Alors qu’on apprend que la commissaire européenne à la Justice Vera Jourova est en charge de rédiger un texte destiné à prémunir les élections européennes d’un scandale à la Cambridge Analytica, on s’interroge sur la pertinence de l’engagement de l’Union européenne dans ce puits sans fond des fake news.
D’après le Financial Times, la Commission européenne préparerait un texte prévoyant de sanctionner les partis politiques qui exploiteraient illégalement les données personnelles des votants et ce, dans l’optique des élections européennes à venir en 2019. Il s’agirait d’éviter un scandale du type de celui qui a frappé Facebook lors des élections US en laissant certaines entreprises s’emparer des données personnelles des utilisateurs de Facebook pour ensuite revendre ces données aux partis politiques qui ont pu les utiliser afin de faire du micro-targeting et informer les électeurs indécis. Une action qui s’inscrit dans la démarche anti fake-news précédemment mise en oeuvre.
Dans une communication datée du 27 avril 2018, la Commission déclarait : « Le monde compterait aujourd’hui 1,3 milliard de sites internet pour 3,7 milliards d’internautes. Sans compter les nombreux réseaux sociaux… autant d’espaces véhiculant de l’information parfois juste, parfois moins. Et, dans certains cas, volontairement fausse. Les récentes révélations concernant Facebook et l’entreprise Cambridge Analytica, qui aurait favorisé notamment l’élection de Donald Trump grâce à l’utilisation illégale de données, ou les soupçons de manipulations russes de l’information sur la campagne présidentielle aux États-Unis et pour le Brexit illustrent comment des données à caractère personnel peuvent être exploitées dans des contextes électoraux. »
On sait que des membres de l’UE sont déjà engagés dans ce « combat » : l’Allemagne, par exemple, avec le NetzDG qui vise à sanctionner les dérives telles que les appels à la haine ou au meurtre. L’Italie et le Royaume-Uni travaillent sur des projets de lois. En France, enfin, le gouvernement Macron pensait avoir un projet de loi abouti, mais il vient d’être rejeté par les sénateurs. Quelle est la légitimité de la Commission européenne sur ce sujet « polémique » ? L’organe dont le pouvoir est souvent contesté, ne risque-t-il pas d’attirer encore plus à lui les critiques en voulant se mêler à ce puits sans fond qu’est la recherche de la vérité ? Est-il bien judicieux de sa part, de vouloir « materner » les internautes en les assistant dans leur quête de l’information en ligne ? Comment un tel géant mettra-t-il en place un système suffisamment efficace pour s’attaquer à la véracité des faits et des opinions politiques sur le web. Comme Marc Rameaux l’a brillamment exposé pour European Scientist en s’appuyant sur les grands penseurs de la philosophie analytique, « Toute loi sur les fake news sera nécessairement nuisible ». Et voici selon lui pourquoi : « Avec Popper nous savons qu’il n’existe pas un point de vue au-dessus des autres tant que celui-ci n’a pas fait ses preuves. L’honnêteté intellectuelle consiste à avoir l’humilité de reconnaître que notre propre thèse est entachée de partialité et d’imperfections et le courage de la soumettre à l’épreuve du feu. Il n’existe pas d’autre moyen de preuve et de vérification : cela fait partie de la condition humaine. Interdire des thèses adverses, pour odieuses que nous les trouvions, fait perdre la chance de les réfuter et nous enfonce nous-mêmes dans un mensonge pire encore : l’interdiction d’un discours fait plus que tromper nos semblables, elle nous fait prétendre adopter « le point de vue de Dieu », selon une expression ironique connue des logiciens. Avec Quine nous voyons que la réfutation par les faits est chose bien plus complexe qu’il n’y paraît : le « fact checking » en est une version abêtissante applicable dans une petite minorité de cas. Soit nous avons affaire à des cas triviaux, comme des rumeurs sur la mort d’une personne ou la survenue d’une catastrophe naturelle, pouvant être réfutés par des faits élémentaires simples. Mais ce ne sont pas ces nouvelles qui polluent les réseaux sociaux, mais des thèses bien plus complexes ou bien des nouvelles dont les moyens de vérification sont flous. Les diffuseurs de fake news sont suffisamment intelligents pour choisir des nouvelles qui ne se réfutent pas par une vérification élémentaire. Dès lors, le « fact checking » manque toujours son but. Il ne clarifie que les événements triviaux, tout ce qui est sujet à débat intéressant relevant au contraire ses insuffisances. » (…) « Kuhn a montré que chaque thèse est un univers mental ne pouvant se comparer directement aux autres. Il en résulte que des thèses contradictoires, voire totalement opposées, peuvent coexister. Ainsi du dialogue d’Einstein et de Bohr. »
Ces trois points soulignent tout le danger qui existe pour la Commission de se lancer un tel chantier : comment fera-t-elle, alors qu’elle est elle-même un « objet politique », pour se mettre au-dessus des partis politiques européens ? Comment réagiront les internautes si elle commence à adopter le « point de vue de Dieu » et interdire certains discours ? Comment fera-t-elle pour démasquer les « fausses nouvelles » autres que les cas triviaux ? Va-t-elle instaurer un délit d’opinion ? Enfin, s’il est louable de vouloir éviter les affaires de type « Cambridge Analytica » n’est-ce pas dénier à l’opinion toute autonomie et capacité de réaction aux manipulations que de vouloir faire ce travail à sa place ? La RGPD ne propose-t-elle pas déjà suffisamment d’outils pour protéger l’intégrité des internautes, si c’est de cela dont il s’agit ? Enfin n’y a-t-il pas un risque que cette initiative consiste au final à refuser que des « thèses contradictoires » de partis différents coexistent et s’opposent avec en toile de fond l’imposition d’une forme de pensée unique ?
Les leçons de l’épistémologie contemporaine ont montré que, sans pour autant qu’elle soit relative, la « vérité », était un phénomène complexe. Avant de se lancer tête baissée dans une chasse aux fake news dont elle ne sortira sans doute pas indemne, l’Europe ferait bien de prendre un peu de recul.
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