Quand il a publié la Mort de la mort chez JC Lattès en 2011, le Dr Laurent Alexandre, était bien loin de se douter de l’apparition si rapide d’une IA générative aussi sophistiquée que Chat GPT. Et pourtant il croyait déjà en la possibilité pour l’humanité de devenir « immortelle »… L’irruption subite dans le grand public des LLMs (Large Language Models) dotés de propriétés révolutionnaires est donc une occasion inespérée pour l’essayiste de remettre sur le métier ce sujet qui captive philosophes et religieux depuis l’aube de l’humanité et plus particulièrement le courant transhumaniste depuis qu’il existe. « Chat GPT va nous rendre immortels » (1) fait donc le point sur les capacités de l’humanité à atteindre l’immortalité grâce à l’aide de l’IA générative.
De nouveaux arguments pour défendre l’immortalité
Ceux qui ont lu l’ouvrage de 2011 retrouveront les thèmes centraux : loi de Moore, NBIC, Bioconservateurs, Transhumanistes et Posthumanistes, naissance du premier homme qui vivra mille ans (thèse d’Aubrey De Grey), médecine régénérative, technomédecine, Homo Deus, fin de la sélection naturelle, Transgression à Grande Vitesse, humanité augmentée et humanité technologie de l’information, Singularité et loi du retour accéléré (Ray Kurzweil)… A l’époque Alexandre concluait son premier essai en soutenant « Nous allons vers une Humanité élargie, plurielle, avec divers degrés d’hybridation entre le biologique et les machines. Les ordinateurs vont devenir intelligents et passer graduellement de nos bureaux à nos cerveaux. Le phénomène est d’une logique implacable. Nous avons par nature envie de tout contrôler, de notre naissance à notre mort. La technologie et les sciences vont nous permettre d’assouvir de mieux en mieux ce besoin. L’Humanité, en ce sens, deviendra une ‘technologie de l’information’ de plus, manipulable à l’envi. » En conclusion de l’ouvrage de 2024, il reprend cette citation texto et y ajoute « La question de la transmission de la connaissance ne se posera plus : l’apprentissage sera un simple transfert d’information, aussi immédiat que les autres. En revanche, il y a une question qui se pose toujours : celle du bien et du mal. Et elle devient urgente. »
On comprend qu’en l’espace de 13 années, bien des innovations ont vu le jour surtout dans le domaine de la technologie de l’information – apportant de l’eau au moulin des transhumanistes – pour affirmer qu’ils sont toujours un peu plus près de l’immortalité. On saura gré à l’auteur de compiler les arguments qui soutiennent cette thèse. Il évoque une quantité d’innovations pour prouver que « médecine » et « science » se confondent chaque jour un peu plus, devenant, selon lui, totalement indissociables. Si au début des années 2010 l’idée d’une médecine personnalisée était dans l’air, elle devient de plus en plus palpable (CRISPR-Cas 9, le vaccin à ARN-messager et AlphaFold sont passés par là). Un mouvement qui s’il n’a pas encore atteint la mort de la mort annonce à coup sur « la mort des médecins 1.0 », ceux qui se fiaient à leur intuition pour soigner les patients (thèse déjà développée et discutée dans nos colonnes pendant la crise du Covid). Les grands pontes vont devoir mettre leur ego entre parenthèses et composer avec l’IA qui sera mieux à même de détecter les cancers et donc de les soigner en proposant des traitements sur mesure aux patients… Ce qui permet au chirurgien urologue de faire le pronostic suivant : « le cancer sera maîtrisé en 2035 et deviendra un détail de l’histoire »… Enfin, on passera d’une médecine de réparation à une médecine d’augmentation. Mais tout n’est pas gagné pour autant : pendant que cette médecine dotée du bras armé de l’IA repousse la mort, le polémiste constate que d’une manière assez paradoxale, une forme irrationnelle voit le jour : on assiste à une Gilet-Jaunisation de la médecine.
Un débat existentiel
Si cette médecine 2.0 qui s’appuie sur l’IA nous fait toucher du doigt l’immortalité, il est important de lancer un débat existentiel sur les conditions de possibilité de cette opportunité qui s’offre à nous. C’est ce qu’entreprend notre énarque dans un chapitre intitulé « Vivre longtemps pour remplir un futur immense » On croisera à l’occasion cette question avec la réflexion de Nick Bostrom, un des pape du transhumanisme qui dans son dernier livre, Deep Utopia: Life and Meaning in a Solved World (2) s’interroge sur la manière d’occuper l’humanité dans un monde sans enjeux dans lequel tous les problèmes auraient étaient résolus grâce à l’IA. En toute conséquence, selon Alexandre, nous ne pouvons nous projeter dans notre immortalité dans un avenir fini, raison pour laquelle « il faut tuer la parousie »… c’est à cette condition que le transhumanisme pourra peupler ce temps infini et qu’un jour des humains réclameront un « droit à l’immortalité » de la même manière qu’on réclame aujourd’hui une quantité de droits à l’Etat providence. Et cela acté, plus personne ne pourra résister à l’humanité augmentée. Il conviendra de réfléchir à la forme que celle-ci doit prendre. C’est ce qu’ont entrepris de faire les patrons de la Silicon Valley – l’Immortality Valley – depuis plusieurs années maintenant en imaginant deux grands types de scénarios : l’immortalité biologique (la moins crédible) et l’immortalité numérique (la plus crédible). Pourtant la voie est loin d’être toute tracée : même si les Tech-Moguls sont d’accord sur les fins et prêts à y mettre les moyens, des désaccords surgissent sur le rythme de mise en œuvre : certains voulant accélérer les choses (Page, Altman..) et d’autres étant partisans de ralentir le rythme (Musk, Thiel, Gates…). Autre source de désaccord : alors que certains sont pour une forme de post-humanisme qui se débarrasse volontiers de l’espèce humaine en choisissant une dématérialisation totale de l’intelligence, « beaucoup de décélérationnistes veulent seulement prendre le temps de créer une Super IA qui soit alignée avec l’homme pour organiser pacifiquement la transition de l’homme 1.0 vers Homo Deus puis vers les post-humains sans corps biologiques. » Dans l’immédiat la question qui se pose aux deux groupes est celle de savoir s’il faut « libérer ou castrer l’IA ». On remerciera l’auteur d’avoir pris le soin de faire un travail précis et détaillé pour décortiquer toutes ces thèses, y compris les plus loufoques.
Il ne fait alors aucun doute selon Alexandre que Chat GPT est un allier de taille pour gagner la course à l’immortalité et malgré quelques précautions d’usage, il semble plutôt prendre le camp des « accel ». Cette certitude acquise, il introduit la « Noosphère » un concept pivot de l’ouvrage, dont l’origine remonte à Pierre Teilhard de Chardin et Vladimir Vernadski chez qui le mot désigne la « sphère de la pensée humaine » et qui se voit présenté dans l’ouvrage comme « un amas d’IA dont la construction sera accélérée par celle-ci ».
Nous n’avons pas le choix
Si cette « transition » vers la mort de la mort semble inéluctable car « le transhumanisme n’est pas un choix, mais est une nécessité », l’essayiste est conscient des nombreux obstacles et des menaces qui pèsent sur l’humanité du fait du rythme exponentiel de cette accélération : la sélection darwinienne est devenue inopérante du fait des progrès de la civilisation qui protège les plus faibles, mais il sera essentiel de faire intervenir la technomédecine pour que celle-ci augmente nos capacités afin que nous puissions avoir au moins l’espoir de ne pas être les jouets de l’IA qui nous surpasse en tous points de vue. A défaut de quoi « le vrai grand remplacement sera le remplacement cognitif ». Pour empêcher ce phénomène il conviendrait alors que l’école devienne une branche de la médecine afin de pouvoir améliorer l’humanité dont le QI ne cesse de s’affaiblir par rapport à l’IA (« comment, une humanité avec 86 de QI moyen, peut-elle contrôler la Super Intelligence Artificielle ? »). On comprend alors que les obstacles listés concernent moins les science dures que les sciences molles : ils sont davantage de nature pédagogique (défaite de l’enseignement face à l’IA), sociologique ( les Gilets Jaunes étaient la première révolte d’une classe moyenne qui décroche face aux GAFAM), anthropologique (l’humanité est-elle de taille pour lutter contre l’IA), métaphysique (a-t-on encore besoin de notre corps dans la noosphère ?) et bien évidemment politique (La démocratie n’ayant domestiqué ni le numérique, ni l’IA, va-t-on vers une ère de « dictatech » ou de « technocrature » ?).
Le TESCREALisme : nouvelle religion
Tous ces sujets sont abordés en profondeur dans un dernier chapitre (écrit en partie avec Thomas Alexandre) intitulé « L’avenir sera post-humain ou ne sera pas » dans lequel on découvre TESCREAL, l’acronyme qui regroupe Transhumanisme, Extropianisme (la possibilité pour les humains de contrer l’entropie), Singularisme (croyance en l’avènement d’une IA surpuissante), Cosmisme (désir de coloniser l’espace), Rationalisme (préférer la raison à la foi), Altruisme Efficace (optimiser ses bonnes actions selon leur efficacité) et Longtermisme (penser l’avenir à très long terme) …. Le TESCREALisme est « une vision du futur dans laquelle une IA superintelligente permettra à l’humanité de produire une abondance radicale, de devenir immortelle, coloniser l’univers et créer une civilisation ‘post-humaine’ tentaculaire pleine de milliards de milliards de post-humains numériques ‘heureux’ vivants dans d’énormes simulations informatiques »… Tout cela faisant partie de la « nouvelle religion des grands patrons du numérique ».
Esprit libre et avant-gardiste
Ce que l’on apprécie dans cet ouvrage, c’est qu’il est un exercice de libre pensée sans tabou où l’auteur ne s’interdit rien et étudie de nombreux scénarios au-delà des limites possibles et avec beaucoup d’imagination. De ce point de vue, il ne fait aucun doute que « Chat GPT va nous rendre immortel » est écrit par un esprit avant-gardiste et totalement libre et non une IA générative. Rappelons que Laurent Alexandre est l’un des tout premier en France à avoir vulgarisé ces sujets (IA, Transhumanisme, Humanité augmentée…). C’est également l’un des tout premier à avoir eu le courage de s’opposer radicalement à l’écologisme politique en n’ayant aucune crainte de dire aux zélotes de ce courant idéologique leurs quatre vérités, et se faisant de revendiquer sa liberté d’expression.
Ensuite c’est un essai de politique scientifique comme il devrait s’en écrire davantage dans lequel l’auteur n’hésite pas à mettre les mains dans le cambouis de l’innovation technologique afin de poser les questions politiques et existentielles qui leur sont liées, le tout en restant accessibles au plus grand nombre.
Enfin, bien que l’argumentation soit touffue et emprunte de nombreux détours, une thèse se dégage dont l’audace et la pertinence invite à la discussion : Chat GPT et l’IA générative vont faire progresser l’humanité sur le chemin de l’immortalité, mais c’est au prix du sacrifice faustien de la-dite humanité. C’est en questionnant cette thèse que je voudrais désormais conclure ma recension.
Limites philosophiques et politiques
Tout d’abord, on constate une forme de paradoxe qui vaut pour de nombreux protagonistes de cette doctrine : alors même qu’ils ne croient pas au libre-arbitre des individus, les transhumanistes sont persuadés qu’une IA sera un jour capable de s’émanciper de son créateur pour accéder à une parfaite autonomie, préalable ici présente comme nécessaire pour atteindre la mort de la mort. Cette dernière peut s’incarner par exemple dans la singularité annoncée par Ray Kurzweil depuis maintenant quelques années et sans cesse reportée, malgré la loi du retour accéléré qui prolonge la loi de Moore. Cet événement hypothétique permet aux transhumanistes de s’affranchir de toutes formes de limites. Les progrès fulgurants de l’IA générative sont perçus comme un pas de plus dans cette direction (3).
Sur le plan philosophique, l’ensemble de la transition qui est décrite suppose un achèvement de la mécanisation de la conscience, en « digitalisatant » le cerveau ou en « vitalisant » la machine. Cela suppose également que l’IA s’émancipe totalement de nous et se mette un jour, non plus à faire des actions pour lesquelles nous l’avons programmées mais des actions pour lesquelles, elle s’est auto-déterminée. Or s’il est impossible de définir a priori les limites de l’innovation technologique pour ce qui regarde la création d’une IA générale (celle-ci n’existant pas encore), on peut tout de même se poser quelques questions philosophiques pour douter sérieusement de la possibilité (faisabilité ?) de celle-ci. On renverra le lecteur à la lecture de l’ouvrage de Raymond Ruyer sur la Cybernétique et l’origine de l’information dans lequel le philosophe distingue entre activités encadrées et activités encadrantes pour soutenir la thèse qu’une machine ne sera jamais en mesure de créer du sens, contrairement à un être vivant (4).
Or, il ne fait aucun doute pour cette école du transhumanisme que le silicium pourra un jour acquérir les propriétés du vivant ou tout du moins fusionner avec un appareil électronique (la singularité suppose la fusion du néo-cortex avec une IA). Si les puces cérébrales de type Neuralink sont déjà une réalité, rien ne nous dit que les-dites prothèses permettront de fusionner un jour pour avec le cerveau au point de créer un être capable de s’autodéterminer vers un but pour lequel il n’aura pas été conçu. Or, à défaut de l’achèvement de la « mécanisation de la conscience », c’est à dire de notre capacité à larguer dans la nature des êtres autonomes doués d’unité et capable de mener à leur tour des actions de types finalistes, la « Noosphère » prédite par certains transhumanistes et surtout les post-humanistes ne sera pas autre chose qu’une gigantesque mémoire, sanctuaire de l’humanité, un réceptacle du passé de celle-ci… L’ouvrage aurait gagné en puissance s’il avait pris la peine de s’appuyer sur les philosophes qui questionnent ces sujets…
Enfin sur le plan de la politique scientifique, il semble que l’auteur cède un peu trop facilement au catastrophisme au travers de la prophétie d’une nécessaire disparition de l’humanité emportée par l’émergence d’une singularité, préalable à une Noosphère. Il serait peut-être utile de réfléchir davantage à une politique scientifique qui permette à l’humanité de rester maître des développements de l’IA … c’est un sujet sur lequel à notre avis l’auteur a encore des choses à dire d’autant plus qu’il est conscient des dangers liés aux super-pouvoirs détenus par les nouveaux maîtres de l’IA, les milliardaires de l’immortality Valley et de leur capacité à tordre la réalité pour imposer leur idéologie.
D’ailleurs, nul n’est besoin d’aller jusqu’à imaginer une super-IA qui nous asservirait, il suffit de décrire une Algorithmocratie (5), c’est à dire un régime politique qui utiliserait les algorithmes pour planifier plus facilement l’implémentation de certaines idéologies dans la société, pour comprendre comment certains qui maitrisent la technologie peuvent gagner de plus en plus de pouvoir sur leurs prochains. Ce d’autant plus, qu’on ne peut s’empêcher de voir une utopie effrayante, autrement dit, une dystopie dans ce destin fatal d’une Noosphère sorte d’immense conscience sans corps. On remarque d’ailleurs que c’est une volonté de beaucoup de transhumanistes et de posthumanistes de se débarrasser du corps (voir même simplement de le rapetisser comme dans le film Downsizing) pour ne garder que la conscience. Une idée qui n’est pas neuve puisque le philosophe Olaf Stapledon, auteurs de romans de science-fiction avait imaginé dans son utopie Last and first men, des Grands Cerveaux vivants des centaines de millions d’année, créés in vitro et servis par des instruments auxiliaires mais débarrassés de tout appareillage organique : « Nous devons produire un homme qui ne soit rien qu’homme, et non plus un organisme humain – organisme, c’est à dire amas d’organes rudimentaires venus d’ancêtres primitifs et précairement gouvernés par des lueurs d’intelligence. »
Partant de là, il aurait été intéressant de s’interroger sur les solutions pour échapper à cette dystopie plutôt que de décrire la mécanique qui nous y conduit de manière implacable. Mais peut-être est-ce l’occasion pour Laurent Alexandre d’écrire un troisième opus sur la mort de la mort ?
(1) La réédition de ce premier ouvrage qui a rencontré un succès populaire en collection Le livre de poche s’intitulait « Et si nous devenions immortels ?».
(2) https://youtu.be/oWtqn4e4Zk4?si=JpjgulVDJWAnQrQA
(3) Notons au passage que tous les transhumanistes ne s’appuient pas sur l’inéluctabilité d’une IA générale (c’est à dire douée d’une conscience réflexive) pour repousser la mort – ainsi Marc Roux le président de l’association française de transhumanisme pense que l’IA n’est pas essentielle.
(4) J’aime citer la fiction parodique imaginée par Ruyer pour « rassurer » les « gens qui redoutent l’ascendance des machines sur l’humanité », qui parle de ces véhicules tellement bien automatisés qu’ils permettraient au « propriétaire de rester chez lui pendant que sa voiture se promène ; puis seront capables de choisir elles-mêmes leur itinéraire selon les routes indiquées comme pittoresques par un guide ; puis seront capables d’explorer elles-mêmes les routes et de déterminer lesquelles sont pittoresques…. » Des craintes entièrement puériles nous dit le philosophe car les feed-back axiologiques bien qu’ils soient analogues aux feed-back mécaniques, « sont aussi différents et surtout enveloppent les derniers. » en quoi il faut conclure que « Quelque chose de trans-mécanique en l’homme et au-delà de l’homme encadrera toujours ces machines physiologiques. » Autrement dit, il faut que les valeurs incarnées par la machine fassent sens pour l’homme et aient une valeur utilitaire pour lui. https://amzn.eu/d/9lnJxPd
(5) Voir à ce sujet le chapitre Algorithmocratie de Greta a ressuscité Einstein
Image par Gerd Altmann de Pixabay