Cette année les chimistes du monde entier et les amoureux d’histoire des sciences fêtent un événement singulier. Ainsi l’assemblée générale des Nations unies et l’UNESCO ont décidé de proclamer 2019, année internationale de la table périodique, autrement présentée sous l’acronyme IYPT (The International Year of the Periodic Table). Une cérémonie d’ouverture a eu lieu le 29 janvier dans les bâtiments de l’UNESCO en présence de nombreuses célébrités. En effet, c’est en février 1869, il y a donc 150 années de cela, que le professeur de chimie russe Dmitri Ivanovitch Mendeleïev(1834-1907) qui enseignait à l’université générale de St Pétersbourg a publié la première table qui semblait réunir une classification de tous les éléments connus à l’époque et qui est reconnue aujourd’hui comme étant l’ancêtre du tableau périodique des éléments, également connu comme Table de Mendeleïev. Une occasion de célébrer la préciosité de ces éléments mais également leur rareté.
Les pionniers européens en quête de nouveaux éléments
À l’occasion de cet anniversaire, Jake Yeston, Nirja Desai et Elbert Wand ont produit pour l’AAAS (American Association for the Advancement of Science) Setting the Table, une infographie remarquable qui permet de visualiser les étapes historiques qui ont précédé la création de la table et sa suite. Ainsi apprend-on que depuis l’âge du fer, certains éléments étaient déjà connus à l’état pur, tels que le cuivre (Cu), l’argent (Ag), le soufre (S), l’or (Au), le plomb (Pb), le carbone (C) ou encore le fer (Fe). Au Moyen Age, d’autres éléments sont venus à la connaissance, par exemple l’arsenic (As) et le zinc (Zn), laissant ainsi entendre qu’il existait des éléments fondamentaux. À partir du dix-septième siècle, apparaissent les premiers noms de scientifiques qui ont travaillé à la découverte de nouveaux éléments. C’est le cas, par exemple de Hennig Brand, un alchimiste allemand originaire de Hambourg, connu pour avoir découvert le phosphore en 1669 (soit il y a 350 ans) en concentrant les sels issus de l’urine. En 1789, une étape est franchie avec le Français Antoine Lavoisier – considéré comme étant le père de la chimie moderne –qui au travers de travaux ciblés réussit à isoler des gaz tels que l’oxygène et le nitrogène. C’est à lui et Claude Louis Berthollet, ainsi qu’à d’autres encore, que l’on doit une des premières nomenclatures des éléments chimiques. Un autre scientifique européen joua un rôle considérable en 1864,Julius Lothar Meyer, un chimiste allemand qui a joué joua un rôle fondamental aux côtés de Mendeleïev dans la classification des éléments par poids, et la découverte de propriétés similaires qui ont permis de classifier les éléments dans des groupes identiques. Selon les auteurs de l’infographie, « Le coup de force de Mendeleïev fut de prédire, dès 1869, l’existence d’éléments manquants spécifiques (pesant 45, 68 et 70) sur la base du système périodique existant. » Ainsi dans les dix-sept années qui ont suivi on a découvert le gallium, le scandium et le germanium, les trois matériaux dont les propriétés correspondaient aux prédictions de Mendeleev. Ces travaux seront complétés par la découverte des gaz nobles en1890 par l’Écossais William Ramsay. Puis de 1913 à 1925, la découverte des protons et des isotopes fondamentaux par le britannique Henry Moseley, a permis de mettre en place une nouvelle classification, basée cette fois, sur le numéro atomique, plutôt que sur le poids. La dernière grande étape historique est due à l’Américain Glenn Seaborg qui, en 1955, a effectué un travail fondamental sur les éléments radioactifs. Selon les auteurs de l’infographie, « la structure actuelle du tableau périodique a finalement été fixée en 2016 (…). Aussi, les chercheurs aujourd’hui voudraient ajouter une huitième rangée ». De nouvelles découvertes qui pourraient encore amener de nouvelles modifications.
Des éléments rares
À l’occasion de cet anniversaire, EuChems, Société Européenne de Chimie a voulu marquer le coup en communiquant sur la rareté des éléments. C’est ainsi qu’une semaine avant les célébrations parisiennes, ils ont dévoilé au Parlement Européen un tableau original devant les représentants de la communauté scientifique, la Commission européenne, le Parlement européen et des étudiants des grandes écoles. Sur ce tableau on trouve des codes couleurs qui indiquent quels éléments sont menacés de rareté dans les cent années à venir, ceux dont une utilisation accrue pourrait mener à de graves pénuries, ceux qui sont encore abondants, ceux que l’on trouve dans des zones de conflits et enfin ceux que l’on trouve dans nos smartphones. La société de Chimie insiste sur le message pour responsabiliser les citoyens : « Le smartphone que vous utilisez peut-être en ce moment pour consulter ce tableau périodique unique est composé d’une trentaine d’éléments, dont plus de la moitié peut susciter des inquiétudes dans les années à venir en raison de la rareté croissante. La question de la rareté des éléments ne saurait être suffisamment soulignée. Avec quelque 10 millions de téléphones intelligents mis au rebut ou remplacés tous les mois dans la seule Union européenne, nous devons examiner de près notre tendance à gaspiller et à recycler de manière inappropriée de tels articles. Si des solutions ne sont pas apportées, nous risquons de voir disparaître de nombreux éléments naturels qui composent le monde qui nous entoure, que ce soit en raison de sources d’approvisionnement limitées, de leur emplacement dans des zones de conflit ou de notre incapacité à les recycler. » Les auteurs invitent les citoyens à se poser des questions par rapport à cette situation : « devons-nous changer souvent de portable ? Avons-nous pensé à recycler nos portables usagés ? » Ils soulignent ensuite les enjeux politiques : plus de transparence et la nécessité du respect des droits de l’homme dans les pays sensibles.
Une occasion inouïe de méditer sur la chimie
Cette communication originale et provocatrice fait réagir. On est forcément sensible au message diffusé, et on voit l’ambition politique qui se cache derrière. Il est d’ailleurs frappant de voir à quel point il contraste avec « l’esprit pionnier » des scientifiques européens qui étaient en quête des éléments manquants pour compléter ce tableau. Du safari au zoo, on est passé de la chasse aux éléments à leur conservation. Cette initiative s’inscrit bien dans la logique « précautionniste » qui semble habiter désormais notre continent sur de nombreux sujets[1]. Il faut sensibiliser les citoyens et les politiques sur la rareté des éléments et des matières premières ainsi que de communiquer sur le gaspillage pour changer certains comportements. Cela est nécessaire. Mais on peut en profiter également pour s’interroger sur les autres messages à faire passer et qui seraient plus dans la veine « scientifique » que politique : ne faut-il pas donner aux jeunes Européens une envie de conquête ? D’autant plus que ce tableau n’est pas fini et qu’il peut encore évoluer comme le rappellent les auteurs de l’infographie que nous avons citée. Enfin, si la connaissance du tableau de Mendeleïev semble suffisamment répandue dans l’opinion publique, on s’étonne alors du fait que certains manipulent l’opinion et jouent sur la peur des « dangers de la chimie » et combien de fois entend-on, que celle-ci ne serait pas naturelle. Cet anniversaire est donc une occasion unique de rappeler que la chimie est partout dans la nature et ce tableau est une magnifique occasion pour réviser cette vérité.
[1] Cela n’est pas sans évoquer, par exemple, la réflexion que nous avions déjà eue au sujet du plan sur l’IA lancé par Cédric Villani et qui préconise que l’éthique joue un rôle prépondérant sur la recherche.