Richard Menu est l’auteur de « Qui veut la peau de notre agroalimentaire », livre paru aux Editions Sydney Laurent (28 octobre 2020). Dans cet ouvrage fondamental il soulève bon nombre de questions au sujet de l’agro-industrie, de la distribution, de l’agriculture, des médias, des consommateurs et des politiques pour élaborer ce que l’on pourrait intituler une critique du système agro-alimentaire contemporain. Intérêt fondamental de l’ouvrage : l’auteur ne se contente pas d’analyses, il propose également des solutions concrètes. Celles-ci n’étant toujours pas appliquées par les politiques malgré leur pertinence, nous avons jugé bon d’interviewer l’auteur pour donner un nouvel écho à son ouvrage.
The European Scientist : Votre ouvrage « Qui veut la peau de notre agroalimentaire » dresse un bilan sans concession d’une destruction de notre agro-industrie. Quel était votre objectif et quelle fut la réception de l’ouvrage ?
Richard Menu : Il s’agit pour l’instant d’une destruction de l’image de l’industrie alimentaire, pourtant première industrie française. Les usines sont encore présentes et tournent mais elles sont passées sous pavillon étranger ou concentrées dans des coopératives. Les entrepreneurs peinent à transmettre leurs entreprises aux générations suivantes.
Je n’avais pas réellement d’objectif lorsque j’ai commencé mon bouquin. Je m’agaçais chaque soir à entendre des contre-vérités sur les Média concernant les produits alimentaires, leurs compositions, leur innocuité, leurs dénominations de vente, leur image. J’ai décidé de décrire ma vision des choses en tant qu’acteur de cette industrie. Indirectement il s’agissait de leur répondre, de leur apporter un autre narratif que l’utopie « Small is beautifull » qu’ils glorifient à longueur de reportage.
TES. : Vous avez publié avant la crise du Covid et la guerre en Ukraine. Qu’est-ce qui a changé ? Cette actualité brûlante pourrait-elle vous pousser à faire une troisième édition ?
RM. : Le mal de la guerre en Ukraine fut sans doute un bien pour l’agriculture et l’agro-alimentaire. Déjà à l’occasion du Covid la population et les dirigeants se sont rendus compte que remplir les assiettes de chacun n’était plus une évidence si l’on dépendait trop de l’extérieur. Les citoyens habitués à remplir leur caddie à un prix toujours plus bas à toute heure et en tout lieu du territoire n’auraient sans doute pas admis des pénuries alimentaires en cas de rupture des approvisionnements. La guerre en Ukraine a eu un impact sur l’inflation des prix alimentaires, elle a convaincu nos dirigeants embarqués avec l’Europe dans une politique de décroissance agricole, que la souveraineté alimentaire était un impératif stratégique. La notion d’auto-suffisance semble avoir remplacé, au ministère de l’agriculture, les utopies à la mode chez les urbains : production extensive, économies d’intrants, exploitations familiales non spécialisées, agriculture sous label… La rapidité avec laquelle les consommateurs ont arbitré leurs dépenses alimentaires vers les produits à prix compétitifs lorsque l’inflation a frappé a été fulgurante. Parallèlement le rapport du Sénat « Compétitivité de la ferme France » démontre comment la monté en gamme a fait perdre des parts de marché importantes à l’agriculture française. Si la souveraineté alimentaire a réinvesti les priorités du ministère de l’agriculture, je crains qu’elle n’ait pas encore atteint la commission européenne qui, du haut de sa tour bruxelloise, ne semble pas avoir compris l’avertissement. Celle-ci poursuit sa politique de « re-naturalisation » des territoires « abimés » par les activités de l’homme industriel au grand dam de tous les agriculteurs européens.
TES. : Vous vantez les PME de l’agro-alimentaire français qui représentent selon vous un savoir-faire unique et innovant. Cette période est-elle définitivement révolue ?
RM. : Non je ne pense pas. De nouveaux circuits de distribution s’ouvrent aux PME agiles et innovantes comme la distribution via internet, la livraison à domicile, les nouveaux réseaux hors domicile. La qualité sensorielle et la réponse aux nouveaux modes de consommation sont les points clés de la réussite à mon avis. La distribution de centre-ville en croissance peut, elle aussi, constituer un réseau ouvert aux produits des PME innovantes.
TES. : Selon-vous, c’est la grande distribution qui a cassé la dynamique générale notamment via l’introduction des marques de distributeur, des premiers prix, du hard discount… Ne doit-on pas reconnaître toutefois que les consommateurs en ont profité ?
RM. : Préférez-vous consommer un yaourt de qualité vendu en pot coloré de 150 grammes à 3€/ Kg ou un yaourt nature en brique tétrapack de 1 litre ? Le premier exemple est le yaourt italien, pays de gastronomie où la grande distribution n’a pas réussi à s’implanter, le second est le yaourt hollandais où règne le monopole de la production (une coopérative laitière géante) comme de la distribution (avec une seule enseigne dominante). Le prix est différent mais l’expérience de consommation n’est pas la même. Le monopole de la grande distribution a poussé à l’uniformisation de l’offre et au seul argument de vente qu’est le prix. Donc il me semble impératif de rompre le quasi-monopole de la distribution en France afin d’ouvrir à nouveau les opportunités et les places pour les nouveaux entrants. L’économie de marché ne fonctionne pas avec des situation de rente. On le sait depuis Rockefeller et la Standard oil.
Le consommateur arbitrera selon ses moyens et selon ses moments de consommation. L’alimentation à bas prix restera un débouché mais je pense qua le rapport qualité prix (comme il est optimisé chez les hard-discounters) sera plus pertinent que le simple prix serré comme chez les premiers prix.
TES. : Vous êtes très critique également sur l’Europe et les phénomènes d’harmonisation horizontale et de normalisation. Pourtant ces mesures ne garantissent-elles pas la concurrence libre et non faussée ?
RM. : En effet l’harmonisation des normes et des règlementations européennes vise à pouvoir comparer des produits similaires quels que soit leur lieu de fabrication en Europe. Ceci doit permettre la concurrence entre fabricants. Les produits et les histoires gastronomiques sont différentes mais pour pouvoir gagner en compétitivité on doit pouvoir fixer les même règles pour tous.
C’est la jurisprudence « Cassis de Dijon » issue de l’arrêt de la cours de justice européenne qui autorise la vente sans obstacle dans tous les pays européens d’un produit alimentaire fabriqué légalement dans un des pays de l’UE. Et ce même si les réglementations des pays sont différentes. Cela aligne forcément les produits sur les réglementations les moins disantes et souvent les moins qualitatives. La dernière protection devient celle des dénominations de vente qui s’appliquent dans certains pays très organisés comme la France. Citons le décret fromage ou le code des usages de la charcuterie qui protègent les fromages et les charcuteries/salaisons issus d’une longue tradition culturelle française.
TES : Le prix, le prix , le prix c’est la seul chose qui préoccupe les technocrates européens.
RM. : Je pense que oui. L’esprit des pays du Nord historiquement porté par la Grande Bretagne a marqué la politique européenne durant plusieurs décennies. Pour la Grande Bretagne et les pays du Nord, l’alimentation est d’abord utile pour nourrir la population à bon prix. Les état d’âme des italiens où des français sur la protection des produits traditionnels ne tiennent pas face à la priorité de nourrir la population à un prix satisfaisant. Les appellations d’origine servent à ça et il n’y a pas besoin de plus. Ce sont les modèles économétriques qui guident les commissaires européens plutôt que des études sur les qualités sensorielles ou nutritionnelles de l’offre alimentaire des pays de l’union.
TES. : Vous abordez également les problèmes liés à la consommation et à l’étiquetage… vous dites que le consommateur est perdu, malgré la volonté de transparence. Comment expliquer ce phénomène ?
RM. : Mais nous avons deux Europes sur le plan de la culture et Bruxelles y a appliqué la même réglementation. L’Europe du Nord de culture protestante où l’individu est libre et responsable de ses choix. Pour lui, on affiche tout sur l’étiquette et c’est à lui de choisir, même s’il n’y comprend rien. C’est ainsi que les étiquettes se remplissent d’informations incompréhensibles pour le consommateur moyen qui en plus est inquiété par les messages anxiogènes diffusés par les média et experts autoproclamés.
L’Europe du sud est de culture catholique. L’individu fait partie d’un corps social auquel il délègue la responsabilité de décider pour lui ce qui est autorisé ou interdit. Pour ce dernier, dès lors qu’un produit est en vente il peut être consommé sans danger. Ainsi l’affichage des additifs et des mentions d’alerte sur un étiquetage n’est pas indispensable pour lui. Elle est utile pour les experts mais pas pour lui. Les latins on du mal à comprendre et à s’y retrouver dans cette inflation d’indications.
TES. : Un sujet sensible pour l’opinion est l’impact de l’agro-industrie et de l’agriculture sur l’environnement … Votre analyse tend à relativiser celle-ci. Pouvez-vous nous dire pourquoi ?
RM. : L’humanité pourrait vivre sans voyager, en se chauffant moins, sans climatisation, sans le numérique. Elle l’a déjà fait pendant des siècles. Mais même en cas d’extrême urgence climatique l’humanité aura besoin de se nourrir. Réduire la production agricole équivaut à réduire le nombre d’habitants sur terre qui pourront manger à leur faim. Dans les pays développés, consommer moins de 50% de protéines animales réduira les consommations de calcium et de fer héminique (dernier avis de la FAO et Eat Lancet), et fragilisera la santé de la population et réduira sans doute l’espérance de vie. Alors oui il y a nombre d’autres comportements et loisirs que l’humanité peut limiter avant de se restreindre sur son alimentation et le plaisir qui va avec. Car dans les pays latins l’alimentation est importante pour la qualité de vie, la vie sociale, le temps passé en famille. Manger c’est se nourrir, se réjouir et se réunir. (Jean Michel Lecerf).
TES. : Vous pensez que les crises sanitaires de la fin des années 90 ont également contribué à détériorer la situation, notamment en donnant de nouveaux pouvoirs à la justice.
RM. : L’affaire du sang contaminé a marqué une nouvelle ère en France qui adopté ce jour-là la vision américaine des relations entre les citoyens. Une relation dans laquelle la justice est appelée pour trancher les différents des citoyens entre eux et des citoyens avec leur administration. La condamnation au pénal d’un fonctionnaire compétent a définitivement entériné le principe anglo-saxon de « due diligence ». Ce principe impose à toute structure de mobiliser « tous les moyens possibles pour protéger tout individu d’un risque ». C’est ainsi que l’on voit fleurir des « décharges de responsabilité » dans nombre de secteurs où les praticiens se protègent des risques juridiques. Pour les fonctionnaires c’est la même chose. Le principe de précaution est appliqué aveuglément à toutes les décisions afin de protéger l’état et les fonctionnaires de la justice. La gestion intelligente risque sanitaire passe en second.
Dans un contexte réduction du gaspillage il est déprimant de constater l’explosion des plans de rappels de produits alimentaires et les destructions de produits comestibles qui s’en suivent. Le principe de précaution lié à la protection juridique du vétérinaire inspecteur coûte très cher…
TES. : Vous n’épargnez pas les médias qui cèdent parfois à l’Agri-bashing… même si vous reconnaissez qu’ils ont parfois raison.
RM. : Je pensais naïvement que les Média éclairaient le citoyen sur les faits et l’aidaient à comprendre les enjeux afin qu’il se fasse une idée des choses. Je découvre que les Média travaillent à l’envers. Ils décident d’un message à diffuser et rassemblent les images et les interviews (coupés si besoin) qui servent à accréditer ce message. Or les Média d’aujourd’hui sont coupés de la nature et de la vie industrielle. La nature est idéalisée par les contes pour enfants et par les films de Walt Disney. Pour les paysans comme pour les agronomes ou les biologistes, la nature c’est la sélection naturelle. C’est la nouvelle « Douce nuit de Dino Buzzati » où dans le jardin, la vie des animaux est celle d’un combat pour la vie. Chacun, selon sa position dans la chaine alimentaire, entre-dévore l’autre dans le silence et une indifférence glaciale. La nature n’est pas bienveillante et l’homme a dû lutter pendant des siècles pour s’en protéger.
Après 10 ans de polémique un énième avis des agences sanitaires affirme l’innocuité du glyphosate. Après avoir communiqué sur la réduction des produits animaux, la revue Eat Lancet vient de corriger son avis en affirmant en mars 2023 que les produits animaux étaient nécessaires pour fournir les micro-nutriments indispensables à la santé des hommes.
La science travaille lentement et les média ont besoin de controverses pour fonctionner. Ils doivent comprendre leur responsabilités dans la perte de repère des citoyens, en particulier pour leurs habitudes alimentaires et celles de leurs enfants.
Concernant l’industrie, le Média mainstream la voit comme le gigantisme qui a dévoyé la tradition et le savoir faire artisanal. Or l’industrie c’est le maillon qui permet de transformer et de conserver les denrées agricoles en évitant leur dégradation et en valorisant chaque composant. L’industrie sait produire les aliments conformément aux exigences des clients : conformité de composition et d’hygiène. La qualité et l’hygiène sont maitrisées et les chaines d’approvisionnement garantissent les flux réguliers et la traçabilité réglementaire qui va avec. Mais cette maitrise n’empêche pas les fraudes ni les abus. Et les média sont là pour les dénoncer et c’est bien normal. Mais dénoncer des fraudeurs ce n’est pas condamner tout le monde et faire des cas exceptionnels des généralités. Les Média ont une grande responsabilité dans les messages qu’ils transmettent. Ils doivent en être conscients et responsables.
TES. : Vous proposez à la fin de l’ouvrage des solutions concrètes pouvez-vous nous en citer quelques unes ? Avez-vous pensé à solliciter des politiques ?
RM. : Les solutions envisageables ne sont pas toutes réalistes à ce stade mais il me semble utile de les citer malgré tout :
Réduire les surfaces commerciales me semble être une priorité car la surface de vente globale de la distribution est surcapacitaire et entraine, outre le saccage visuel de nos villes, une guerre des prix. Comme pour tout secteur où l’offre est supérieure à la demande la pression sur le prix est forte et elle se diffuse vers les fournisseurs qui eux aussi doivent grossir et s’uniformiser pour peser face aux centrales d’achat. A mon avis toujours, il faut défaire le monopole de la distribution pour atteindre 12 centrales d’achat indépendantes au minimum. Les lois du marché et la plasticité du capitalisme feront le reste pour rééquilibrer les rapports de force entre fabricants et distributeurs.
Doit ont conserver la primauté de la jurisprudence « Cassis de Dijon » sur la protection des produits par les définitions nationales ? Je ne pense pas mais il conviendrait alors d’avancer à contre-courant de l’idéologie européenne du moment.
Un point qui me parait fondamental et qui dépasse largement le domaine de l’alimentaire est de protéger nos fonctionnaires du risque juridique. Ils doivent rendre des compte à leur hiérarchie et éventuellement aux citoyens par des communiqués intelligibles et neutres mais la justice ne doit pas interférer dans leurs décisions. Le fonctionnaire compétent capable de décider pour l’intérêt du plus grand nombre doit être réhabilité. Une perquisition chez le directeur de la santé en pleine crise Covid est incompréhensible ! C’est par le retour de la compétence et de la responsabilité au niveau des décideurs publics que l’on pourra combattre les ONG, lanceurs d’alerte et experts autoproclamés qui ne défendent que des intérêts particuliers et minoritaires.
Les entreprises aussi ont, à mon avis des efforts à conduire.
Tout d’abord il devient urgent de cesser les allégations négatives qui ne font que déboussoler le consommateur dans ses choix et dans sa confiance envers le marché. Les entreprises doivent retrouver la capacité de promettre le plaisir, le bon, l’expérience partagée au lieu de la fausse promesse de la sécurité par l’absence de tel ou tel additif ou ingrédient.
Exploiter d’autres débouchés comme l’export et les nouveaux circuits courts ou internet sont sans doute une stratégie commerciale favorable à engager.
Enfin l’agriculture et l’agro-alimentaire ont besoin de reprendre le voie de la recherche et de l’innovation trop longtemps bloqués par les règlementations européennes (Novel Food, OGM…). Les innovations de process des années 70 sont loin et le numérique offre désormais de nouvelles pistes que les entreprises alimentaires doivent exploiter.
Coté politiques à par offrir mon ouvrage de ci-de là à quelques hommes et femmes politiques je dois avouer que je n’ai rien de bien concret à vous présenter.
Illustration By MOs810 – Own work, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=17323177
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