Alors que le président Macron a annoncé le retour à la société de sobriété voici un ouvrage qui risque d’interpeller les Français. Oser parler de « La joie de manger » (1) alors que l’inflation galope et que les consommateurs voient pointer les premières pénuries alimentaires ne manque pas de sel. Mais quand le professeur Lecerf a entrepris d’écrire son ouvrage dont le sous-titre est « nourrir, réjouir, réunir », le contexte n’était pas le même. Dans une société de consommation, où la nourriture était superfétatoire et encore bon marché il fallait trouver une sens spirituel à cet acte fondamental qui définit la constitution de tout être vivant : manger. Ainsi l’avant-propos donne la tonalité « Manger est devenu source d’inquiétude, voire d’angoisse …l’hygiénisme menace… les exclusions alimentaires se multiplient » Il est donc nécessaire de redonner sens à l’existence d’un homme de plus en plus triste qui a perdu la joie de manger.
L’entreprise est de taille puisque le professeur à l’Institut Pasteur de Lille, qui est également praticien au CHRU de la même ville et a été ordonné comme diacre, répond à la question de la signification de l’acte de manger sous toutes les facettes : non seulement sur les aspects scientifiques et nutritionnels, mais également sur les dimensions éthiques, morales et spirituelles. Il s’adresse à la fois aux croyants et aux non-croyants. Voici donc un ouvrage complet que l’on pourra parcourir pour trouver des réponses à toutes les questions pratiques et philosophiques que l’on se pose sur l’alimentation. On dégustera d’autant plus ce croustillant mille-feuille qu’il est truffé de savoureuses citations d’auteurs aussi variés que des chefs cuisiniers (de Brillat-Savarin à Anne Sophie Pic), des grands noms de la littérature française (écrivains et autres philosophes) des scientifiques de renom, des Saints et autres religieux … un délicieux mélange que seul un esprit oecuménique est capable de composer.
Si la question du sens de l’alimentation vaut la peine d’être posée, c’est d’abord parce que manger est un acte essentiel et constitutif de notre nature : « l’homme, nous dit le professeur Lecerf, n’est pas un animal comme les autres : il cuisine. » Et il ne mange pas toujours la même chose… « les idéologies qui ont enlaidi le XXe siècle et gangrené le XXIè ont en commun l’impuissance culinaire » Seul l’homme civilisé est donc capable de composer un menu digne de ce nom. On comprend l’enjeu politique qui se cache derrière l’art culinaire. Un pays comme la France a toutes les bonnes raisons de se redresser quand on aborde ce sujet d’autant plus que l’UNESCO a classé le repas gastronomique des Français en patrimoine culturel immatériel de l’humanité et que les Français restent les champions du monde du temps passé à table avec 2 heures 13 par jour en moyenne… mais toutes ces satisfactions ont besoin d’être défendues : « dans un monde aseptisé, hygiéniste, cet art de vivre est menacé. » Les régimes individuels et les particularismes alimentaires nuisent à notre vie en communauté : « il n’y a pas que la politique, l’argent ou la religion qui divisent aujourd’hui. L’alimentation aussi, malheureusement. » La conclusion du premier chapitre sur le plaisir et le partage, c’est que malgré les temps troubles et les nombreuses pathologies, il ne faut jamais perdre de vue que « Manger fait du bien. L’acte alimentaire est au service de la nutrition et de la vie. L’homme ne doit pas en être esclave. »
Ayant aiguisé notre appétit, le citoyen Lecerf enfile alors sa blouse de praticien pour un deuxième chapitre dans lequel il entreprend de nous parler de « notre alimentation et de notre corps »… des questions qui remontent à l’aube de notre civilisation : Hippocrate prônait « Que ton alimentation soit ton médicament » et Platon invoquait la modération à toutes les sauces. Ces principes ont accompagné les développements de notre civilisation. Ce n’est qu’au XXè siècle que la diététique a accompli des progrès remarquables : lors de la première moitié du siècle on s’est intéressé à la connaissance du rôle des micro-nutriments, puis lors de la deuxième moitié du siècle on s’est concentré sur « l’identification des facteurs nutritionnels incriminés dans les maladies chroniques »
Ces études ont permis de montrer notamment que dans le cas des maladies multi-factorielles, une bonne alimentation même si elle pouvait jouer un rôle considérable dans la prévention et parfois la guérison n’était pas une condition nécessaire et suffisante. Aussi, fait important relevé par le professeur : « Quoiqu’on en dise, notre alimentation n’a jamais été si sûre et si saine. » Et cela malgré les accidents qui surviennent parfois dans la chaîne alimentaire aussi bien pour ce qui concerne l’alimentation industrielle d’ailleurs que l’alimentation dite bio. Pour ceux qui en douteraient, il suffit de rappeler que « l’espérance de vie est passée de 24 ans sous Louis XIV à 45 ans en 1900 et à 84 ans chez les femmes aujourd’hui » On peut donc remercier l’agriculture et l’industrie agro-alimentaire qui ont fourni une « alimentation abondante et variée au plus grand nombre » Au sujet de l’exposition aux phytosanitaires et du bio, le professeur Lecerf s’appuie sur plusieurs études pour dire que les choses ne sont pas catastrophiques comme certains voudraient le laisser entendre mais il serait faux de leur prêter tous nos maux d’autant plus que notre exposition à ces produits et bien en deçà des normes préconisées par les organismes réglementaires.
Le docteur Lecerf énumère alors les quatre principes universels que notre savoir nous a permis de mettre au jour : Le premier est qu’aucun aliment n’est mauvais en soi, seuls les excès le sont il faut donc de la modération en toute forme d’alimentation ; la deuxième loi est qu’il n’y a pas d’aliment parfait (excepté le lait maternel jusqu’à l’âge de 6 mois)… la variété est donc le corolaire de cette deuxième loi. La troisième loi est qu’il n’y a pas d’aliment indispensable … mais attention : « puisque la variété est indispensable (2è loi) il faut puiser dans toutes les familles d’aliments » et « si on ne mange pas de viande, il faut chercher ailleurs les protéines qu’elle apporte. » L’activité physique enfin, vient parfaire ces trois lois universelles.
Suivent alors dans ce même chapitre, des réflexions sur l’omnivore, le comportement alimentaire, la symbolique alimentaire, les exclusions alimentaires, et les rumeurs et les peurs alimentaires… des peurs qui selon le professeur Lecerf « ne connaissent pas une telle acuité dans les pays où l’abondance alimentaire n’existe pas. Alors que les famines ont disparu de notre pays (mais pas la misère) et que notre alimentation n’a jamais été aussi sûre et si saine, c’est un peu comme si une peur, celle du manque avait été remplacée par une autre. Ceci nous a conduits à ne plus supporter le risque zéro (qui par ailleurs n’existe pas)… » Le plaisir de manger implique, on s’en doute de ne pas se laisser dominer par ses peurs.
Autre point important qui fait l’objet d’un chapitre c’est le rapport entre notre alimentation et le respect de la création. Le professeur Lecerf va donc chercher un juste milieu en oscillant en permanence entre des points qui se trouvent souvent opposés les uns aux autres : le respect des agriculteurs d’une part à qui on doit notre alimentation et le respect de la Création, d’autre-part qui passe par la sobriété, une gageure au sein de notre société de consommation : « on voudrait tout, tout essayer, tout goûter, tout avoir, mettre la main sur toute chose. »
Aussi on aurait tort, et c’est le premier enseignement que nous donne le diacre Lecerf, de croire que la Bible nous enseigne de prendre l’ascendant sur la Nature « Dans la Bible, l’homme créé devient lui-même cocréateur. Il n’est pas maître de la nature : il est, selon la sagesse chrétienne son usufruitier. » Le texte biblique est très clair à ce sujet : « Le Seigneur prit l’homme et l’établit dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder (Gn 2,15) » Il y a donc une « relation de réciprocité responsable entre l’homme et la nature ».
La sobriété passe alors par des actes tels que la lutte contre le gaspillage (1,3 milliards de tonnes de nourriture perdue ou gaspillée soit 25 à 30 % de la production alimentaire). S’il s’en réfère à la Bible et au Pape François pour la nécessaire prise en compte de la Nature et de la cause environnementale par l’agriculture, le diacre Lecerf n’hésite pas à rappeler que «l’écologie ne peut pas être au service d’une idéologie de diktats autoritaires et sans nuance. Oui à une écologie intégrale, intégrant l’humain, mais non à une écologie intégriste et sectaire. Il ne faut opposer ni les urbains aux ruraux, ni les paysans aux écolos, ni les bios aux conventionnels. Il faut avancer ensemble, sans dogmatisme, ni terrorisme vert ou rouge. » La soupe gaspillée sur les tournesols de Van-Gogh ce jour en est encore un bel exemple !
On l’aura compris, voici un ouvrage qui entreprend de légitimer sous toutes ses facettes son titre : c’est à dire la joie de manger. Il ne faut pas qu’il y ait d’angle mort et plutôt que tous les révéler ; nous laisserons le lecteur sur sa faim histoire de le faire un peu saliver en nous contentant de communiquer le menu des trois derniers chapitres consacrés à l’Ethique et la morale du corps et de l’alimentation (on y trouvera par exemple un succulent réquisitoire contre des juristes qui entendent légiférer contre l’obésité); à la spiritualité (un chapitre passionnant consacré au thème religion et alimentation et truffé de citations des Saintes écritures) ; et un final en apothéose dédié à la Joie : « Faire que tous puissent accéder à cette nourriture est un premier objectif. Tout faire pour que nos aliments soient issus d’une chaine où la nature, le sol, les plantes, les animaux la terre soient, eux aussi, bien soignés est un juste combat. Tout est lié. Parce que nous sommes libres de faire le bien, c’est notre responsabilité d’agir dans ce sens. Certains parlent à juste titre d’urgence écologique. Mais la première urgence est celle de la fraternité. » Je vous laisse passer à table avec la joie de manger.
(1) https://www.editionsducerf.fr/librairie/livre/19515/la-joie-de-manger
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