelles (5). Helmut Burtscher, biochimiste s’exprimant dans le journal Le Monde au nom de l’ONG Global 2000, craint que les NGT « n’apportent accidentellement des mutations à des domaines du génome qui sont très stables et conservés au cours de l’évolution. Que l’on permette de toucher à cela, sur des végétaux qui non seulement entreront dans la chaîne alimentaire, mais se reproduiront dans la nature, n’est pas une approche scientifique. Il faut soumettre ces cultures à une évaluation des risques avant de les autoriser »(6). Cette critique a peu de sens biologique, puisque les mutations spontanées affectent toutes les régions du génome. Ainsi, dans un champ de blé d’un hectare, les grains portent 240 millions de mutations inconnues, tous les gènes du blé portant au moins une mutation. Ces mutations sont transmises lorsque les agriculteurs ressèment une partie de leur récolte, pourtant les variétés traditionnelles de blé, comme toutes les autres variétés cultivées identiquement soumises à la mutagenèse spontanée, ne sont soumises à aucune évaluation. Il n’existe aussi aucune hypothèse connue reliant des mutations affectant des régions conservées du génome des plantes et des risques sanitaires et environnementaux. D’autres critiques ont avancé que l’introduction des NGT pourrait constituer une entorse au principe de précaution selon lequel « l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque dans les domaines de l’environnement, de la santé ou de l’alimentation ». Toutefois, un autre principe de l’évaluation des risques appelé « historique d’utilisation sûre » établit qu’une substance peut être considérée sûre comme nourriture si elle a été consommée depuis un certain nombre de générations dans une grande population humaine, génétiquement diverse (7). Depuis 1996, année de l’introduction des variétés OGM dans les pays qui les autorisent, des millions d’animaux d’élevage et d’humains ont consommé des plantes génétiquement modifiées ou des produits en dérivant, sans effets adverses connus. Il en est de même en Europe où les animaux d’élevage sont nourris grâce à l’importation massive de maïs et de soja transgéniques.. Ces données sont importantes et fiables, car les plantes génétiquement modifiées font partie des aliments les plus surveillés du monde.
Les nouvelles technologies génétiques, objet de la proposition de loi, offrent des perspectives non négligeables pour l’amélioration des plantes. Alors que l’agriculture est face à des défis considérables tels que le réchauffement climatique et la nécessité de limiter les produits phytosanitaires, tout en continuant à nourrir une population encore en croissance, cette technologie a produit des résultats dans d’autres régions que l’Europe. Convenablement encadrées, l’intégration de ces nouvelles variétés dans des agroécosystèmes pourrait contribuer à y réduire les émissions de GES et l’utilisation des produits phytosanitaires.
Image par Rudy and Peter Skitterians de Pixabay
1/ Paarlberg R, Smyth SJ. The cost of not adopting new agricultural food biotechnologies. Trends Biotechnol. 2023 Mar;41(3):304-306. doi: 10.1016/j.tibtech.2022.09.006. Epub 2022 Oct 7. PMID: 36210289.
2/ Stokstad E. Papaya takes on ringspot virus and wins. Science. 2008 Apr 25;320(5875):472. doi: 10.1126/science.320.5875.472. PMID: 18436770.
3/ Cillo F, Palukaitis P. Transgenic resistance. Adv Virus Res. 2014;90:35-146. doi: 10.1016/B978-0-12-801246-8.00002-0. PMID: 25410101.
4/ https://food.ec.europa.eu/plants/genetically-modified-organisms/new-techniques-biotechnology_fr
5/ Mehta D. EU proposal on CRISPR-edited crops is welcome – but not enough. Nature. 2023 Jul;619(7970):437. doi: 10.1038/d41586-023-02328-8. PMID: 37464084.
7/ https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fbioe.2018.00052/full
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Merci pour cet article très clair, précis et complet qui rejoint l’analyse de l’AFBV ( Association Française des Biotechnologies végétales). Néanmoins plusieurs des amendements qui ont été introduits par les parlementaires européens lors des débats récents de la commission agricole et de la commission environnement vont pénaliser le développement des NGT_1 si ils sont maintenus tels quels dans la future réglementation.