Avec la montée en puissance des fake news, l’accélération de la course mondiale à la R&D, l’accessibilité des publications scientifiques représente plus que jamais un enjeu stratégique. C’est dans ce cadre que la Commission européenne veut mettre la pression sur les éditeurs et le milieu scientifique dans son ensemble afin que ceux-ci accélèrent le rythme d’une transition vers un accès libre aux publications scientifiques. Cette démarche qui regroupe onze pays européens est menée à bien par cOAlition S et a reçu le nom de code Plan S. Ainsi Carlos Moedas, le commissaire européen à la recherche, à l’innovation et à la science, affirme dans un communiqué récent : « Le savoir c’est le pouvoir, et je crois fermement que le libre accès de toutes les publications scientifiques qui ont été financées sur des fonds publics est un droit moral des citoyens. Il y a deux ans, le 27 mai 2016, tous les membres de l’Union européenne se sont engagés à atteindre cet objectif d’ici 2020. C’est l’un des plus importants engagements scientifiques de ces dernières années et cela place l’Europe à l’avant-garde de la transition globale vers la voie de la science en libre accès[1]. » En l’occurrence, le « Plan » en question prévoit qu’« après le 1er janvier 2020, les publications scientifiques portant sur les résultats des recherches financées par des subventions publiques accordées par des conseils de recherche et des organismes de financement nationaux et européens, doivent être publiés dans des journaux en accès libre conformes ou sur des plates-formes en accès libre.” À noter que les scientifiques conserveront leur droits d’auteurs, mais, comme le remarque The Economist, ces publications ne pourront plus apparaître dans plus de 85 % des périodiques dont Nature et Science.
Dans la vague de l’Open Access
Ce plan s’inscrit dans la démarche du libre accès de l’édition scientifique (open access) né avec l’arrivée d’Internet et possible parce que les éditeurs peuvent se passer du coût de l’impression papier des revues scientifiques. En 1991 on a vu naître arXiv la première archive scientifique essentiellement dédiée aux physiciens ; en 2002, des signataires se sont réunis pour signer une déclaration internationale : la Budapest Open Access Initiative considérée comme le premier rassemblement historique du libre accès, réunion qui a été suivie en 2003 par la déclaration de Berlin sur le libre accès à la connaissance en sciences et sciences humaines. On peut voir au travers de Plan S une poursuite de ces chantiers.
Les deux scénarii possibles de la Global Young Academy
Aujourd’hui un débat est lancé qui mêle pro et anti. Certains comme la Global Young Academy voudraient pousser encore plus loin le mouvement. Dans un communiqué récent, les jeunes scientifiques imaginent deux scénarii possibles. Le scénario A, perçu comme négatif, comprend ce que les auteurs appellent un « mandatory Gold Open Access » qui oblige les auteurs à payer des frais d’édition pour chaque article (Article Processing Charges) dont le montant serait plafonné à 2 000-2 500 € (le montant qui est actuellement en cours de discussion). Le scénario B, lui, perçu comme positif, propose un Accès Libre Diamant (Diamond Open Access), financé par les organisations nationales et transnationales qui rémunèrent directement les journaux. L’association milite ouvertement pour l’application la plus large possible du Plan S, mais pas de n’importe quelle manière, car selon eux, le scénario A, s’il se réalisait, pourrait avoir pour conséquence la création d’une dystopie scientifique en Europe, alors, que le scénario B, lui, conduirait à un écosystème vertueux dans lequel s’épanouirait l’industrie de la connaissance. Les auteurs de cette lettre, n’oublient pas de rappeler que la politique choisie revêt un enjeu crucial pour les jeunes chercheurs. Et qui a fait des études peut imaginer pour quelles raisons.
Ombres au tableau
Pourtant le Plan S est loin d’être tout tracé et les opposants se dressent sur son chemin. Un collectif de scientifiques européens se montre plus méfiant à l’égard de la démarche dans son ensemble. Dans une tribune publiée dans Le Monde, ils soulignent que la transition est prévue sur une courte durée de 18 mois, que les chercheurs financés dans le cadre de ce plan n’auront pas d’autre choix, que la science risque de se diviser au niveau mondial, sachant que les autres pays privilégient d’autres modes de financement (par exemple, les sociétés savantes) : « On court ici un risque de diviser les communautés scientifiques au niveau mondial, avec des Européens dans une tour d’ivoire qu’ils auront eux-mêmes construite… ». Plan S manque de flexibilité et ne semble pas s’adapter aux habitudes de publications des différents domaines (dans les sciences humaines, par exemple, on a l’habitude de publier des monographies plutôt que des articles en ligne). Selon eux, on passe de « payer pour lire » à « payer pour publier », opération qui ne s’accompagne d’aucune évaluation au passage. Les auteurs de la tribune estiment que « la charge annuelle pourrait atteindre le demi-million d’euros » pour certains laboratoires ! » Et ils ajoutent : « Les acteurs du secteur peuvent donc nous considérer comme un marché captif, exactement comme celui de la souscription obligatoire pour la lecture. » Enfin, dernière ombre au tableau du Plan S, « les éditeurs dits prédateurs ». Ces derniers risquent de se multiplier, appâtés par la multiplication des publications subventionnées. Après cette âpre critique, les auteurs en appellent à la liberté des chercheurs pour organiser eux-mêmes ce secteur. On ne sera pas surpris de constater que les éditeurs de prestige rejoignent cette critique. Ainsi, pour Springer Nature, « cette politique affaiblit l’ensemble du système de publication de la recherche » et selon l’American Association for The Advancement of Science (Science) « cela va chambouler les communications savantes, cela rendrait un mauvais service aux chercheurs et empêcherait la liberté académique ».[2]
Si on ne peut que se réjouir de toute initiative qui cherche à encourager la gratuité et favoriser la publication de la science, il semble nécessaire de prendre en considération les avis de chacun des acteurs de cet environnement complexe. L’avis d’un étudiant chercheur sur le sujet ne sera forcément pas le même que celui d’un éditeur scientifique. Et s’il semble du pur bon sens que la recherche qui est fondée par l’argent public soit accessible au public, il ne faudrait pas que ce dispositif, tout pavé de bonnes intentions qu’il semble, devienne une « usine à gaz », et bouleverse les comportements de tout cet éco-système, à moins que ce ne soit pour l’améliorer bien évidemment. Mais pour l’instant il est encore temps de se poser des questions. Et cela nous renvoie à une interrogation plus fondamentale sur le financement de la recherche en général et sur les biais que cela peut entraîner. Un débat de fond que nous avons lancé sur European Scientist avec un premier texte de Raymond Piccoli, sur Publier ou disparaître : comment faire éclater la bulle de la publication scientifique, qui montre bien comment un système subventionné peut créer une bulle avec pour conséquence des pertes d’argent et de temps considérables. Un texte que les protagonistes de Plan S pourraient peut-être méditer avant de passer à l’exécution ?
[1] « ‘Knowledge is power’ and I firmly believe that free access to all scientific publications from publicly funded research is a moral right of citizens. Two years ago, on 27 May 2016, all Member States of the European Union committed to achieve this goal by 2020. It is one of the most important political commitments on science of recent times and puts Europe at the forefront of the global transition to open science. »
[2] European countries demand that publicly funded research be free, in The Economist : https://www.economist.com/science-and-technology/2018/09/15/european-countries-demand-that-publicly-funded-research-be-free.