A l’occasion de la sortie de son nouveau livre, Nourrir, cessons de maltraiter ceux qui nous font vivre, qui vient de paraître aux éditions Buchet-Chastel, Sylvie Brunel a accepté de répondre à nos questions. Spécialiste du développement durable et des famines, agrégée de géographie, docteur en économie, maître en droit public et diplômée du Centre de Formation des Journalistes, professeur de géographie à Sorbonne Université, elle revient ici sur les grandes lignes de ce véritable « coup de gueule » pour défendre la profession agricole et dénoncer les dangereuses utopies qui fleurissent de toutes parts et pourraient nous conduire à une forme de régression.
The Europeanscientist : Vous avez déjà écrit plusieurs ouvrages au sujet de l’agriculture et des agriculteurs, quelle est la particularité de ce nouvel opus ?
Sylvie Brunel : Il est beaucoup plus engagé que les précédents car les attaques contre une agriculture nourricière, moderne et performante, et les empêchements de produire que doivent affronter les agriculteurs deviennent de plus en plus radicaux. Dramatiques même, puisqu’ils portent atteinte à notre souveraineté alimentaire au profit de micro-modèles qui ne sont ni viables, ni généralisables. Oui, ce livre est un véritable coup de gueule : il y a péril en la demeure !
TES : Votre ouvrage est donc ouvertement engagé. Peut-on dire qu’il s’agit d’un essai de politique scientifique ? Et si oui, pensez-vous qu’il faut que les scientifiques s’engagent davantage ?
SB : Nous sommes de plus en plus nombreux à penser que l’obscurantisme progresse, que l’histoire, la comparaison dans le temps et dans l’espace qui fonde la géographie, sont oubliés ou méconnus au profit d’une vision dogmatique, intransigeante, catastrophique pour la façon dont elle enrôle une jeunesse que la pandémie a privée de repères et de formation. Une véritable religion écologique s’est installée, qui stigmatise et excommunie tous ceux qui osent s’en écarter.
TES : Vous semblez faire autant un plaidoyer pour l’agriculture qu’une attaque en règle de ceux qui la dénigrent et font de l’agri-bashing. Qui sont les adversaires de l’agriculture moderne ?
SB : La petite musique de l’agriculture dite « paysanne, de proximité, locale et de saison, en circuit court » fait l’unanimité auprès de ceux qui ne connaissent pas les réalités de la faim, de la nécessité de nourrir de façon abondante et abordable financièrement des gens qui vivent dans de grandes villes. A écouter toute une partie de la société, précisément celle qui se nourrit sans difficulté et vit loin des réalités du monde agricole, tout le monde devrait revenir au maraîchage et au jardinage ! Ce discours irréaliste idéalise autant les agricultures traditionnelles que le passé, ce fameux « âge d’or » auquel il faudrait revenir, alors qu’il a entraîné la faim, la misère, un exode rural massif.
TES : Comment pourrait-on qualifier le modèle agricole que vous défendez ? Vous semblez rejeter l’expression « d’agriculture productiviste » car trop connotée… Quel est le terme approprié ?
SB : Le terme productiviste est péjoratif, exactement comme les termes pesticides, mégabassines, agriculture industrielle… Toute une sémantique toxique s’est installée, que l’on utilise sans même y penser. Il faut une agriculture performante, quel que soit le modèle, c’est-à-dire une agriculture qui produit suffisamment, rémunère le producteur, et protège bien sûr son outil de travail, la nature ! Tous les modèles doivent être associés, à la mesure de la diversité des situations et des terroirs, le bio a toute sa place pour valoriser des milieux difficiles en créant de la valeur, mais sans l’agriculture qualifiée à tort de conventionnelle, nous mourrions de faim ou serions totalement dépendants des importations. Prétendre que l’agriculture française est industrielle, c’est méconnaître la réalité du monde : notre agriculture est plurielle, familiale, propre, durable, et elle ne cesse de progresser. Mais pour exister, elle a besoin (y compris en bio !) de traitements contre une pression parasitaire qui s’accroît, d’avoir accès à l’eau dans un contexte de sécheresses estivales qui s’intensifient, donc à l’irrigation et à des réserves, y compris et surtout dans le maraîchage, de moyens de production modernes et d’outils d’aide à la décision pour être de plus en plus précise et performante possible, passer d’écosystèmes simples à des écosystèmes de plus en plus complexes.
TES : Vous dénoncez les modèles alternatifs dont raffolent les médias et selon-vous « conduisent l’agriculture à la précarité ». Quels sont-ils ? Que leur reprochez-vous ?
SB : Je les dénonce quand ils sont présentés comme des panacées devant être généralisées. Dans les nouvelles installations agricoles, beaucoup veulent s’engager dans des modèles alternatifs, bio, local, circuit court, permaculture, petit élevage, petit maraîchage, fleurs comestibles et autres niches… Ils reçoivent des financements importants et même du foncier de la part des collectivités publiques, notamment dans le cadre des « ceintures vertes » et des projets alimentaires territoriaux. Mais l’enthousiasme militant des premiers mois s’essouffle rapidement face à la pénibilité du travail à la binette, la pression des ravageurs (insectes, limaces, rongeurs et plantes indésirables, voire dangereuses, comme le datura, ou les moisissures…), la difficulté à trouver des débouchés rémunérateurs : tout le monde ne peut pas approvisionner des restaurants étoilés ! Et les consommateurs sont de plus en plus attentifs au prix : jamais le discount alimentaire n’a eu autant de succès. L’expérience montre qu’après s’être épuisés à la tâche avec des revenus aléatoires, ces néo paysans se replient sur des chambres d’hôtes, en s’approvisionnant, en dehors de quelques micro-productions largement vantées à leurs clients, au supermarché du coin. Ou bien ils reprennent un travail salarié et la friche gagne du terrain. L’agriculture, c’est un métier qui suppose de véritables compétences et des outils d’aide à la décision, des machines, des filières efficaces, pas une distraction de néoruraux qui pensent se réaliser dans un retour à la terre idéalisé !
TES : Dans son histoire de l’énergie et de la civilisation, Vaclav Smil rappelle que l’agriculture traditionnelle n’a jamais permis d’empêcher les famines. Seule l’agriculture moderne avec le recours aux intrants dès la fin du 19e siècle, la mécanisation et l’usage des énergies fossiles a permis enfin de nourrir la quasi-totalité de l’humanité de manière pérenne. Est-ce là ce que vous appelez le principe de réalité, principe dont le public est totalement inconscient ?
SB : Evidemment : les petits paysans, dans le monde, meurent de faim et quittent en masse les campagnes. Il a fallu les révolutions agricoles et vertes pour sortir d’une logique malthusienne, nourrir une humanité croissante sur des superficies limitées et peu extensibles. Les renier aujourd’hui, c’est faire un grand bond en arrière ! D’ailleurs, l’agriculture peine à recruter. L’idée que l’on va installer des millions de jeunes à la campagne pour nourrir les villes est un fantasme. Seuls les urbains aisés des villes, qui ont oublié la peur de manquer et ne s’appliquent pas à eux-mêmes ce qu’ils prônent pour les autres, peuvent tenir un discours aussi utopique.
TES : Vous rappelez qu’avec 3 millions de piscines individuelles, la France détient le record et que les urbains n’hésitent pas à utiliser des produits chimiques pour les entretenir dans leurs résidences secondaires… ce qui n’empêche pas la critique les méga-bassines et l’insulte des agriculteurs quand il fait ses épandages. Sommes-nous devenus schizophrènes ?
SB : Il y a en réalité un double standard qui relève du racisme de classe : les paysans sont vus comme de modestes bouseux à qui les urbains ou les néoruraux se permettent d’administrer des leçons de nature, sans se poser la question de leur faisabilité et de leurs conséquences économiques, sociales, et même environnementales. Un exemple, parmi d’autres : nos animaux domestiques sont systématiquement traités contre les puces et les tiques et amenés chez le véto au moindre bobo, mais les éleveurs, pourtant exemplaires dans leurs pratiques, devraient laisser leurs bêtes à l’herbe toute l’année, comme s’il y en avait en hiver, comme si les vaches adoraient braver les intempéries dehors toute l’année… Face aux moustiques, les communes pratiquent le démoustiquage pour conserver leurs touristes, mais les paysans devraient, eux, supporter toutes les pestes, alors qu’il y a de plus en plus d’insectes nuisibles face auxquels ils n’ont aucune parade. L’agriculteur n’est ni un jardinier, ni un décorateur de la nature, il nous nourrit d’aliments sûrs, sains et accessibles financièrement grâce à l’efficacité de ses pratiques, et il nous protège malgré nous de maladies dont nous avons oublié l’existence, mais qui ne demandent qu’à revenir. Vous pouvez décliner ce double standard dans tous les domaines. Par exemple, le génie génétique, absolument indispensable pour trouver rapidement des parades face au changement climatique et à la nécessité de sélectionner des espèces plus adaptées, plus résistantes, tout en restant productives, les paysans n’y ont pas accès alors que nous le mobilisons dans la santé, avec les thérapies géniques et les vaccins ARN.
TES : Vous déconstruisez l’image du « bouseux » en rappelant que l’agriculteur est un « géo-trouvetout en quête de la meilleure solution possible ». Quelles sont ces solutions ?
SB : Je les explique largement dans mon livre : les agriculteurs sont une des professions les plus équipées et les plus innovantes, avec des outils d’aide à la décision de plus en plus perfectionnés, une évolution permanente de la conduite des cultures, l’optimisation croissante des moyens de production, dans le but de produire mieux avec moins, et dans le respect de la nature. Pas une filière, pas une région qui ne soient engagées dans la troisième révolution agricole ! Mais l’ampleur des contraintes et du corset règlementaire que doivent affronter ceux qui nous nourrissent est aberrante.
TES : Vous alertez que la France est en train de perdre sa souveraineté alimentaire. Comment expliquez-vous cette contre-performance ?
SB : La France a encore la chance de faire partie du petit club des pays exportateurs de céréales, mais elle recule : elle est passée de la deuxième à la sixième place depuis 2000, car elle surtranspose les normes bruxelloises, déjà elles-mêmes trop souvent affligeantes. L’Europe prétend donner l’exemple de la transition verte et de la neutralité carbone au reste du monde… qui s’en frotte les mains : nous sommes devenus fragiles et dépendants pour tout, notre industrie, notre énergie, notre production agricole. Pire encore : la transition énergétique que nous mettons en place nous piège dans les mains de la Chine et des Etats-Unis. Premier marché agricole du monde, l’Europe sabote méthodiquement sa puissance alimentaire, alors que l’arme de la faim a fait son grand retour. Sans bonnes semences (nous en sommes toujours les premiers exportateurs au monde), sans accès régulier et sécurisé à l’eau, sans traitements alors que nous, nous tropicalisons ce qui accroît la pression des insectes, sans génie génétique, sans machines perfectionnées (qui, là encore, dépendent de matières premières et de moyens électroniques que nous ne maîtrisons pas), maintenir notre rang ne sera plus possible.
TES : Pensez-vous que la sécurité alimentaire soit une question du passé ? Doit-on la sacrifier au profit des problématiques climatiques et environnementales comme semble le proposer ChatGPT ?
SB : Les questions de sécurité alimentaire et de faim sont plus que jamais d’actualité. Dans de nombreux pays, les révolutions viennent d’abord du prix du pain. Oublier qu’il va falloir continuer à nourrir une humanité croissante sur des territoires de plus en plus vulnérables – en le faisant bien sûr de la façon la plus respectueuse possible sur le plan environnemental -, c’est risquer d’être confronté à des vagues de migrations dites climatiques (en réalité de la pauvreté vers la richesse) de plus en plus insoutenables. Tout autour de la France, mais aussi à l’intérieur même de notre pays, la colère de ceux qui se serrent la ceinture au quotidien exige que l’acte de produire de la nourriture en quantité suffisante et accessible à tous redevienne une priorité.
TES : Vous préconisez un service civique agricole, que voulez-vous dire ?
SB : La jeunesse veut désormais sauver la planète, elle marche pour le climat, accuse les générations précédentes de n’avoir rien fait – ce qui est largement faux – bascule dans une désespérance que certaines ONG environnementales et tout un discours effondriste tisonnent sans cesse, sans réaliser que c’est jouer avec le feu… Il faut à la fois lutter contre sa peur et lui redonner espoir. Dans les campagnes, s’invente au quotidien le monde de demain, les agriculteurs travaillent avec le vivant et doivent maîtriser les caprices du temps. Instituer l’obligation pour les jeunes de passer plusieurs mois dans des exploitations agricoles performantes, dans toutes les régions et dans tous les secteurs d’activité, leur permettrait de comprendre la complexité des réponses possibles et d’apprendre comment on peut agir concrètement. Accuser sans agir, voire refuser d’apprendre ne peut que nous mener dans une impasse civilisationnelle. Mes étudiants de la Sorbonne, que j’envoie parler avec des professionnels au salon de l’agriculture, et qui doivent effectuer un stage de terrain de plusieurs mois pour valider leur master, en reviennent transformés.
TES : Pourriez-vous résumer en quelques lignes les grands enjeux de l’agriculture de demain et nous dire pourquoi on peut garder l’espoir ?
SB : L’agriculture de demain doit être à la fois, productive, propre et solidaire.
Productive, car les besoins vont croissants. Lutter contre le gaspillage, solution souvent mise en avant, est certes nécessaire, mais n’améliorera pas la situation des pauvres : la production de nourriture s’ajuste à la demande solvable, il faut certes lutter chez nous contre les gaspillages à la consommation, utiliser plus intelligemment les déchets et sous-produits alimentaires, pour produire de l’énergie par exemple, avec le gaz dit vert. Mais, dans les pays pauvres, ce sont les pertes à la production qui provoquent la faim : les rendements sont faibles, les récoltes perdues à cause des ravageurs, ce qui demande précisément des semences, des produits de traitement et de bonnes filières !
Propre, car la troisième révolution agricole est celle des sols, des écosystèmes, d’une irrigation maîtrisée, de la gestion optimisée de la ressource. La solution qui consisterait à végétaliser, comme on l’entend souvent, est une erreur. Non seulement l’élevage valorise les milieux difficiles, mais les prairies stockent le carbone et sont indispensables à la biodiversité, de plus, l’accès aux protéines animales marque la sortie de la pauvreté et nous avons besoin d’engrais organique si nous voulons nous passer des engrais de synthèse…
Solidaire, car il faut pouvoir rémunérer dignement le producteur, tout en fournissant une nourriture accessible au consommateur. Dans mon livre, j’appelle aux 5 R : respect du travail de celui qui nous nourrit en façonnant la beauté des paysages, reconnaissance de ce qu’il met en œuvre pour répondre à nos attentes, rencontres pour éviter les incompréhensions, les méconnaissances, instaurer un dialogue et permettre une réconciliation, Le dernier R, c’est bien sûr la rémunération. Une bonne agriculture, celle qui répond à nos attentes, doit être justement rémunérée. D’autant que les services que nous rendent les agriculteurs ne sont pas seulement nourriciers, ils cochent aujourd’hui toutes les cases du développement durable : ils nous nourrissent, ils façonnent les paysages et améliorent la nature en la sublimant, ils produisent de l’énergie verte et des produits biosourcés qui nous libèrent des carburants fossiles, et ils s’inscrivent pleinement dans les plans climat par leur capacité à stocker et piéger le carbone. Nous avons plus que jamais besoin d’agriculteurs fiers et heureux de leur métier, qui reste le plus beau et le plus utile au monde !
Spécialiste du développement durable et des famines, agrégée de géographe, docteur en économie, maître en droit public et diplômée du Centre de Formation des Journalistes, Sylvie Brunel est professeur de géographie à Sorbonne Université, membre associée de l’Académie royale de Belgique, chevalier de la légion d’honneur. Elle a dirigé la recherche de la fondation Liberté sans Frontières, créée par Médecins sans Frontières, présidé Action contre la Faim, travaillé avec le Secrétaire général des Nations Unies sur la mise en œuvre des Agendas 21 et des Objectifs mondiaux de développement. Auteur du Que Sais-Je sur Le développement durable (2004, sixième édition 2018), elle a publié de nombreux livres sur les enjeux de sécurité alimentaire et de développement, traduits notamment en chinois et dans le monde arabe, ainsi que des romans. Son dernier ouvrage, Nourrir, cessons de maltraiter ceux qui nous font vivre, vient de paraître aux éditions Buchet-Chastel.