Dans le cadre d’un tour d’horizon de ses contributeurs, European Scientist a pu interviewer Christian Lévêque. Le président honoraire de l’Académie d’Agriculture de France, directeur de recherche émérite de l’IRD, auteur de nombreux ouvrages sur l’écologie et la biodiversité répond ici à nos questions sur son dernier livre : « La biodiversité avec ou sans l’homme. » Biodiversité, sixième extinction, rapport Homme-Nature, définition du concept d’espèce, rôle des ONG, aménagements…. Il répond ici à toutes les questions cruciales sans langue de bois.
The European Scientist : Vous avez publié la biodiversité avec ou sans l’homme. Pourquoi ce titre ?
Christian Lévêque : Cela permet de discuter la thèse du dualisme. Soit l’homme est extérieur à la nature et alors on suppose qu’il l’agresse. Soit l’homme est un élément de la nature et alors son action n’est plus jugée de la même manière. Selon le point de vue qu’on adopte, on aura un regard différent en matière de protection ou de conservation de la biodiversité.
TES. : Tout en rappelant que la biodiversité n’est pas un concept scientifique, vous soulignez que ce n’est pas rédhibitoire en soi. Pouvez-vous nous préciser votre pensée ?
CL. : Le concept de biodiversité est devenu un mot valise, une auberge espagnole dans laquelle chacun apporte ce qu’il veut y trouver, c’est la raison pour laquelle il est devenu très populaire. L’origine vient des USA, où un groupe de scientifiques s’inquiétait de la destruction de forêts tropicales. Le mot biodiversité est lié à l’érosion et la destruction de la nature et porte avec lui un a priori négatif. Au fur et à mesure se sont agrégés un certain nombre d’enjeux et il a pris une dimension idéologique. Ainsi on ne peut échapper aux discours apocalyptiques selon lequel l’homme détruit la nature, ce qui va entrainer la fin de l’humanité…. Nous ne sommes plus dans la science mais dans le retour des croyances. On entend dire, par exemple, à propos de la pandémie du Covid-19, que la nature se venge de la destruction de la biodiversité ! Bel exemple de résurgence de la pensée magique… Ce qui est grave c’est que ça marche auprès d’un public, et que quelques scientifiques « militants » participent à cette instrumentalisation.
Il n’en reste pas moins que certaines espèces sont en danger de disparition. Reste à comprendre pourquoi et comment y remédier. Autant il est légitime de se poser la question des limites de notre impact sur la nature, autant les discours systématiquement à charge contre l’homme sont outranciers et masquent la réalité. En Europe, beaucoup de nos systèmes écologiques qui ont été co-construits par l’homme, sont aussi des systèmes considérés comme favorables à la biodiversité, à l’exemple du bocage. Il faut donc croire que l’homme peut aussi avoir une action jugée positive et qu’une cohabitation est possible La question de nos rapports à la nature doit donc être abordée sans a priori. Pour envisager l’avenir il ne faut pas seulement parler d’exactions, mais valoriser aussi ce qui est jugé à nos yeux comme positif dans nos rapports à la nature. A moins de considérer comme certains qu’une belle nature est une nature sans l’homme, et que pour la protéger il faut exclure les hommes.. mais pour les mettre où ? Ce n’est pas du tout ma tasse de thé !
TES. : D’après vous, la comptabilisation des espèces recouvre de nombreuses difficultés méthodologiques. Existe-t-il un indicateur unique ?
CL. : Linné avait l’ambition prométhéenne de faire l’inventaire de toutes les espèces vivantes pour célébrer la gloire de Dieu. Mais à l’époque (le 18e siècle) on pensait qu’il n’y avait que quelques milliers d’espèces… De nos jours les estimations varient entre 7 et 100 millions d’espèces… et avec 2 millions d’espèces décrites on est loin d’avoir réalisé cet inventaire. On s’interroge même sur les possibilités d’y parvenir.
Une des raisons est que le concept d’espèce est un concept artificiel. On est parti à l’origine sur une description morphologique des espèces, L’espèce linnéenne ou typologique a été remise en cause par la suite au profit de l’espèce biologique. Pour les scientifiques, l’unité de base c’est la population d’individus interféconds. Une même espèce typologique peut recouvrir plusieurs espèces biologiques. Il est cependant très difficile de savoir dans la nature si des individus d’une même espèce typologique peuvent se reproduire entre eux. Il y a également un troisième type d’espèce qui est l’espèce paléontologique, qui est décrite d’après les os, les résidus fossiles à partir desquels il est encore plus difficile de déterminer s’il s’agit d’une espèce ou d’un genre… Au niveau des micro-organismes, on se fonde seulement sur la génétique pour différencier les espèces.
Quand on veut faire de la comptabilité des espèces, on ne sait plus très bien à quel niveau il faut se placer. Les recherches récentes montrent de plus en plus qu’une espèce décrite sur des bases morphologiques est constituée en réalité de plusieurs espèces biologiques… Or, à l’heure actuelle beaucoup de travaux sur la biodiversité ne font pas la différence entre les espèces biologiques, typologiques et paléontologiques. La métrique espèce est donc peu fiable. On pourra se référer aux travaux de Le Guyader par exemple.
Sans compter que la variabilité génétique qui est le signe de l’adaptation d’une population aux conditions environnementales vient également brouiller les cartes. A une faible distance dans un même cours d’eau, des populations de truites peuvent avoir des structures génétiques différentes. Ce qui renvoie au phénomène d’adaptation écologique, qui est le processus qui conduit à terme à la spéciation. Quand les conditions changent c’est l’adaptation qui prend le relais. C’est à partir de cette adaptation qu’on crée des espèces.
Une autre raison qui rend problématique cet inventaire c’est le manque de taxonomistes. Pour faire de la taxonomie il faut avoir de la passion, car cette activité a été dépréciée chez les scientifiques au profit des généticiens. Mais il est vrai qu’actuellement il est difficile de se passer de la génétique pour décrire les espèces. C’est même la seule manière d’identifier les micro-organismes.
Actuellement il existe une perspective intéressante pour inventorier les espèces dans un système aquatique, c’est l’ADN environnemental. A partir d’un échantillon d’eau par exemple, il serait possible de connaitre les espèces présentes dans un milieu aquatique, par analyse des fragments d’ADN. Encore faut-il au préalable avoir constitué des bases de données de référence pour chacune des espèces…
TES. : Certaines ONG pratiquent des abus de langage sur la biodiversité. Lesquels ?
CL. : Les abus de langages les plus évidents portent sur l’inflation des chiffres concernant l’érosion de la biodiversité. La base du discours de beaucoup d’ONG est “l’homme détruit la nature et entraine l’érosion de quantité d’espèces qui disparaissent de la surface de la terre”. Oui il y a un impact de l’homme sur la biodiversité, mais peut-il en être autrement ? Néanmoins le nombre d’espèces qui a disparu de la surface de la terre dans la période historique c’est à dire attribuable à l’homme, concerne essentiellement les milieu Insulaires.
Ainsi 95% des espèces qui sont enregistrées comme éteintes (environ 2000) sont des espèces qui proviennent de milieux insulaires. dans lesquels l’évolution s’est faite à l’abri de prédateurs. Quand l’homme y a mis les pieds, il a introduit des chats, des chiens, des rats, etc.. ; de telle sorte que ces espèces qui n’étaient pas habituées à cohabiter avec des prédateurs se sont retrouvées très vulnérables.
On commence à rentrer ici dans la cuisine des ONG qui ne font jamais la différence entre milieux insulaires et milieux continentaux. Sur les milieux continentaux la disparition d’espèce est beaucoup plus rare par rapport aux milieux insulaires. On fait des moyennes et cette pratique de l’amalgame pour calculer des moyennes mondiales conduit à des interprétations assez catastrophistes qui laissent penser que la situation est partout dramatique alors que les situations sont très contrastées. Il faut recontextualiser l’information pour pouvoir agir en conséquence.
Pour les ONG, il faut faire du chiffre pour montrer que l’homme détruit la nature. Or, à partir de l’analyse d’un même jeu de données on peut tirer des conclusions totalement différentes selon qu’elles sont obtenues par des scientifiques ou des ONG. Ainsi des travaux récents montrent que les chiffres concernant l’érosion de la biodiversité diffusés en boucle par le WWF sont faux. Deux publications dans des revues internationales utilisant les mêmes bases de données que le WWF, montrent que ces chiffres sont notoirement surestimés et que si des populations sont en régression, d’autres sont au contraire en expansion ! Je vous renvoie à ce sujet à l’interview que j’ai donnée à Géraldine Woesner dans le Point (1).
Il n’y a aucun doute sur le fait que les populations de rhinocéros sont toutes en phase critique, mais les populations de rats augmentent … c’est aussi de la biodiversité. Les ONG ont tendance à mettre en avant le côté catastrophiste et affectif. Ce qui ne veut pas dire, je le répète, qu’il n’y a pas de problèmes, mais pour se financer les ONG ont besoin de faire dans le catastrophisme.
Ainsi il y a un parallèle intéressant à faire avec l’Eglise au Moyen-Age. C’est un peu le système des indulgences vertes. A cette époque vous donniez de l’argent à l’Eglise pour sauver votre âme. Maintenant vous donnez de l’argent aux ONG pour sauver la planète…. mais où sont les résultats puisque toutes les réunions internationales concluent que nous n’avons pas interrompu l’érosion !
TES. : Que pensez-vous de l’idée d’une sixième extinction ?
CL. : La 6ème extinction c’est un slogan qui participe au climat anxiogène. Les 5 extinctions précédentes sont basées sur des observations qui ont été faites essentiellement dans les milieux marins. Les problèmes n’ont pas été traités de la même manière sur les milieux continentaux. Dans les deux derniers millions d’années, le continent européen a subi une série d’épisodes glaciaires. On peut penser que lorsque les calottes glaciaires ont avancé sur l’hémisphère nord il y a eu de véritables hécatombes. Le refroidissement du climat a eu des conséquences majeures sur la diversité biologique. Certaines espèces ont totalement disparu du Nord de l’Europe à la suite de la dernière glaciation, il y a 20000 ans, mais à ma connaissance on n’en a jamais fait l’inventaire. Dire de nos jours que nous sommes face à une érosion sans précédent est donc pour le moins fallacieux. On a observé ensuite une reconquête des zones libérées par les glaces il y a 10000 ans, par des espèces qui avaient trouvé refuge dans le sud de l’Europe. La biodiversité européenne est donc de reconstitution récente après des épisodes drastiques.
Ce qui veut dire que la biodiversité possède aussi une forte résilience. On est dans des échelles de temps très courte. La spéciation s’effectue également dans des temps très courts.
La 6ème extinction est un argument de communication qui n’a pas de fondements bien étayés. On cherche vainement les données validées qui permettent de le confirmer. On est dans la spéculation sur la base d’approximations et de modèles douteux. Mais une fois encore cela ne veut pas dire que tout va bien. Cela veut dire que certains groupes sociaux font de la surenchère pour imposer une certaine vision du monde (l’homme détruit la nature..) qui n’est pas partagée par tous.
On retrouve de faux arguments de ce type dans le slogan selon lequel l’Amazonie est le poumon de la terre. Les paléontologues ont montré que la forêt amazonienne n’a pas toujours existé comme telle. En Guyane, il y a quelques milliers d’années on était en zone de savane. Comment la terre a-t-elle pu fonctionner sans ses poumons ??
TES. : Comment expliquez-vous la diversité européenne ?
CL. : Les deux derniers millions d’années ont été des successions d’avancées et de reculs des glaces polaires avec des successions de reconquêtes et de disparitions, avec des migration nord-sud et sud-nord suivant les périodes. Les espèces endémiques ne migrent pas, elles disparaissent. Quand le climat se réchauffe, les espèces ubiquistes qui ont survécu repartent à la conquête de l’Europe. C’est un peu du bricolage. Chaque espèce a sa propre dynamique. On n’est pas dans des systèmes vraiment structurés.
En outre, l’Europe a sa spécificité par rapport à d’autres régions du monde : l’anthropisation est ancienne. Les agriculteurs ont commencé à modifier les paysages il y a plusieurs milliers d’années, avec le feu, la technique du brulis, mais aussi avec l’introduction de nouvelles espèces. Les agriculteurs qui sont venus du Moyen-Orient ont importé avec eux une quantité d’espèces commensales. Par exemple le coquelicot et le bleuet sont des plantes messicoles qui ont été introduites par les agriculteurs. Beaucoup de zones humides ont été créées par l’homme à l’image de la Camargue, de la Sologne et du marais Poitevin.
Lors des grandes expéditions, les naturalistes voyageurs avaient pour objectif de ramener des espèces qui pouvaient être valorisées en Europe. Et la plupart de nos espèces cultivées sont originaires d’autres continents. C’était l’époque au 19e siècle du jardin d’acclimatation. En important des plantes pour améliorer le fond alimentaire ou horticole, on introduisait également des parasites…
La biodiversité européenne est donc un melting-pot d’espèces qui ont survécu aux glaciations, d’espèces introduites accidentellement ou volontairement, d’espèces qui étendent leur aire de distribution….
Les ONG n’aiment pas les espèces invasives. Certaines de ces espèces (une petite proportion) se mettent à pulluler et on les qualifie d’envahissantes. Mais la pullulation n’est pas une caractéristique des espèces invasives. Certaines espèces autochtones peuvent aussi pulluler. On fait une forme de xénophobie à l’égard des espèces invasives qui repose sur vision fixiste du monde selon laquelle il y aurait un ordre établi de la nature, et tout ce qui serait allochtone entrainerait un déséquilibre et donc du désordre… .
Il y a tout un discours sur la nécessité d’éradiquer les espèces introduites sous le prétexte qu’elles participent à l’érosion de la biodiversité. Une fois encore c’est vrai sur les iles, mais pas nécessairement sur les continents. Un tiers de nos espèces de poissons en métropole sont introduites (Asie, Amérique du nord), sans que l’on ait constaté de disparition d’espèces autochtones. Et sur les quelques 10000 espèces de plantes recensées en métropole, 4000 seraient d’origine allochtone.
Cet argument va être en revanche utilisé de manière dogmatique. Un exemple patent est celui de l’ibis sacré originaire d’Egypte, introduit en Bretagne dans une réserve. Des individus se sont échappés. Des ibis sacrés se sont adaptés au climat breton et ont proliféré. Des intégristes ont dit que ces espèces venaient déranger la nidification de nos oiseaux autochtones et ont réclamé l’éradication des populations d’ibis. Ce qui a été fait, alors que d’autres scientifiques avaient contesté ces affirmations non démontrées. En outre, un collègue ornithologue avait constaté que les ibis se nourrissaient d’écrevisses américaines – aussi une espèce invasive – dans le lac de Grand-Lieu à proximité de Nantes. Les ibis étaient donc une solution pour contrôler les populations d’écrevisses américaines.
On arrive donc à des situations pour le moins paradoxales de contester la notion d’espèce nuisible au nom du droit à la vie pour toutes les espèces, et de considérer en revanche que les espèces introduites doivent être éradiquées car .. considérées comme nuisibles ! Ce qui traduit pour le moins quelques incohérences en matière de protection de la nature !
Un autre exemple : on a construit un canal entre le bassin du Danube et le bassin du Rhin il y a 35 ans. Il y a des espèces qui sont passées du bassin du Danube dans celui du Rhin, des corbicules (mollusques), des amphipodes (crustacés) et des poissons. Des circulaires insistent sur la nécessité d’éradiquer les espèces invasives. Mais elles oublient une chose : donner le mode d’emploi pour éradiquer les espèces d’un cours d’eau ! je ne connais pas de solution à moins d’assécher le cours d’eau ! On est donc dans l’incantation qui consiste à dénoncer une situation sans qu’il y ait de solution envisageable, Sans compter que nos espèces de poissons ont été introduites volontairement dans nos cours d’eau par des sociétés de pêche. Le dernier en date est le silure…Pourtant c’est interdit ! Qu’a fait la police de la pêche ? Ce qui illustre parfaitement le parti-pris de certaines politiques environnementales.
Les prises de position par rapport aux espèces introduites illustrent bien la manière dont on appréhende la nature. Les mouvements militants ont une vision figée de la nature : dès qu’on introduit une nouvelle espèce on modifie l’ordre supposé de la nature. Ils réclament des mesures et l’éradication de ces espèces, mais se gardent bien de dire comment… Car en réalité à moins d’interdire le commerce international, il sera difficile d’empêcher la circulation des espèces.
TES. : Vous parlez d’anthroposystème pour échapper à une vision écocentrique ou anthropocentrique. Pouvez-vous nous expliquer ce concept ?
CL. : Je suis en grande partie le père de ce concept. Il s’agit de dépasser le clivage entre disciplines. On parle ainsi selon les disciplines de l’écosystème, du géosystème et du socio-système. Si on veut dépasser cette vision duale de l’homme qui se situerait en dehors de la nature, le concept d’anthroposystème qui associe étroitement ces différentes approches, permet de transcender les démarches disciplinaires
Si les naturalistes ont tendance à ramener à eux les questions liées à la biodiversité, on n’est pourtant plus dans la problématique d’écologie des écosystèmes. La biodiversité n’est pas qu’un concept de naturaliste c’est aussi un concept de société, des rapports que nous entretenons avec la nature. Il faut dépasser la dualité nature-culture. Ce qui soulève le problème de savoir comment la société veut envisager le futur de ses rapports à la nature.
Les notions de représentation de la nature ont été portées dès le 19ème siècle par des penseurs qui ne vivaient pas de leur travail à la campagne. Ils ont idéalisé la nature. On est victime d’une vision univoque imprégnée de romantisme, parlant de nature bucolique, alors que nos rapports à la nature sont aussi marqués par la peur et par le souci de s’en protéger.
L’agriculture est passée par une période d’excès évident. On a oublié qu’il y avait un minimum de choses à respecter pour avoir une agriculture durable. Il y a eu des excès en matière d’utilisation d’intrants ou de transformation des paysages. Mais la priorité après la guerre était de nourrir la population. Il y a en quelque sorte des conflits d’intérêts… C’est à la société d’en décider pas aux écologistes.
TES. : Les aménagements détruisent-ils la biodiversité ?
CL. : Oui et non. Tout aménagement apporte une modification. Après cela dépend des critères d’analyses. Les bocages, la Camargue et le lac du Der (labellisés Ramsar) tous ces types d’aménagements ont créé aussi de la biodiversité. Mais bien évidemment les zones industrielles bien bétonnées, ne vont pas dans le sens d’une préservation de la biodiversité.
Quand on aménage on gagne et on perd, il faut faire le bilan… mais peut-on faire vraiment le bilan ? Sur quelle base dire que le lac du Der est un milieu plus favorable à la biodiversité que le bocage sur lequel il a été construit ? Une carrière aménagée peut être un milieu intéressant sur le plan biologique.
Il y a deux mots clés en écologie, c’est hétérogénéité et variabilité. Plus un milieu est hétérogène et plus il offre des habitats diversifiés susceptibles d’accueillir plus d’espèces. Un milieu variable, quant à lui, recrée des conditions favorables aux successions écologiques. Ainsi un chablis dans une forêt est considéré par les écologues comme un élément positif pour la régénération de la forêt, avec la présence d’espèces qui disparaitront ensuite quand la forêt se sera réinstallée.
Un milieu variable va donc être plus riche en espèces
Dans la réflexion générale que l’on peut avoir sur l’agriculture, ce qui est important c’est de ré-introduire de la diversité dans le paysage. Par exemple on pourrait réintroduire des bosquets dans les systèmes de grandes cultures. Il faut recréer de l’hétérogénéité. La haie est un élément important à condition qu’il y ait aussi des arbres. Il faut recréer des bocages et des bosquets.
Il y a un grand débat en ce moment en écologie : quand on ne sait pas expliquer scientifiquement pour quelles raisons des espèces régressent certains accusent a priori les insecticides. Il est indubitable qu’ils jouent un rôle pour certaines espèces, mais pas pour toutes. Selon moi c’est l’habitat qui est le plus structurant. Certains travaux montrent que si on maintient un habitat diversifié, on maintient une faune et une flore diversifiées que l’on utilise ou non des insecticides.
Il y a des progrès considérables à faire en agriculture dans le contrôle des ravageurs qui restent un problème majeur. Il y a eu sans aucun doute des excès c’est vrai. Mais demander l’interdiction de tout insecticide sans avoir de solution alternative est un discours irresponsable. Croire que l’agriculture bio peut s’en passer c’est de la fiction. C’est un peu comme si l’on disait qu’il faut arrêter la lutte contre les moustiques et laisser le paludisme faire son œuvre…. Et des agriculteurs ont bien conscience que les pesticides coutent cher et qu’il faut en limiter l’usage.
Il y a des champs de recherche prometteurs notamment en ce qui concerne les phéromones, mais encore faut-il avoir des solutions opérationnelles.
TES. : Les manuels d’écologie, dites-vous, considèrent positivement la « zoochorie » (le transport des semences par les animaux), mais pas l’action de l’homme
CL. : On considère que les oiseaux et les mammifères qui dispersent d’autres espèces c’est bien (la zoochorie), mais quand c’est l’homme qui déplace les espèces c’est mal… Il y a un double standard. Une fois encore on est dans la dualité homme/nature.
On voit bien qu’il y a un parti pris systématique de ne voir que des aspects négatifs dans l’action de l’homme de la part des écologistes, et je dirai même de certains scientifiques. L’écologie scientifique elle-même a largement contribué à dresser la liste des exactions et a été peu diserte sur les aspects positifs des actions de l’homme pour favoriser la biodiversité. Comment tenir un discours univoque sur la destruction de la nature dans un pays où la nature patrimoniale est celle que l’on cherche à protéger ? A moins de vouloir instrumentaliser des situations que l’on déplore (la destruction de la forêt de Bornéo par exemple) pour alimenter un discours anxiogène en métropole ! L’homme est aussi capable de créer du « naturel » aujourd’hui. A l’image de la Camargue ou du marais poitevin.
Personnellement je n’arrive pas à résoudre le problème des critères positifs ou négatifs sur lesquels, nous les occidentaux, nous jugeons de ce qui est bien ou ce qui est mal dans nos rapports à la nature. Il s’agit en partie de critères culturels qui varient selon les sociétés (voir Descola). Ça ne se formalise pas simplement et surtout cela ne se globalise pas. D’où l’importance de considérer les rapports homme/nature au niveau local par opposition au global qui est privilégié par les mouvements conservationnistes.
TES. : D’après l’étude de référence de Nature que vous citez il n’y a pas véritablement de disparition des espèces, mais substitution
CL. : Le grand argument en matière d’érosion c’est de dire que les espèces disparaissent. Les études qui ont été faites montrent qu’au niveau local, la richesse en espèce ne varie pas beaucoup. Ce qui change c’est la composition. Il y a des remplacements d’espèces. Quand une espèce disparait elle est remplacée par une autre. L’érosion ne se manifeste pas par une perte d’espèce systématique partout. Il y a des remplacements d’espèce. Ce n’est donc pas le désert annoncé. Les systèmes ne sont pas figés, il y a une vraie dynamique. A cela s’ajoute le réchauffement climatique qui entraine des changements dans les aires de répartition des espèces.
Sur un plan formel n’y a pas de définition du bon état écologique. Il n’y a pas d’état standard et il ne peut donc pas y avoir de climax, il n’y a que des états transitoires. Le changement d’état est permanent soit du fait de l’humanité, soit du fait du climat, soit du fait de la biologie des espèces. Pourquoi alors parler de bon état écologique et l’ériger en objectif à atteindre ? C’est une référence virtuelle qui n’a pas de réalité opérationnelle?
TES. : Que proposez-vous pour une meilleure gestion de la biodiversité ? Pourquoi voulez-vous redonner davantage la parole aux acteurs de terrains ?
CL. : On ne peut pas avoir des politiques jacobines partout. Il y a une histoire de la biodiversité et des relations hommes nature différente dans chaque région, et des relations patrimoniales qui se sont créées. Il faut donc contextualiser les démarches. Il faut aussi se rendre à l’évidence que vouloir formaliser des mesures de protection par des lois normatives n’a pas de sens. Pour des systèmes en perpétuelle évolution tant sur le plan social que de la nature, la seule démarche logique est une démarche adaptative en fonction des contraintes externes. Il est vain de vouloir figer des systèmes qui évolueront quoiqu’il en soit.
Je ne suis pas hostile à ce que dans certains endroits on veuille maintenir des morceaux de nature qui évoluent sans action de l’homme. Mais de là à en faire une politique généralisée, il y a une marge. Les mouvements militants demandent maintenant de protéger 30 % des terres, et certains parlent même de 50% ! mais alors que fait-on des hommes ? Dans une politique que l’on peut qualifier de néocoloniale des militants occidentaux veulent interdire la consommation de viande de brousse dans les pays en développement et étendre les aires protégées. Ils restent très peu diserts sur ce que l’on fait des hommes qui vont alors vivre en univers confiné.. dans des réserves indiennes d’où ils pourront admirer cette belle nature qui peut enfin s’exprimer sans eux. Mais est-ce le problème de ces donneurs de leçons qui s’imaginent détenir la science, et sont dans le déni des conditions de vie des populations concernées. L’interdit n’a qu’un temps. L’histoire montre que lors des crises sociales, les populations sont vite retournées dans les zones où on pouvait trouver de la viande de brousse…. des zones symboles du pouvoir qui est contesté.
C’est une fiction de faire appliquer de telles mesures dans des pays où la pauvreté est chronique, où la priorité est de survive. Des pays dans lesquels il faut faire de l’argent à partir des produits de la nature pour acheter les produits manufacturés que nous cherchons à leur vendre ! La lutte contre la pauvreté serait le meilleur moyen de protéger la biodiversité… mais nous en sommes loin !
(1) Biodiversité : « Le WWF manipule les données ! » https://www.lepoint.fr/environnement/biodiversite-le-wwf-manipule-les-donnees-20-02-2021-2414766_1927.php