Civisme – Libertés – Nouvelles technologies : l’occident perd le leadership de ce débat
La Chine a mis en place une parade technologique contre le COVID-19, posant des questions extrêmement riches d’enseignements.
Un triangle de notions fait débat : Le Civisme, L’internet des objets (IoT), La liberté personnelle. Ces trois pôles vont entretenir dans les années qui viennent des relations de plus en plus complexes, tendues, tantôt de coopération, tantôt de conflit, jusqu’aux menaces graves.
La crise du COVID-19 a fait surgir de façon saillante l’importance de ce triangle. Le fait que ce débat ait émergé en Chine confirme que les questions importantes du futur se forgent là-bas, que les nouveaux modèles de société – dans leurs aspects les plus cauchemardesques comme les plus bénéfiques – sont testés à travers leur mode de vie et que les sociétés occidentales risquent le déclassement face à la poussée pionnière de l’Asie.
Les questions posées par le triangle Civisme – IoT – Liberté ne sont pas menées par la seule Chine populaire. Taïwan, Singapour, la Corée du Sud ou le Japon nous posent les mêmes questions, chacun faisant d’ailleurs une utilisation différente du triangle. Il n’est pas possible de dédaigner ce débat, sous prétexte qu’il proviendrait d’un pays dont le gouvernement est encore un communisme dictatorial. Les pratiques et les questions dont nous allons parler ont cours dans toute l’Asie, dans ses sociétés libres comme dirigistes.
Le malaise que bon nombre d’occidentaux ressentent n’est qu’en apparence celui d’un rejet légitime du gouvernement communiste de Chine populaire. Il vient de la perte de leadership de l’occident sur les évolutions sociales et technologiques de demain, ainsi que sur les questions de philosophie politique qui en découlent. La bonne attitude serait non pas de nier cette avance de l’Asie, mais de la prendre comme un défi à relever.
Par commodité, nous appellerons le triangle Civisme – Technologies – Libertés « Triangle CTL ».
Le Triangle CTL apparaît à chaque instant de l’histoire dans les sociétés qui sont en train de façonner le monde. L’occident en a eu longtemps la prérogative, à travers ses différentes révolutions industrielles : le développement du rail, la mesure de la longitude en navigation ou les turbines à réaction en aéronautique ne furent pas seulement des percées technologiques.
Elles ont eu un retentissement sur toute notre organisation sociale, et ont posé de nouvelles questions quant à la préservation de nos libertés et de celles de civilisations autres que la nôtre. Il en est de même aujourd’hui pour le développement de l’IA, de l’IoT, du Big Data et des nano-technologies. Une civilisation possédant une avance technologique imposera inévitablement sa loi aux moins avancées, même si ce n’est pas son intention de départ.
Le Health Code chinois sur smartphone : en comparaison, notre confinement est la méthode d’une société primitive
A l’occasion de la crise épidémiologique, la Chine a développé une application sur smartphone permettant d’évaluer le risque de contagion que représente chaque individu. Il apparaît de façon très simple, un QR code de couleur verte, orange ou rouge, selon le degré de danger. Ce QR code sert de « pass » pour toutes les tâches de la vie quotidienne : faire ses courses, aller au travail, prendre les transports. Le code vert autorise tout accès, l’orange une quarantaine préventive de sept jours, et le rouge oblige à un confinement total de 14 jours, correspondant à la durée d’incubation du virus.
Cette application est issue d’une de ces coopérations entre groupe privé et autorités gouvernementales dont la Chine est coutumière. Elle est un simple module supplémentaire ajouté à l’application Alipay, la solution de paiement par mobile d’Alibaba Group et Ant Financial. L’application compte près de 900 millions d’utilisateurs : la puissance de l’e-commerce leur permet de toucher la grande majorité de leur population .
L’Alipay Health Code est critiquable à plus d’un titre : l’évaluation du degré de risque repose sur des déclarations subjectives. Par ailleurs, l’algorithme de calcul du score de risque est opaque : aucune explicitation de sa formule n’est donnée.
Dans le principe, le Health Code pourrait être amélioré facilement, en croisant tous les canaux de l’IoT. Plusieurs dispositifs simples permettent aujourd’hui de délivrer des diagnostics fiables par smartphone : relevé de température corporelle, analyse de la salive, échantillonnage du derme ou de la composition sanguine. Naturellement, le Health Code deviendrait beaucoup plus fiable par croisement avec les données médicales de chacun, ce qui pose bien entendu un problème de confidentialité personnelle.
Par ailleurs, le QR code permet de tracer le parcours de chaque personne à chaque borne d’accès, qu’une surveillance complémentaire par drones ferait atteindre une précision centimétrique. Une surveillance sur données cartographiques des foyers d’infection recoupée avec les données géolocalisées du Health Code alerterait sur d’éventuelles incohérences et permettrait de tracer et corriger d’éventuels QR code erronés. Ce traçage n’est pas propre à la Chine populaire, la Corée du sud l’a mis en place sur smartphone également, avec les avantages d’une société libre : anonymisation, transparence des algorithmes.
Ce type d’utilisation de la technologie fait hurler dans nos sociétés. D’autant qu’en Chine populaire, toute donnée personnelle est potentiellement utilisée à 100% par le gouvernement : le respect de la confidentialité personnelle n’existe tout simplement pas.
Cependant, dans le cas d’une crise telle que le COVID-19, il faut se demander à quel endroit se situe la privation de liberté. Faute de disposer de telles technologies ciblées et surtout des moyens de les employer, nous faisons appel en Europe à un mode beaucoup plus fruste et pas moins coercitif : le confinement. Faut-il troquer la confidentialité des données personnelles contre la privation de l’une des libertés les plus élémentaires, celle de se déplacer ? La comparaison entre les deux méthodes montre que nous devenons des sociétés de plus en plus primitives et archaïques en termes de moyen d’action, comparés à l’Asie.
Un suivi et un traçage individualisé permettent une gestion bien plus fine et efficace de l’épidémie. Les pays asiatiques ont pu redémarrer beaucoup plus vite leur économie, tandis que nous lui imposons un moratoire total et sans distinction : un choc dont nous nous remettrons bien plus difficilement. Si les pays asiatiques ne redémarrent pas aujourd’hui à plein régime, c’est beaucoup plus du fait de l’arrêt quasi-complet des économies occidentales clientes de leurs exportations que de leur propre machine économique.
Les courbes d’évolution de l’épidémie par pays montrent toutes que plus l’anticipation, la détection, le suivi individualisé étaient mis en place, plus vite le virus était vaincu. Les personnes en confinement total restent en plus petite proportion, et il est possible dans leur cas de développer des services de livraison alimentaire à domicile assurant une barrière de sécurité étanche dans les cas les plus graves. Impossible d’assurer une telle logistique pour toute une population soumise de façon binaire au confinement.
Civisme ou oppression ?
La réponse chinoise et plus généralement asiatique à la crise du COVID-19 suscite aussi bien des sentiments d’admiration que de répulsion. S’agit-il d’un sens civique que nous avons perdu en occident ou d’une terrible pression sociale et gouvernementale écrasant l’individu ? La technologie n’explique pas toute l’efficacité de leur réaction : l’IoT a été un facteur amplifiant la coordination de sociétés déjà habituées à faire preuve de discipline collective.
La formidable puissance de l’IoT et du Big Data leur a permis d’agir de façon à la fois massive et fine, une coordination de toute la population mais néanmoins personnalisée, de façon à employer au mieux chaque ressource pour que la machine économique continue de tourner.
Les connaisseurs des sociétés asiatiques savent que la pression sociale et la surveillance sociale et familiale sont beaucoup plus élevées que dans le monde occidental. Une telle organisation est vécue en occident comme un carcan. Dans son fameux livre « Sapiens », Noah Harari décrit l’apparition de l’individualisme au fondement de nos démocraties libérales comme le libérateur de l’organisation archaïque tribale, où le contrôle social régentait la vie de chacun. Le libre choix de chaque individu, régulé par la loi, se substituait à la tribu familiale dirigée par un chef de clan et la surveillance croisée du voisinage.
Il ne s’agit pas de regretter l’ordre ancien, dont tous les romanciers ont montré la pesanteur et l’iniquité. Mais une notion se trouve à mi-chemin entre la liberté individuelle de chacun et la surveillance sociale : celle de Civisme. Le civisme va au-delà d’un simple respect de la loi, il comprend un respect de la collectivité, d’un ordre social, supposant une connaissance des droits et devoirs de chacun.
Il possède la vertu de rendre plus réelle la méritocratie : les sociétés dépourvues de civisme laissent le champ libre, voire promeuvent systématiquement les faussaires et illusionnistes en lieu et place des hommes d’engagement et de compétence. Nous le constatons, en ce moment même, dans nos propres sociétés. Le civisme fait comprendre qu’il n’y a pas de liberté réelle sans éthique de l’action ni éthique de la responsabilité. Sans cela, l’exercice du libre arbitre est bien plus le trépignement impatient de décisionnaires post-adolescents préoccupés par leurs postes, que l’affirmation véritable de la liberté, la réalisation de choix dont nous nous sommes donnés les moyens, au sein des choix des autres et des contraintes du réel.
La valeur de civisme s’est fortement amoindrie en occident, souvent moquée comme archaïque, « ringarde ». Par un retournement de l’histoire, elle pourrait redevenir l’un des piliers du monde moderne, et rejeter l’individualisme complet au rang d’archaïsme primitif, de sociétés incapables d’agir de façon à la fois efficace et éthique.
Les critiques des sociétés post-modernes décrivent souvent celles-ci comme le lieu d’individus « atomiques », seuls, isolés, s’entrechoquant comme les particules élémentaires (Michel Houellebecq) d’un gaz dans des collisions indifférentes et vides de sens. Les seuls horizons du libre arbitre, de l’échange marchand et du droit auraient asséché tout lien social, toute relation humaine authentique.
Si ces descriptions très à la mode ont une part de vérité, elles demeurent simplistes. La société des « particules élémentaires » a bien succédé à la société patriarcale et tribale pour la remplacer. Mais elle est elle-même en train d’être détrônée par une nouvelle organisation sociale : les sociétés réticulaires, venues d’Asie. Celles-ci redonnent vie aux notions de lien local, de connexion de proximité immédiate, de lien de voisinage.
Ces sociétés sont-elles meilleures que les précédentes ? Il est impossible de répondre à cette question. Les sociétés réticulaires portent en elles aussi bien des organisations humaines plus avancées et plus civilisées, que des cauchemars collectivistes. Leur nature bénéfique ou maléfique est indécidable : elle dépend de choix que nous aurons faits, de bifurcations critiques que nous aurons prises.
Des sociétés organisées comme des réseaux de neurones
La très grande force des sociétés réticulaires est de reproduire l’organisation des réseaux neuronaux rencontrés en sciences cognitives. Les réseaux neuronaux parviennent à résoudre des problèmes extrêmement complexes par leur organisation globale, en appliquant des lois très simples au niveau de leurs cellules élémentaires limitées à leur voisinage immédiat.
Quelques cellules s’assemblent en « grappes », correspondant au voisinage familial ou social immédiat, formant une topologie d’ensemble avec le reste du réseau. L’intelligence connexionniste entretient sans cesse des mises à jour entre les connexions de cellules élémentaires topologiquement voisines et l’organisation globale du réseau. La topologie locale de la famille et de nos connaissances est en interaction avec l’organisation collective de la totalité du réseau. Le civisme est le liant qui permet à l’ensemble de fonctionner, ce qui assure que la propagation des signaux entre l’échelle locale et l’échelle globale est fidèle, fiable, pertinente.
Ce génie de l’organisation collective est bien connu de tous ceux qui ont eu à travailler avec des partenaires asiatiques. Lors de rapports professionnels avec des collègues japonais ou chinois, j’ai toujours été frappé par la grande différence de résultat lorsqu’une présentation était à préparer en peu de temps, un ou deux jours, et que cette présentation impliquait au moins une douzaine de personnes. Le côté français n’arrivait généralement qu’à produire des slides très pauvres de contenu, de trois ou quatre « bullet points » chacun. Une présentation collective en provenance d’Asie, même dans un délai de deux jours, fournit un contenu détaillé, illustré, issu visiblement d’une exceptionnelle coopération d’équipe.
Ces capacités d’action collective parfois étonnent positivement, parfois effraient. Elles ne sont pas une légende ou un préjugé, elles correspondent à une réalité sociale. Les préjugés péjoratifs, les comparaisons désobligeantes avec des « fourmis » sont nées de ce constat. Il s’agit d’une agressivité dédaigneuse masquant la frayeur d’une capacité que nous ne savons pas produire. Les amateurs de la littérature de Bernard Werber savent combien l’intelligence de la fourmilière peut être redoutable et ne mérite aucun mépris.
En quoi la technologie et particulièrement l’IoT interviennent-ils dans cet avantage que possède l’Asie ? Leur organisation sociale n’est-elle pas suffisante ? L’IoT ne crée pas l’intelligence de la fourmilière, mais elle en amplifie considérablement la force. Comme le fait remarquer Elon Musk, nos objets connectés sont devenus déjà des sortes de prothèses en prolongement de notre corps biologique. Point n’est besoin de transhumanisme : smartphones, montres connectés et drones sont déjà des yeux, oreilles et parfois cerveaux prolongeant nos fonctions.
Dans le cas du COVID-19, l’application coréenne sur smartphone permet de suivre les parcours individuels géolocalisés des personnes infectées, protégées heureusement par l’anonymat. La coordination entre les réactions locales de la « grappe » familiale et sa contribution au réseau global s’en trouve démultipliée et accélérée. La coordination avec nos proches devient plus rapide et plus profonde, se propageant à l’ensemble du réseau.
La multitude de capteurs que l’IoT dissémine dans la société ajoute de nombreux automates cellulaires se mixant avec les cellules individuelles que sont chaque personne, dans une symbiose du biologique et du silicium. La puissance d’organisation collective s’en trouve démultipliée, chacun étant informé en temps réel de nouvelles à toutes les échelles, de la plus locale à la plus globale.
L’intelligence de la fourmilière peut faire peur ou nous émerveiller. Mais factuellement une chose est certaine : elle est beaucoup mieux adaptée à nos gigantesques métropoles surpeuplées et obligeant à des parcours virtuels complexes, parsemés de codes d’authentification et de clés d’accès. Nos métropoles ne sont pas seulement vastes et nombreuses, elles sont un enchevêtrement de corridors numériques, tout comme le labyrinthe des tunnels creusés dans la fourmilière. L’organisation réticulaire de la société, cimentée par le civisme, est incomparablement plus adaptée à ces contraintes modernes que le simple rassemblement d’individus isolés limités par les seules contraintes de la loi.
La main invisible 3.0 ou le Big data brother
La supériorité des société réticulaires devient évidente dans le cas d’une crise telle que le COVID-19, où une réponse à la fois puissante, coordonnée et individualisée de toute la société est nécessaire. Le viral ne peut être combattu que par le viral : une épidémie est vaincue par une société qui emploie toutes les capacités de la propagation biologique.
Lorsqu’un problème à résoudre passe un certain seuil de complexité, la puissance auto-organisatrice des réseaux de neurones et du Machine learning est sans commune mesure, comparée à la programmation classique faite d’instructions explicites.
Les sociétés réticulaires sont une arme d’action coordonnée qui ne laisse aucune chance aux sociétés régies par quelques règles explicites à observer. Dans n’importe quel jeu de stratégie (Echecs, Go, Shogi, …), le Machine surclasse très largement la programmation classique.
Lutter contre une société réticulaire avec nos moyens classiques d’organisation revient à combattre avec des arcs et des flèches contre des armes à feu, et le COVID-19 le souligne cruellement. Le malaise de l’occident est que dans le jeu entre les Indiens armés d’arcs et de flèches contre des pionniers équipés de fusils, il se trouve pour la première fois dans la position de l’Indien…
Il ne faut pas vouer un culte irraisonné aux société réticulaires. Elles sont comme les réseaux sociaux : tantôt le vecteur de forces aveugles et collectivistes, d’autant plus redoutables qu’elles sont puissantes, tantôt une puissance inédite pour la liberté, obligeant des gouvernements malhonnêtes à rendre des comptes et redonnant le pouvoir à chaque individu et citoyen.
L’ouverture ou l’oppression qu’elle peuvent apporter dépendent de nos choix. Là encore, la technologie n’est pas neutre mais politique. La cryptographie peut-être une bonne parade aux tentation totalitaires de l’abus de données personnelles. Des applications telles que celles du Health Code sont un bénéfice si la confidentialité des données est garantie et si la transparence sur les critères de cotation est respectée : les technologies du respect de la personne doivent accompagner les technologies du Big Data.
Il est encore temps pour les pays occidentaux de relever ce défi, de faire en sorte qu’une version 3.0 de la pensée de John Locke et d’Alexis de Tocqueville soit incorporée à la révolution de l’IoT et des sociétés réticulaires, qu’elles concilient le respect de la personne, de sa liberté de conscience et de la propriété de ses données personnelles, avec les vertus du civisme que nous avons oubliées.
Pour l’heure, nous sommes réduits à l’état de spectateur des pays technologiquement avancés de l’Asie, menant le débat des organisations sociales et technologiques du futur. A nous de relever le défi si nous voulons reprendre le contrôle de notre destin.
L’enjeu, c’est la transparence : si toutes ces applications devaient, de manière obligatoire, ouvrir leur code ; si leur paramétrage et le détail des données prélevées faisaient l’objet de discussions publiques précises ; si toute propriété intellectuelle était inapplicable, et tout profit impossible ; si les sanctions en cas de non-respect de ces obligations étaient à la hauteur du préjudice ; ces systèmes n’en seraient pas moins efficaces…