Seconde partie de l’analyse de Jean-Pierre Riou et Jean Fluchère sur ENR et CO2 évité : La nécessité d’une étude d’impact (Aller à la première partie)
Résumé de la première partie
Pour produire de la chaleur, la combustion du gaz émet en moyenne 0,205 kg CO2eq / kWh.
Pour la production d’électricité, ce facteur d’émission est directement corrélé au rendement de la technologie employée en raison des pertes importantes, notamment en chaleur.
Lorsqu’une centrale donnée module à la baisse sa puissance, la diminution du rendement induite contrarie la réduction de ses émissions. En dessous de 50% de sa puissance, une étude de General Electric fait état d’une augmentation des émissions de certains gaz.
La mesure des émissions du parc électrique français par RTE ou par le CITEPA, chargé d’en dresser l’inventaire, ne semble pas tenir compte de la modulation de puissance des centrales thermiques de soutien des EnR, tandis que le développement des énergies renouvelables tend à augmenter son amplitude et sa fréquence.
Le réseau électrique exige un équilibre constant et précis entre la puissance appelée par la consommation et celle produite par le parc électrique.
Le suivi des variations de la consommation impose une modulation de cette production. Des moyens de flexibilité tels que l’effacement de la consommation et le stockage permettent d’en limiter l’amplitude et d’éviter ainsi de faire appel aux moyens les plus coûteux d’ultime recours, pour les pointes, et la nécessité de déconnecter des réacteurs nucléaires, pour les creux.
Mais le développement des EnR intermittentes a l’effet inverse, notamment en augmentant sensiblement l’amplitude et la fréquence de cette modulation en France.
Cette seconde partie s’efforcera de préciser la première par quelques cas concrets d’observations de ce phénomène et de ses conséquences afin de plaider pour la mise en œuvre d’une étude d’impact relevant de mesures réelles.
Wärtsila
L’entreprise finlandaise spécialisée dans la fabrication industrielle de générateurs électriques et de moteurs de bateaux « Wartsila » a publié les conclusions [1] de son laboratoire Wärtsilä Energy Transition Lab. Celles-ci établissent, d’après les données de l’Entso-E, l’impact de l’énergie éolienne et solaire sur le régime de fonctionnement du charbon et du gaz en réaction notamment à l’impact de la production renouvelable sur le prix du marché.
Et montre la fidélité avec laquelle la production thermique allemande accompagne les variations erratiques de la production des EnR en l’illustrant de façon éloquente avec le mois de mai 2022.
L’article soulève la difficulté de rester simplement conforme aux normes environnementales lorsque la turbine réduit sa puissance en deçà de 50%, en raison d’une augmentation des émissions de monoxyde de carbone (CO) et d’oxyde d’azote (NOx).
Duke Energy
L’énergéticien américain Duke Energy avait rencontré ce même problème en 2019 en raison de l’obligation que comportaient ses permis d’arrêter et redémarrer ses turbines à gaz en fonction des cycles solaires. Les données chiffrées de Duke étaient plus probantes pour l’oxyde d’azote (NOx) que pour le dioxyde de carbone (CO2.).
Mais un article du North State Journal [2] rapportait que son représentant, Kim Crawford, avait suggéré que l’effet de l’énergie solaire pourrait également être contre productif sur les émissions de CO2. Duke Energy, qui exploite plus de 3000 MW solaires, avait alors publié un communiqué [3] démentant le fait que le solaire entrainait une augmentation de ses émissions de CO2. Son démenti portait sur le fait que depuis 2005, le remplacement du charbon par le gaz les avait réduites et que sa production photovoltaïque croissante était décarbonée. Mais Duke Energy concédait explicitement que « les unités à gaz en variation de puissance (ramping) émettent légèrement plus d’émissions atmosphériques car elles ont été conçues pour fonctionner à une charge constante ». Et confirmait qu’il avait bien dû demander un assouplissement des normes environnementales en raison de l’augmentation de ces variations de rendement imposées à ses centrales à gaz.
En montrant qu’il y avait une augmentation, ses propres données chiffrées concluaient l’inverse des études théoriques du National Renewable Energy Laboratory.
Ce qui plaide pour la mise en œuvre d’une étude d’impact environnementale de tous les gaz émis, fondée sur des mesures réelles, telle que celle de Duke Energy.
Leurs conclusions seraient d’ailleurs bien connues des énergéticiens mais bien difficiles à trouver publiquement, à en croire les propos de Steve Goreham, Directeur exécutif de la « Climate Science Coalition of America » rapportés dans l’article du North State Journal.
(“Typically this kind of stuff doesn’t go public,” Goreham said. “It’s hard to get data on this.”)
RTE étude de cas
Suivi de charge hebdomadaire : du 13/03 au 19/03
Consommation
La consommation hebdomadaire française varie typiquement d’une grosse vingtaine de GW entre les pics de 8/9 heures ou 19/20heures et les creux du weekend de 4/5 heures. Ainsi que l’illustre la semaine du 13/03 au 19/03 par la capture d’écran ci-dessous du site de RTE [4].
A comparer avec la suivante, de la production éolien + photovoltaïque.
Production éolien/PV
La production hebdomadaire d’énergies renouvelables peut varier typiquement d’une vingtaine de GW, ici entre un minimum de 1 731 MW le 19/03 23h15 et un maximum de 21 649 MW le 14/03 à midi.
Il se trouve que dans cette même semaine, le 3ème pic le plus fort de consommation du 15/03 à 19h30 avec plus de 60 000 MW (barre verte ci-dessus) aura correspondu à l’un des creux les plus marquants de la production éolien + PV qui plafonnaient alors à 2 239 MW. …
La faute à pas de chance
… Tandis que la veille à 4h30, l’éolien dépassait 15 000MW quand la consommation était au plus bas avec à peine plus de 40 000MW.
Il est important de comprendre que le caractère erratique de cette variation des EnRi n’a aucune raison de compenser la modulation de la consommation, mais que leur propre variation, de plus de 20 GW dans cette même semaine, est susceptible, au contraire, de doubler l’amplitude du suivi de charge nécessaire pour les centrales pilotables, notamment du gaz, dont on a mesuré les acrobaties lors de ce même mois dans la première partie de l’article. En l’occurrence, apparaît la nécessité de compenser d’un jour à l’autre, un grand écart de 30,4 GW entre le 14/03 à 4h30 et le 15/03 à 19h30, alors que l’écart de la consommation n’était que de 17,5 GW.
Suivi de charge et nucléaire
Le 29 décembre 2022, la centrale nucléaire de Cruas arrêtait une unité de production en expliquant : « En raison de la situation de l’équilibre offre demande, cet arrêt de courte durée permet d’adapter la production d’EDF à la baisse ponctuelle de la demande en électricité. » [5] Politiquement correct, EDF ne précise pas que cette baisse ponctuelle de l’équilibre offre/demande coïncide avec un record ponctuel d’une offre (prioritaire) de l’éolien de 14,7 GW à ce même moment.
Pour cette même raison, ce n’est pas moins de 10 réacteurs qui ont été arrêtés début 2023 auxquels se sont ajoutés plus de 12 GW de modulation à la baisse du reste du parc nucléaire [6], dans ce même contexte marqué par une forte production éolienne et une faible consommation liée à la douceur des températures et les consignes d’économies d’énergie de ce début d’année.
Il est bien évident qu’il y aura d’autant moins d’émissions de GES évitées par une forte production d’EnR qu’elles prendront davantage la place de l’énergie nucléaire.
Cette modulation croissante du nucléaire pour compenser les variations de la production d’EnR est pourtant annoncée comme inéluctable par le rapport franco-allemand de 2018
« L‘Energiewende et la transition énergétique à l’horizon 2030 » [7] qui écrivait « En 2030, un parc nucléaire maintenu à des niveaux élevés devra opérer plus fréquemment en suivi de charge, contribuant à la flexibilité du système électrique ». (p 73)
Ce qui semble en contradiction avec l’ADEME qui écrit « Toute production renouvelable variable supplémentaire vient substituer ou éviter une production fossile. » [8] (page 1)
Ce qui peut être vrai pour l’Allemagne est beaucoup plus contestable pour la France.
Le propos n’est pas de contester l’analyse de RTE sur laquelle se fonde ici l’ADEME. Mais de comprendre le sens du rapport franco-allemand évoqué lorsqu’il ajoute « Avec un parc nucléaire élevé, la production d’électricité est en hausse, mais les coûts du parc augmentent en raison d’une plus faible production ramenée à la capacité de production. De plus, ces productions supplémentaires sont vendues à des niveaux inférieurs car le maintien d’une capacité de production nucléaire plus importante a un effet dépressif sur les prix de marché de l’électricité. » (p 84)
Inversement, il est bien évident qu’éolien et photovoltaïque trouveront des conditions de développement et de rémunération plus favorables en situation de pénurie de moyens pilotables qu’avec un parc nucléaire largement dimensionné. Ces considérations intègrent, en préambule (p 2) « le développement visé des énergies renouvelables et le réinvestissement dans le parc nucléaire au-delà de 50 GW …» pour considérer que cela « … comporterait un risque important de coûts échoués dans le secteur électrique ».
Ce qui suggère les raisons pour lesquelles les EnR électriques risquent d’être amenées, d’une manière ou d’une autre, à remplacer une part croissante de l’énergie nucléaire.
Réduction du fossile et facteurs d’émissions
Après avoir culminé à 59,7 TWh en 2005, la production fossile du parc électrique français a été ramenée à 38,6 TWh en 2021, dernière date concernant la publication des émissions du dernier rapport du CITEPA. Celles-ci étaient de 19,5MtCO2eq en 2021, contre 38,7 en 2005. Soit une réduction de 49,6% des émissions pour une réduction de 35,3% de la quantité d’énergie fossile. Ceci montre l’importance du remplacement du charbon par le gaz et l’amélioration des facteurs d’émissions des technologies pour une même quantité de fossile consommée.
Pour autant, la quantité produite d’origine fossile en 2022 (49,2 TWh) est la même qu’en 2000 (49,9 TWh), et bien supérieure à celle de 2014 (24,6 TWh), en raison notamment de l’impact de la baisse régulière du facteur de charge du parc nucléaire depuis, illustrée ci-dessous par une intéressante étude d’avril 2023 [9].
L’étude compare cette baisse « qui dépasse largement l’épisode, certes historiquement puissant, de chute en 2022 de la production des centrales du fait des problèmes de corrosion », avec le facteur de charge des réacteurs américains « d’une ancienneté comparable » qui affiche une moyenne de 92% depuis 2012 avec une tendance à la hausse, notamment 93,4% en 2019. L’étude de l’impact des productions intermittentes sur la spécificité historique du suivi de charge nucléaire français dépasse le cadre de cet article, qui doit cependant suggérer qu’on se pose également cette question.
On peut notamment s’interroger sur l’impact de l’amplitude croissante de la volatilité du cours du MWh, liée au caractère erratique des productions renouvelables qui a entrainé pas moins de 102 heures de prix négatifs en 2020 [10], sur la grande capacité de modulation du parc nucléaire d’EDF qui devait alors payer pour chaque MWh bradé sur le marché spot.
Stockage/effacement et équilibre du réseau
Le parc hydraulique français avait été développé dans une logique de complémentarité avec le parc nucléaire, afin d’en optimiser la rentabilité dans le cadre du suivi de charge de la consommation et de limiter le recours aux productions fossiles. Depuis 1987, 5 GW de puissance de stockage hydraulique par stations de pompage (STEP) [11] facilitent ce suivi de la consommation que le développement de l’effacement permet d’optimiser davantage.
Ces 2 mécanismes, de stockage et d’effacement, sont coûteux mais permettraient aisément à un parc nucléaire et hydraulique correctement dimensionné de se passer de toute production fossile. Au lieu de quoi l’amplitude du suivi des écarts de la production des EnR augmente au fur et à mesure du développement des moyens destinés à les lisser.
L’absence d’étude d’impact
Remettant en cause le fondement juridique de la révision des objectifs contraignants en matière d’énergies renouvelables, en tant qu’ils contreviennent à la souveraineté française en matière énergétique, le Sénat rappelait récemment [12] que tandis que le droit de l’UE « qui reconnaît la souveraineté énergétique des États exige aussi que l’UE garantisse une neutralité technologique entre les procédés ou les technologies ».
Et relevait l’absence d’étude d’impact qui permettrait à la Commission européenne de justifier l’exception faite à la souveraineté française, au nom d’un bénéfice environnemental européen du développement d’EnR en France, dont la production est déjà largement décarbonée.
Cette étude d’impact doit être exigée, y compris pour contester juridiquement la part d’énergies renouvelables imposée à la France.
Il serait irresponsable d’imposer des objectifs de moyens en faisant l’impasse des analyses nécessaires à l’évaluation de leurs performances en termes de sollicitations des moyens thermiques de soutien et d’émissions supplémentaires de gaz à effet de serre.
Annexe
Le CITEPA précise sa méthodologie dans un rapport dédié [13] Indiquant notamment que « Les émissions de CO2 sont déterminées au moyen de facteurs d’émission relatifs à chaque combustible. La mise en place du système d’échange de quotas SEQE [Système d’échange de quotas d’émission] depuis 2005 permet de disposer par l’intermédiaire des déclarations annuelles de données spécifiques pour chaque installation ».
Notons que les facteurs d’émission de ces déclarations annuelles sont eux-mêmes définis dans la base OMINEA du CITEPA et qu’ « Une liste de ces facteurs est mise à jour et publiée chaque année en décembre sur le site du ministère pour le calcul des émissions de l’année suivante »
(art 8 de l’arrêté du 21 décembre 2020 [14])
Les progrès technologiques ainsi que, dans certains cas, des estimations ponctuelles par mesurage d’émissions peuvent amener à un ajustement de ces valeurs d’émission par défaut.
Le suivi systématique des variations de rendement des installations n’apparaît nulle part.
En se basant sur la quantité d’énergie consommée par la centrale, le CITEPA s’appuie ainsi sur des données plus pertinentes que la seule quantité d’électricité produite.
Pour autant, les déclarations de données annuelles d’émissions ne semblent pas être de nature à quantifier la réalité de la variation des facteurs d’émission, pour laquelle le CITEPA mentionne donc des incertitudes comprises entre ± 1 % et ± 300 %.
Ses chiffres diffèrent d’ailleurs sensiblement de ceux de RTE.
Toutes les données du CITEPA sont également publiques. [15]
Elles indiquent 34,5 MtCO2e et 2000 et 19,5 MtCO2eq en 2021 sur un total de 418 MtCO2eq, soit 4,6% des émissions totales.
Rappelant d’ailleurs par ces chiffres que l’urgence climatique ne saurait voir son siège dans une si petite contribution de la production électrique aux émissions (4,6% du total), pour une si grosse part (24,5%) de notre consommation d’énergie finale. [16]
Lire la première partie
3 https://news.duke-energy.com/our-perspective/solar-power-causes-air-pollution-wait-a-minute
4 https://www.rte-france.com/eco2mix
6 http://lemontchampot.blogspot.com/2023/01/quand-le-souffle-eolien-eteint-10.html
8 https://bourgogne-franche-comte.ademe.fr/sites/default/files/note_co2_et_enr_f.pdf
10 https://www.data.gouv.fr/fr/datasets/r/e75d073a-6c1c-4e05-865c-20326bc2eb59
12 https://www.senat.fr/leg/exposes-des-motifs/ppr21-835-expose.html
13 https://www.citepa.org/wp-content/uploads/publications/ominea/OMINEA-2022v2.pdf
14 https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000042754400/2023-04-17/
15 https://www.citepa.org/fr/telechargements/ (données par secteurs)
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