Dans l’ouvrage Le Magicien et le Prophète[1], Charles C. Mann expose la controverse implicite entre deux visionnaires à l’origine de deux courants de pensée diamétralement opposés : William Vogt et Norman Borlaug[2]. Chacun propose une conception différente de la manière dont il faut pratiquer l’agriculture en vue de nourrir l’humanité. Et si l’agriculture de précision permettait de trouver un terrain d’entente entre les deux ?
William Vogt : un Prophète de la cause environnementale
Né en 1902, William Vogt est un écologue et ornithologue américain. On retiendra deux faits marquants dans le portrait très détaillé qu’en dresse Mann : sa mission en Amérique latine pour observer le phénomène de la raréfaction des oiseaux qui sont à l’origine de le guano (un fertilisant naturel, très prisé à l’époque) et la parution de son best seller Road to survival, dans lequel il exprime ses craintes sur les risques de surpopulation sur Terre. D’après C. Mann, cet ouvrage fut la source d’inspiration du mouvement environnementaliste. Il aurait inspiré Rachel Carson pour son Silent Spring et Paul Ehrlich pour l’également très célèbre The Population Bomb.
Selon l’historien Allan Chase, « chaque argument, chaque concept, chaque recommandation faite dans la Route vers la survie, deviendront intègres pour la sagesse conventionnelle de la génération post Hiroshima des citoyens américains éduqués ». [3] Dans cet ouvrage, Vogt s’en prend violemment au capitalisme et à la libre entreprise. Il y fait également une inversion de l’usage fait du terme « environnement » qui ne signifie pas « les facteurs naturels extérieurs qui affectent les humains », mais « les facteurs naturels extérieurs qui sont affectés par les humains ». Aussi, il définit un concept fondamental, « la capacité porteuse » (The Carrying Capacity) qui définit en écologie « la taille maximale de la population d’un organisme qu’un milieu donné peut supporter ».
Ce concept s’exprime aujourd’hui sous la forme des limites planétaires (planetary boundaries) ou limites à l’intérieur desquelles, l’humanité peut œuvrer facilement : « utilisation de trop d’eau », « mettre trop de nitrate et de phosphore d’engrais dans la terre », « épuiser la couche d’ozone dans la stratosphère », « changer l’acidité des océans », « utiliser trop de terre pour l’agriculture », « faire disparaître les espèces trop rapidement », « mettre trop de produits chimiques dans les écosystèmes », « polluer l’air ambiant », et « relâcher trop de carbone de dioxyde dans l’atmosphère ». Comme le souligne C. Mann, Vogt croyait qu’une vie humble, centrée sur le local, orientée vers la vie en communauté était une conséquence logique de la reconnaissance des limites environnementales (la nécessité de respecter la capacité porteuse globale) et humaines (le manque de connaissances sur les interactions écologiques).
Norman Borlaug : le magicien de la deuxième Révolution verte
À l’opposé des principes de Vogt, on trouve donc le célèbre agronome américain Norman Ernest Borlaug. Né dans l’Iowa en 1914, celui que l’on considère comme le père de la Green Revolution (ou deuxième révolution agricole) a reçu le prix Nobel de la paix en 1970. D’aucuns disent qu’il a sauvé à lui seul plus d’un milliard de vies. Aussi, C. Mann en fait le magicien de son ouvrage. Et comme il l’expose magnifiquement, la mission que va s’assigner Borlaug tout au long de sa carrière est celle de la pathologie des plantes qui est une vision totalement différente de celle que s’est fixée un Vogt ou d’un Aldo Leopold, par exemple, puisqu’il s’agit de « se débarrasser des ravageurs et des maladies qui entravent les besoins humains ». Et pour l’auteur « alors que l’écologie de Vogt était un exercice d’humilité et de limites, la pathologie des plantes selon Borlaug était une méthodologie d’extension. Isoler le sujet d’étude, répéter l’expérience à volonté et ensuite pousser le résultat aussi loin que possible…. »
Pendant des années, ce véritable héros de l’agriculture moderne procéda par essais et erreurs dans la banlieue de Mexico, en s’appuyant sur le programme de financement mis en place par la fondation Rockefeller qui souhaitait venir en aide aux plus démunis dans cette région sinistrée. Ainsi, dans une lettre à son épouse, Borlaug écrit : « Ces endroits que j’ai vus m’ont frappé – ils sont si pauvres et déprimés. La terre manque tellement de force ; les plantes ont peine à exister. Elles ne poussent pas vraiment elles essayent juste de survivre. Le niveau d’approvisionnement dans la terre est si faible que les blés ne produisent que quelques graines… Peux-tu imaginer un pauvre Mexicain se démenant pour réussir à alimenter sa famille ? Je ne sais pas ce que nous devons faire pour les aider ». On rappellera que Borlaug lui-même était issu d’une famille pauvre. Aussi, alors qu’un Vogt a analysé le problème en se disant que la mauvaise qualité de l’environnement était le problème, Borlaug, lui, s’est concentré sur les méthodes des agriculteurs. Après de nombreux essais et erreurs, il a fini par réussir à sélectionner une variété de blé résistant à la maladie de la rouille noire (Puccinia Graminis) qui décimait les plantations locales. Cette variété en plus d’être résistante – fait unique et nouveau – pouvait pousser dans tous les environnements.
Comme l’explique C. Mann par la suite, la méthode Borlaug se transposerait sous forme d’un package comprenant trois éléments fondamentaux : « la semence, l’intrant et l’eau » ce qu’il compare aux antibiotiques arrivés dans les cabinets médicaux après la guerre : « Une entité, produite par des scientifiques vivant à distance, dont la magie pouvait fonctionner partout, à n’importe quel temps, aussi efficace pour se débarrasser d’une bactérie en Irlande qu’en Indonésie. Borlaug pouvait proposer son package blé à n’importe quel endroit du globe. » Bien évidemment il y aurait des ajustements à faire en fonction des régions où l’on proposerait le package, mais l’idée était bien de fournir une solution clés en mains. C’est en 1968 qu’un représentant officiel américain a employé le terme de « Green révolution » et Borlaug a obtenu le prix Nobel en 1970 pour ses travaux. Selon C. Mann, qu’il s’agisse de Borlaug ou de Vogt, les deux hommes vouaient une foi absolue en la science. Sauf que l’un en appelait à produire moins, alors que l’autre avait l’espoir de davantage de production.
Faire toujours plus avec moins : synthèse impossible ?
The Wizard and the Prophet est un ouvrage remarquable en ce sens qu’il propose une comparaison entre deux visions du monde qui continuent de s’opposer aujourd’hui et se trouvent au cœur de tous les débats. À cela s’ajoutent de nombreuses considérations pour tenter d’arbitrer entre les deux hommes. Aussi, la problématique posée ici nous invite à une réflexion plus profonde sur les solutions contemporaines que propose aujourd’hui la technologie pour répondre aux exigences posées par l’un et par l’autre et voir s’il n’y a pas un moyen de les faire se rapprocher sur certains points.
Il serait intéressant de creuser le débat en montrant comment l’agriculture de précision notamment peut faire en sorte que « les héritiers de la méthode Borlaug » puissent répondre à certaines exigences définies par Vogt en tenant davantage compte des limites. De nombreuses technologies ont ainsi été développées pour que l’agriculture soit plus économe en eau, prête davantage attention aux sols, améliore les plantes plus facilement avec des variétés à la fois issues des NBT et plus adaptées au niveau local, soit moins gourmande en intrants… Et contrairement à la critique de C. Mann sur la méthode de Borlaug, elle développe désormais des solutions pour inclure davantage les acteurs (agriculteurs ou même consommateurs). Bref, toutes les « qualités » que l’on pourrait retrouver dans la liste des limites édictées par Vogt, sauf une bien évidemment, qui relève de l’idéologie : celle qui voudrait qu’on limite la population. Sur ce sujet, il semble hélas impossible de réconcilier les deux hommes. Mais c’est un sujet sur lequel nous aurons l’occasion de revenir encore souvent.
[1] The Wizard and the Prophet, Charles C. Mann, Picador.
[2] Dans notre tout premier édito de l’année, nous avions utilisé le titre de l’ouvrage pour transposer la problématique évoquée, par ce livre au débat Pinker vs Harari https://www.europeanscientist.com/fr/editors-corner-fr/vos-previsions-pour-2019-etes-vous-plutot-harari-ou-pinker/
[3] « Every argument, every concept, every recommendation made in Road to Survival would become integral to the conventional wisdom of the post-Hiroshima generation of educated Americans. » Allan Chase, in The Wizard and the Prophet, p. 87.
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