Alors que des rumeurs persistent sur l’avènement d’une crise économique sans précédent, il n’y a pas un jour qui passe sans qu’on apprenne l’existence d’un nouveau moyen de paiement ou de nouvelles monnaies. Si on peut se réjouir de cette créativité rendue possible grâce aux innovations scientifiques et techniques, on s’interroge sur les conséquences sociales.
Libra : concurrent des États ou nouveau monopole en puissance ?
Alors que le concert des cryptomonnaies est initié maintenant depuis quelques années et que le bitcoin ne cesse de fluctuer, Facebook a annoncé le lancement imminent de son Libra (la conférence de presse est prévue pour demain) et des grands noms tels que Visa et Mastercard semblent soutenir l’initiative. Un expert des cryptomonnaies, Philippe Herlin, auteur de l’excellent petit manuel J’achète du Bitcoin y voit un excellent concurrent aux monnaies étatiques :
« La dette publique, la planche à billets et la maladie des taux zéro détruisent progressivement le yen, l’euro et le dollar, analyse-t-il. On peut légitimement s’inquiéter pour ces monnaies et pour leurs systèmes bancaires, car il y a trop de dette, trop d’effets de leviers dans les banques. De nombreux pays émergents sont touchés par l’inflation, la dévaluation, le contrôle des changes, l’autoritarisme et l’arbitraire étatique, le Venezuela étant un cas extrême et emblématique. Et puis signalons que presque la moitié de la population mondiale n’est pas bancarisée. »
Cette solution est cependant loin de faire l’unanimité et d’autres experts du numérique y voient, eux, une raison supplémentaire de démanteler le géant Facebook. Ainsi, en France, Gilles Babinet, le vice-président du Conseil national du numérique affirme :
« Facebook doit être démantelé : c’est ce projet de cryptomonnaie, sa fondation suisse, le rapprochement de insta, Whatsapp, messenger, etc. Qui m’a convaincu que Facebook ne mettra aucune limite à sa volonté de développement et finalement de domination. »
L’idée de concurrencer le monopole des États en proposant une monnaie et un moyen de paiement à deux milliards d’individus est fascinante – rappelons que la fascination est un mélange de peur et d’admiration, mais elle ne va pas sans poser certaines questions. En effet, on ne doute pas un instant que Facebook pourrait à son tour imposer rapidement son monopole à ses utilisateurs. En même temps, si jamais cela se produisait, ceux-ci ne manqueraient pas d’aller voir ailleurs et cela est beaucoup moins effrayant que ce qui suit.
Doconomy et Sesame Credit : payer à la tête du client ou en nature ?
Cela fait maintenant depuis 2014 qu’a été dévoilé le projet de crédit social du gouvernement chinois. Aujourd’hui optionnel, ce système devrait être mis en place de manière obligatoire pour tous les citoyens chinois en 2020. Sesame Credit , c’est son nom, a été développé par le géant Tencent et il permet aux citoyens de cumuler les bons ou les mauvais points en fonction de leurs comportements sociaux, un peu sur l’inspiration du « Credit Score US » qui note les citoyens en fonction de leur tendances à rembourser ou non les crédits. Un système de Gamification, permet aux individus, s’ils se comportent bien, d’avoir des crédits supplémentaires qu’ils peuvent dépenser et d’être récompensés de manière générale. A contrario, ceux qui adopteront une attitude déviante par rapport aux attentes stipulées par la doctrine du gouvernement en place, verront leur score diminuer ; ainsi, par exemple, ils seront sanctionnés en obtenant de moins bonnes places dans les transports ou aux concerts, etc. L’idée des concepteurs de ce système est d’améliorer l’économie de marché. Bien évidemment, cela n’a pas manqué de faire réagir les ONG car ces dernières y voient une manière de contrôler davantage les populations. Ainsi, les patriotes qui vanteront les qualités du régime seront récompensés. On comprend que cet ensemble hybride qui relève à la fois du moyen de paiement et de la monnaie (on se sert de sa réputation comme d’une valeur d’échange) vise davantage le contrôle de la population par l’État que la libération du marché.
Dans un registre totalement différent, mais qui, à bien des égards, comporte de nombreuses similitudes, la carte de crédit Doconomy, lancée par une start-up suédoise vient de réaliser un véritable buzz. Pour le media Novethic, qui y voit un moyen de paiement « ludique » : « Il s’agit de la première carte bleue qui calcule votre empreinte carbone en fonction des achats que vous effectuez. ‘Au lieu d’introduire une carte de crédit premium avec des avantages qui encouragent généralement une consommation accrue, la DO black n’a qu’une caractéristique essentielle : un plafond de carbone’, explique la startup. » On précisera donc que si la « carte white » ne fait qu’informer, la « carte Black », elle, permet carrément de bloquer l’utilisateur qui aura dépassé le plafond de carbone autorisé. Ici avec cette carte, on a affaire à une démarche volontariste, contrairement au système de « crédit social ». Autre différence, le crédit social récompense, Doconomy sanctionne. On n’y voit rien de mal tant que cela concerne le choix de chaque individu pris séparément.
Mais que se passerait-il si ce moyen de paiement était transposé au niveau étatique et prenait une tournure obligatoire ? Quelles conséquences cela pourrait-il avoir à tous les niveaux et notamment sur le formatage des mœurs sociétales ? Ainsi, comme l’a remarqué Laurent Alexandre dans un tweet :
« Cela favorisera les gens sans enfant : avoir un bébé est catastrophique pour son bilan CO2. L’Occident va accélérer son SUICIDE démographique ! »
On voit la mécanique implacable qui peut se mettre en place derrière ce système. Il s’agit de piloter le comportement des individus à l’aide d’algorithmes, comme dans l’exemple chinois. Il y a bien ici cette idée qu’un modèle scientifique sorti de la tête des climatologues, doit présider à l’avenir de la société. Cela dépasse d’ailleurs la science et l’écologie scientifique pour se situer au niveau politique et idéologique. Aussi, comme l’a remarqué le philosophe Drieu Godefridi il y a un aspect totalisant derrière l’écologisme [1] qui nous ramène un peu au scientisme de Renan quand on pensait dur comme fer que la science pouvait « organiser la société ». Aussi, pourquoi s’arrêter en si bon chemin et ne pas imaginer l’étape d’après ? Celle où l’on attribue aux individus dès leur naissance des quotas de CO2 à dépenser de leur vivant ?
Comme on le voit, ces deux moyens de paiement qu’apparemment tout oppose ont un même point commun : contrôler les citoyens et leur imposer des modèles à suivre. Il y a derrière chacun des algorithmes un mécanisme imparable : l’utilisateur de la carte de crédit n’a plus aucune liberté, il se conforme au modèle des agences intergouvernementales, il en va de même pour le citoyen chinois qui se sent obligé de suivre les directives gouvernementales.
Cryptomonnaies : vers plus de liberté ?
Heureusement dans ce concours Lépine de « l’algorithme qui réinventera le mieux l’échange », les cryptomonnaies semblent se présenter comme des solutions pour davantage de liberté. Ainsi, Philippe Herlin s’interroge : « Le bitcoin est-il une monnaie parfaite ? On peut le croire quand on dresse la liste de ses caractéristiques : il est universel, accessible à tous (il suffit d’une connexion internet), il n’est sous contrôle d’aucun État ou d’aucune entreprise, il est totalement indépendant du système bancaire, autorégulé, sécurisé et sa création monétaire est contrôlée et limitée. Le bitcoin résout également d’un coup tous les problèmes liés à la monnaie-matière première : authenticité des transactions, instantanéité des échanges, divisibilité, homogénéité, stockage. » Il ajoute à ces qualités nombreuses qu’aucun faux bitcoin n’a jamais été créé et qu’il se trouve au croisement de trois écoles de pensées : les défenseurs du logiciel libre, les penseurs qui soulignent l’importance des contrepouvoirs et enfin l’école autrichienne »[2]. L’auteur passe en revue la créativité des concepteurs de la blockchain et des nombreuses cryptomonnaies qui voient régulièrement le jour.
On voit bien au travers des qualités énoncées pour ce dernier exemple, qu’on a ici une solution technologique qui se met vraiment au service de l’échange, un outil dont les individus pourront s’emparer pour plus de liberté, et non pas une énième entreprise de contrôle politique cachée dernière un algorithme innovant.
[1] « Il n’est, en effet, pas un seul test ni activité qui de l’homme qui ne génère du CO2. Transport, chauffage, bâtiments, industrie, économie et jusqu’au simple fait de respirer : l’émission de CO2est consubstantielle du fait d’exister, au concept même de l’humain. Celui qui contrôle le CO2 contrôle tout » constatait le physicien américain Richard Lindzen : cette vérité – scientifique, quant à elle – fonde l’empire, totalisent dans son principe, de l’écologisme contemporain. » Drieu Godefridi, in L’Écologisme nouveau totalitarisme ?, Éditions Texquis, p. 53.
[2] Philippe Herlin, J’achète du bitcoin, Eyrolles, p. 20.
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