« Si les abeilles disparaissent de la surface du globe, l’homme n’aurait plus que quatre années à vivre »…. Cela fait des années que les internautes attribuent faussement cette citation à Einstein, signifiant par là leur envie de croire dans l’avertissement du plus grand scientifique du XXème siècle. Mais qu’est-ce qui les inquiète vraiment : l’avenir de l’humanité, celui des abeilles ou les deux à la fois ?
Des abeilles qui essayent de compter « comme les hommes »
Début février, on apprenait que les abeilles étaient capables d’additionner et de soustraire, autrement dit de faire des opérations mathématiques[1]. Une expérience menée par une équipe franco-australienne a permis d’observer cette aptitude. À l’aide d’un labyrinthe en forme de Y les insectes avaient la possibilité d’accéder à deux corridors, au bout de chacun desquels se trouvaient respectivement de l’eau sucrée et une solution amère. Si les insectes réussissaient à faire le bon choix en fonction de l’opération, ils pouvaient accéder à la récompense. Les deux opérations consistaient à additionner des formes bleues ou à soustraire des formes jaunes. D’après les scientifiques, cette expérience montre que les abeilles sont capables d’apprendre des règles sur un long terme, pour effectuer des actions sur un court terme. Ils en concluent que « Étant donné que les abeilles domestiques et les humains sont séparés par plus de 400 millions d’années d’évolution, les résultats suggèrent que la connaissance numérique avancée pourrait être plus accessible aux animaux non humains qu’on ne le pensait auparavant. » Notons que des expériences précédentes avaient pu démontrer par ailleurs que les abeilles maîtrisaient le concept de « zéro » (on savait jusqu’alors que les singes rhésus, vervet, un chimpanzé et un perroquet africain étaient dotés de cette capacité cognitive), ce qui fait des abeilles un être suffisamment exceptionnel… tellement exceptionnel, que les scientifiques comptent utiliser ces résultats pour faire progresser la réflexion sur l’IA et la neurobiologie.
Des hommes qui essayent de compter les abeilles
Des abeilles qui apprennent à compter, à la « comptabilisation des insectes », il y a plus qu’un simple effet de style éditorial. Véritable obsession, la disparition des espèces et le respect de la biodiversité sont des sujets que nous avons déjà traités à plusieurs reprises sur European Scientist[2]. Récemment, l’étude Sanchez-Bayo et Wyckhuys, intitulée « Worldwide decline of the entomofauna : A review of its drivers » a fait grand bruit. Cette dernière analyse passe en revue 73 autres études. Son objectif : « compiler toutes les enquêtes à long terme sur les insectes menées au cours des 40 dernières années, disponibles dans des bases de données de littérature mondiales examinées par des pairs. Pour ce faire, nous avons effectué une recherche dans la base de données en ligne Web of Science en utilisant les mots-clés [insecte]] ET [declin *] AND [survey], pour un total de 653 publications. » Les conclusions étaient plutôt inquiétantes et ont donné lieu à une couverture média « catastophiste ». Ainsi, The Guardian titre : « Les insectes en voie de disparition menacent l’effondrement de la nature » et annonce que les insectes pourraient disparaître d’ici un siècle, d’après les conclusions de l’analyse citée, selon laquelle 40 % des espèces d’insectes sont sur le déclin et un tiers sont en danger. Les insectes étant essentiels au bon fonctionnement de nos écosystèmes, les auteurs en concluent que pour inverser le cours des choses il est essentiel de changer notre manière de produire notre alimentation. L’agriculture intensive serait d’après eux des principales causes de ce déclin, notamment à cause de l’usage intensif de certains pesticides, de l’urbanisation et du changement climatique qui jouent des rôles signifiants.
Mais de la même manière que nous devons nous méfier de la fausse citation sur les abeilles attribuée à tort à Einstein, nous nous devons de préciser que l’étude citée vient juste de subir les critiques de Clive Hambler d’Oxford (un des experts mondiaux sur le sujet) et Peter Henderson, dans un papier intitulé Challenges in Measuring Global Insect Decline. Ce dernier a été soumis également à Biological Conservation, la même publication que pour l’étude Sanchez-Bayo. Or d’après Hambler et Henderson, l’étude Sanchez-Bayo est totalement biaisée. Car pour déterminer quelles études utiliser, ils ont recherché uniquement les articles contenant le mot « décliner », ignorant ainsi ceux qui démontraient une stabilité ou même une augmentation des populations d’insectes. Une autre critique porte sur les biais régionaux. Les auteurs affirment que « pour obtenir un taux d’extinction global général, il faudrait un échantillon représentatif de l’évolution de la population, tel qu’un échantillon aléatoire de la planète. Si l’échantillon utilisé est peu représentatif (comme dans Sánchez-Bayo et Wyckhus, 2019), l’extrapolation ne peut pas être soutenue. » Enfin, de nombreuses critiques portent sur les affirmations un peu trop péremptoires sur les « drivers » qui seraient à l’origine de ces disparitions, notamment les intrants.
Clairement, il semble beaucoup plus simple à l’homme d’apprendre aux abeilles à compter, que de compter les abeilles.
Quelle place pour l’homme et l’abeille ?
Dans un édito précédent, nous dénoncions les utopies de l’écologie politique. Celles-ci représentent un danger, car sous couvert d’une forme d’idéalisme, elles ont tendance à proposer des solutions déconnectées de la réalité. La question qui se pose étant bien évidemment celle de la place de l’homme dans le règne animal. Or si l’humanisme a voulu détacher l’homme pour en faire un être à part, certains aujourd’hui voudraient bien déconstruire ce système, voire, pour les plus extrêmes, le faire disparaître, voyant en lui le principal coupable des catastrophes écologiques dénoncées.
Les champs d’expérimentations scientifiques précédemment évoqués nous donnent matière à penser. Les abeilles capables d’additionner et de soustraire est un bel exemple pour l’éthologie comparée. On voit qu’il y existe une filiation entre l’homme et l’abeille dans cette capacité à manipuler des signes mathématiques et force est de constater l’existence d’un continuum. Pour penser la nature de ce dernier, on renverra les lecteurs à un philosophe tel que Alfred North Whitehead [3] pour qui « la distinction entre les hommes et les animaux n’est en un sens qu’une différence de degré. Mais l’étendue de ce degré fait toute la différence. Le Rubicon a été franchi », thèse défendue également par le philosophe français Raymond Ruyer avec quelques nuances[4]. Selon ces deux auteurs, la différence entre l’animal et l’homme est de degré, mais leur « naturalisme » a ceci d’intéressant qu’il ne tombe jamais dans le réductionnisme de la « bestialité »[5]. De ce fait, l’homme avec sa dignité est parfaitement intégré dans le « cosmos ». Chacun de ses faits et gestes peut s’inscrire dans ce continuum, il n’y a pas de rupture. Aussi, les innovations technologiques viennent dans le prolongement de la nature (on pensera aux biotechnologies, mais aussi à l’agriculture intelligente). Armés de cette vision philosophique, on est alors mieux paré pour résister aux assauts des idéologies qui voudraient séparer définitivement l’homme de la nature, soit pour consacrer à jamais l’ascendance du premier, soit pour souhaiter sa disparition à jamais afin de préserver la seconde. En toute logique, l’abeille a donc autant besoin de l’homme que l’homme de l’abeille.
[1] Scarlett R. Howard, Aurore Avarguès-Weber, Jair E. Garcia1, Andrew D. Greentree and Adrian G. Dyer,*Numerical cognition in honeybees enables addition and subtraction, Science Advances, 06 Feb 2019, Vol. 5, no. 2, http://advances.sciencemag.org/content/5/2/eaav0961.
[2] Voir les tribunes de Philippe Joudrier, https://www.europeanscientist.com/fr/opinion/biodiversite-pourquoi-la-sixieme-extinction-massive-releve-de-lideologie/ et de Christian Lévèque, https://www.europeanscientist.com/fr/opinion/lhomme-detruit-il-la-biodiversite/.
[3] Alfred North Whitehead, Modes of Thought (1938), tr. fr., Modes de pensée, Paris, Vrin, 2004.
[4] Raymond Ruyer, L’Animal, l’homme, la fonction symbolique, collection « L’Avenir de la Science » (n° 41), Gallimard, 20-03-1964.
[5] Dans un article sur l’homme ruyérien, Fabrice Colonna affirme : « l’animalité n’est pas synonyme de bestialité mais préfigure l’homme, la fonction symbolique est plus large que la seule rationalité discursive, et le cerveau du primate néoténique est l’instrument de l’accès au monde des valeurs », in Les études philosophiques, janvier 2007, PUF.
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