Ces dernières années, la Blockchain (chaine de bloc) a beaucoup défrayé la chronique dans le secteur de la banque et de la finance, qui ont vu les crypto-monnaies se multiplier et renforcer leur rôle d’outsider. La définition communément admise est celle d’une « technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente, sécurisée, et fonctionnant sans organe central de contrôle. » Le mathématicien Jean-Paul Delahaye, donne une image parlante : « un très grand cahier, que tout le monde peut lire librement et gratuitement, sur lequel tout le monde peut écrire, mais qui est impossible à effacer et indestructible. » L’investisseur Cyrille Pagliano, y voit la troisième ère du digital. Dans un excellent article de vulgarisation publié sur Medium, il explique qu’elle combine trois éléments : la cryptographie, les réseaux de peer to peer et enfin – le point qui nous intéresse le plus ici – « La solution au ‘Byzantine problem’, vieux de plusieurs siècles, qui pose la question suivante : comment un groupe de gens qui ne se connaît pas peut établir une relation de confiance et collaborer entre eux. » Parce qu’elle est un formidable outil de promotion d’une confiance électronique inviolable bien que virtuelle, la blockchain s’est imposée dans l’univers des monnaies. Mais aussi dans l’univers de ce que l’on appelle les contrats intelligents (smart contracts). On peut faire exécuter un contrat élaboré par un programme sans l’intervention d’un tiers de confiance. Ainsi, les secteurs de l’assurance et du notariat sont directement concernés par ces avancées. Mais s’il est un secteur où la blockchain pourrait bien s’imposer, alors que personne ne l’attend, c’est celui de l’industrie agro-alimentaire pour la bonne et simple raison que le sujet de la confiance est devenu fondamental pour les consommateurs.
Des consommateurs en quête de confiance
En effet, dans le sondage Eurobaromètre de décembre 2017 sur la Politique Agricole Commune, à la question « Quelles devraient être les deux responsabilités principales des agriculteurs dans notre société ?» les Européens sondés placent en tête « Fournir de la nourriture sûre, saine et de qualité élevée » à 60 % et « Assurer le bien-être des animaux d’élevage » à 38 %. À noter également une assez bonne connaissance des labels de qualité (commerce équitable, agriculture biologique, appellation d’origine protégée, indication géographique protégée et spécialité traditionnelle garantie…) pour 63 % des européens sondés. On imagine donc parfaitement que ces solutions de blockchain pourraient jouer un rôle important dans le secteur agricole, notamment pour tout ce qui relève de la certification des origines de la production. Et ce, à tous les niveaux de la chaîne de production.
Des solutions de la fourche à la fourchette
Ainsi, sur le continent africain les agriculteurs utilisent désormais la blockchain pour améliorer la gestion foncière. C’est ainsi qu’au Ghana, par exemple, comme le rappelle Cédric Dubucq, dans une tribune pour Commodafrica « près de 90 % des terres rurales ne sont pas répertoriées dans une base de données officielle (…) la blockchain permettra ainsi de remplacer le tiers de confiance. » Ainsi, « l’innovation blockchain permettrait de digitaliser le cadastre et d’offrir ainsi une solution pérenne et fiable d’identification des terrains et immeubles. » Si la blockchain est capable de pacifier le foncier africain, on s’imagine alors que les problématiques liés à la confiance des consommateurs ne seront pour elle qu’une sorte de figure de style. Certaines technologies permettent déjà de simplifier un processus complexe tel que celui du suivi des achats. Dans le cas d’achat d’un stock de produit agricole, on a besoin aujourd’hui d’un tiers local qui supervise la livraison des marchandises. En utilisant la blockchain on peut tout à fait se passer de cet intermédiaire. Cela permet d’accélérer le processus et de faciliter le payement. Sur le site coincentral.com on apprend que la société Louis Dreyfus a réalisé récemment une vente de plus de 60 000 tonnes de soja au gouvernement chinois en utilisant la blockchain et qu’ils auraient ainsi pu économiser plus de 80 % de temps, la transaction n’ayant pris qu’une semaine. L’auteur de l’article ajoute qu’on pourrait tout à fait imaginer à l’avenir, des contrats intelligents entre un agriculteur et un restaurateur, sans aucun intermédiaire. À cela s’ajoute la possibilité de tracer les produits. Comme le souligne Remi Schmaltz dans un excellent article de synthèse, la traçabilité et les chaînes d’approvisionnement font parties des applications essentielles de la blockchain pour l’agriculture : « Un registre de la blockchain pourrait enregistrer et mettre à jour l’état des cultures, de la plantation à la récolte, en passant par le stockage et la livraison. L’avantage des grandes opérations est un registre sécurisé, immuable, qui garantit que vous ne perdrez jamais une cargaison. L’état de toutes vos cultures est disponible en temps réel. » À cela s’ajoute enfin la solution qui répond aux attentes de certifications des consommateurs : « La traçabilité ne se limite pas aux cultures elles-mêmes. Avec les bonnes sources d’information et / ou des capteurs sur le terrain, les producteurs peuvent accéder à des dossiers détaillés sur la qualité du sol, les applications sur le terrain, les conditions météorologiques, les pratiques agricoles et le type de semences.»
Un « bloc » à l’édifice de l’agriculture de précision
L’agriculture de précision se présente comme une solution à de nombreux problèmes et qui devrait mettre d’accord les parties prenantes (agriculteurs, consommateurs, distribution, ONG). Les analystes estiment que son marché devrait atteindre les 730 Millions à 2,42 Milliards d’ici 2020. Cette innovation consiste dans le déploiement une panoplie d’innovations au coeur de la ferme : drones, capteurs intelligents, tracteurs autonomes, applications liées à l’internet des objets… Le terme de « précision » vient du fait que chaque geste de l’agriculteur est assisté par la technologie, ce qui permet d’accroître l’efficacité et d’éviter les pertes[1]. Comment la blockchain trouve-t-elle sa place dans cet environnement technologique ? Dans une étude intitulée « Blockchain : le prochain pas dans l’évolution de l’Agriculture de l’Information-Communication et Technologie [2] » une équipe de chercheurs de l’université de Taipei et Taiwan, ont démontré le rôle crucial de la blockchain pour sécuriser l’ensemble des interfaces déployées sur une ferme qui aurait recours à ces technologies. Ainsi, d’après eux : « Il a été officiellement reconnu que l’agriculture de précision augmente la menace pour la sécurité nationale par rapport au secteur agricole d’un pays en l’exposant au vol de données, au piratage des systèmes vulnérables et aux tactiques utilisées pour tenter de voler les bases de données d’une ferme. Acharya et Acharya citent des scénarios de risque associés à la technologie agricole du secteur privé tels que Hydrobio, par exemple, qui utilise des images satellites pour automatiser les décisions d’irrigation et pourrait être piraté, ce qui entraînerait des pertes économiques et une instabilité sociale lorsque les champs de récolte sont inondés. [3]» Les chercheurs citent ainsi une série d’exemples de dispositif vulnérables : programmes de pulvérisation automatique (Blue River Technology), tracteurs auto-pilotés par satellites (John Deere), télédétection et gestion des maladies (Taranis), maillage intelligent des champs dans l’objectif d’accroitre la productivité (Climate Corp)….Tous ces outils révolutionnaires sont vulnérables et susceptibles de faire l’objet d’attaques ciblées. Le recours à la blockchain s’avère alors être une solution stratégique pour sécuriser l’ensemble des dispositifs de l’agriculture de précision : « la Technologie Blockchain avec ses caractéristiques de sécurité crypto-économique pourrait garantir que les données et l’infrastructure technologique telles que les base de données d’envergure nationale conformes aux normes, standards agricoles et dénominations internationaux resteraient impénétrable aux attaquants malveillants. [4]»
Les quelques exemples que nous venons d’énumérer parlent d’eux-mêmes : de la même manière que nous avions démontré que l’agriculture de précision pouvait jouer un rôle fondamental pour l’avenir du « bio », une fois de plus, on constate que c’est l’innovation technologique qui est la plus susceptible de révolutionner l’agro-industrie et de répondre précisément aux attentes de toutes les parties : en simplifiant le métier de l’agriculteur et l’aidant faire son travail avec davantage de précision et de sécurité, en facilitant la distribution et en permettant de raccourcir la chaîne entre producteur et consommateur et finalement en donnant au consommateur la possibilité de disposer de garanties inviolables qu’il attend. Une opération tout bénéfice donc pour une agriculture qui modernise son image et pour le consommateur qui pourra renouer un lien de confiance perdu.
[1] Comme l’a montré une étude du cabinet Mc Kinsey sur comment le big data va révolutionner la chaine mondiale de l’alimentation : environ un tiers de la production annuelle des pays émergents et en voie de développement est perdu. Cela représente une perte d’environ 940 milliards de $ et une empreinte carbone de 4,4 Giga Tonne de CO2. On rappellera que pendant ce temps, plus de 795 millions d’individus ne mangent toujours pas à leur faim. L’agriculture de précision devrait contribuer à résoudre ce problème. https://www.mckinsey.com/business-functions/digital-mckinsey/our-insights/how-big-data-will-revolutionize-the-global-food-chain
[2] Yu-Pin Lin 1,*, Joy R. Petway 1, Johnathen Anthony 1, Hussnain Mukhtar 1, Shih-Wei Liao 2, Cheng-Fu Chou 2 ID and Yi-Fong Ho 3, « Blockchain: The Evolutionary Next Step for ICT E-Agriculture » http://www.mdpi.com/2076-3298/4/3/50/pdf
[3] « It has been officially recognized that precision agriculture increases the national security threat levels for a nation’s agriculture sector by exposing it to data theft, hacking vulnerabilities, and to tactics used with ‘the intent to steal farm-level data in bulk’ [57]. Acharya and Acharya [58] cite risk scenarios associated with private sector agricultural technology such as Hydrobio (http://hydrobioars.com/) which uses satellite imagery to automate irrigation decisions and could be hacked resulting in economic loss and social instability when harvestable crop fields are flooded. » Ibid., p. 5
[4] « At the same time, however, since it is a centralized field management platform that gives data-driven insights to users, it is vulnerable to becoming a single point of failure for farms across the nation if hacked [58]. Blockchain technology with its cryptoeconomic security features would ensure that data and technological infrastructure such as a national level distributed database conforming to international agricultural standards and naming conventions would remain impenetrable to malicious attackers. » Ibid., p.5
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