Bernard Durand et Jean Pierre Riou, experts de l’énergie, auteurs de nombreuses tribunes dans nos colonnes, viennent de rédiger la trahison des clercs, un volumineux document de travail sur les effets pervers du développement des électricités renouvelables intermittentes (ElRi) que sont l’éolien et le photovoltaïque en Europe.
Ce document de 107 pages, accompagné de 30 pages de notes et références, a pour objet de compiler les meilleures sources permettant de mettre en évidence les contradictions et impasses des différents aspects de la politique énergétique européenne. Les deux auteurs répondent ici à nos questions.
European Scientist : Vous avez intitulé votre travail de recherche sur les électricités renouvelables intermittentes en Europe « la trahison des clercs ». Pour quelle raison ?
Bernard Durand et Jean-Pierre Riou : « Nous avons repris le titre d’un ouvrage de 1927 de Julien Benda, qui a fait l’actualité alors que se précisaient les risques d’une deuxième guerre mondiale. Dans cet ouvrage lucide , il défendait l’idée que les « clercs », intellectuels dont la mission est de défendre la justice et la raison, avaient trahi cette mission au nom d’intérêts personnels. Dans une postface de 1946, il prétendait que cette trahison, faite au nom d’une idéologie antidémocratique, avait précipité l’arrivée de la guerre. Cet ouvrage est à nouveau d’une inquiétante actualité. En Europe, ces clercs que sont en principe les autorités publiques et les élus accumulent les lois et les décrets , mais aussi les mensonges pour imposer au forceps le développement d’un éolien et d’un solaire photovoltaïque si peu utiles, dans un but électoral et de profit financier, au détriment évident des riverains, des citoyens et de l’économie ».
E.S. : Dans votre travail de recherche, vous affirmez que l’intermittence est source de tous les maux. Pouvez-vous développer ?
Bernard Durand : Nous parlons ici d‘électricité, qui n’est qu’une des formes des énergies que nous utilisons. La puissance des électricités éolienne et photovoltaïque fluctue considérablement et sans cesse en fonction de la puissance du vent pour la première, de la puissance solaire pour la deuxième. C’est leur intermittence, appelée parfois variabilité. Or ces variations sont naturelles, c’est-à-dire ne dépendent pas de la volonté humaine. Elles sont non-pilotables. Il en résulte qu’il est impossible à des éoliennes ou à des panneaux photovoltaïques de faire du suivi de charge, c’est-à-dire d’ajuster leur production à notre consommation d’électricité en temps réel et à la fréquence de 50 hertz, deux conditions qui sont indispensables à la stabilité du réseau électrique. Ce sont des électricités inutilisables et par conséquent sans valeur en tant que telles. Il faut pour les valoriser les associer en permanence soit à des centrales pilotables, soit à des stockages, qui permettent de faire en contrepoint cet ajustement. Les stockages actuels n’ayant pas les capacités pour cela et probablement pour très longtemps, ce sont des centrales pilotables qui sont utilisées, principalement à combustibles fossiles (charbon et gaz) en Allemagne, nucléaires en France.
Il résulte de tout cela une série de « maux » résultant de leur développement. Ils sont détaillés dans cet ouvrage : prix de l’électricité bien plus élevé pour le consommateur, aussi bas que devienne leur coût de production ; faible efficacité pour faire baisser les émissions de CO2 de la production d’électricité dans la plupart des pays européens qui utilisent beaucoup les centrales pilotables à combustibles fossiles ; inutilité pour les pays dont la production d’électricité est déjà très peu émettrice parce qu’ils utilisent surtout le nucléaire et/ou l’hydroélectricité, France, Norvège, Suède, Suisse, et donc pour faire face à l’urgence climatique ; impossibilité de se passer des centrales pilotables ( nucléaire en France), dont toute la puissance doit être conservée pour faire face aux périodes sans vent et sans soleil ( nuit ou ciel très nuageux); impossibilité de contribuer à la sécurité électrique de l’Europe etc…
D’autres maux sont ceux de leur impact écologique : Les centrales éoliennes et photovoltaïques, ont aussi une faible productivité par unité de surface occupée et de puissance. Elles sont donc beaucoup plus destructrices des espaces naturels et productrices de déchets, par MWh d’électricité produite, 100 à 1000 fois plus de surface occupée et 10 à 15 fois plus de déchets que chez nous les centrales nucléaires. Cette électricité étant de plus comme dit plus haut inutilisable en tant que telle !
Jean-Pierre Riou : J’ajouterais que l’absence de toute production garantie des moyens intermittents que sont l’éolien et le photovoltaïque oblige le système électrique européen à conserver l’intégralité de ses moyens pilotables, comme le montent les chiffres de leur évolution depuis maintenant ¼ de siècle de développement exponentiel des énergies intermittentes. Ce qui est particulièrement dommageable au modèle économique du nucléaire dont on ne peut pour autant se passer.
Cette intermittence impose d’autre part une restructuration profonde du réseau électrique pour lui permettre de refouler les importantes productions inutiles localement dès que le vent souffle ou que le soleil luit.
TES : De ce point de vue, comment jugez-vous le Green Deal européen tel qu’il a été formulé initialement ? Quel est votre avis sur les nouvelles exigences du Parlement européen qui veut une Europe totalement décarbonée – on parle de neutralité carbone ? (Voir à ce sujet l’article de Samuel Furfari )
B.D. : La politique du Green Deal, et plus généralement la politique énergétique européenne est profondément hypocrite et malhonnête, car elle consiste à fixer des moyens au lieu de fixer des objectifs. C’est particulièrement flagrant en ce qui concerne l’électricité. Elle fixe des proportions d’électricité renouvelable, en fait des proportions d’électricités éolienne et solaire PV, à atteindre à des horizons temporels déterminés, tout en affirmant que c’est pour faire face à l’urgence climatique, ce qui est absurde. Alors qu’il faudrait pour cela fixer un objectif quantitatif d’émissions de CO2 par kWh produit, le même pour tous les Etats-membres, en laissant à ceux-ci toute la liberté des moyens pour atteindre ces objectifs. Elle pénalise ainsi les pays qui ont déjà de très faibles émissions de CO2 de leur production électrique, comme la France, au bénéfice de pays où ces émissions sont très fortes, comme l’Allemagne. Cette partialité laisse penser que la Commission et le Parlement européens sont très perméables à l’influence de l’Allemagne mais aussi à celles du lobby de l’éolien et de celui des combustibles fossiles, en particulier celui du gaz.
TES : Comme l’a montré le modèle allemand, les ENR ne se suffisent pas à elle-même à ce jour. Pensez-vous qu’une solution technologique pourra un jour résoudre ce problème ?
J.P.R. : Dans l’impossibilité de stocker l’électricité à grande échelle pour un coût acceptable par la collectivité, l’Allemagne envisage d’augmenter la puissance de ses centrales à gaz de secours, avec l’espoir de réduire sa dépendance à la Russie grâce à la production de gaz vert.
France Stratégie rappelait récemment « Pour atteindre la neutralité carbone en 2050, il faut cesser de recourir au gaz d’origine fossile. Et parce qu’on ne peut attendre pour agir de savoir si le pari du gaz renouvelable sera gagné, il faut chercher dès maintenant à restreindre l’usage du gaz en misant sur d’autres énergies décarbonées, électricité et biomasse en tête ».
L’Allemagne est condamnée à faire ce pari pour prolonger sa fuite en avant vers toujours plus d’intermittence. Alors qu’aucun modèle économique ne semble encore envisagé à moyen terme pour y parvenir. Et son objectif de mix électrique à horizon 2050 est supposé émettre plus de 100 millions de tonnes de CO2 par an, soit 5 fois plus que le mix français d’aujourd’hui.
B.D. : Puisque Jean-Pierre vient de vous répondre sur le cas de l’Allemagne, je vais répondre sur les solutions technologiques. Il faudrait pour cela pouvoir créer des stockages d’électricité capables d’accumuler d’énormes quantités d’électricité, de manière à pouvoir remplacer les centrales pilotables dans leur rôle actuel de régulateur de l’intermittence. Les types de stockage actuel en sont incapables et ne peuvent jouer qu’un rôle marginal. On envisage actuellement de créer des stockages d’hydrogène produit par électrolyse de l’eau, l’électricité étant produite par les éoliennes ou les panneaux solaires, l’hydrogène étant ensuite utilisé pour produire à la demande de l’électricité via des piles à combustibles ou des turbines à hydrogène. Bien que ce soit très compliqué, une véritable usine à gaz, et donc peu sûr, c’est techniquement possible à petite échelle. Mais le rendement énergétique de ces procédés est très faible, 20 à 30%, ce qui fait que : 1-on gaspillerait la plus grande partie de l’électricité produite ; 2-le coût de l’électricité serait considérablement augmenté 3- l’impact sur l’environnement, surfaces occupées, quantité de matériaux utilisés … serait multiplié par 3 à 4 par kWh d’électricité fourni au consommateur ! Il y a déjà 15 ans, les Norvégiens ont essayé ainsi de rendre autonome en électricité un village situé sur l’île d’Utsira. Après quatre années de déboires, ils ont abandonné. On ne peut jamais dire jamais, mais le stockage massif d’électricité, c’est actuellement comme l’Arlésienne, que l’on espère sans cesse, mais qui n’arrive jamais.
E.S. : Y-a-t-il selon vous en Europe un pays qui s’en sort mieux que les autres en matière de politique énergétique ?
J.P.R. : En bornant notre réponse à la production d’électricité, qui est au centre de notre travail et permettrait de décarboner les autres secteurs comme le chauffage ou les transports, on peut considérer la France comme un modèle en matière climatique, grâce à un mix de production décarboné à plus de 90% depuis 1995 grâce à son parc électronucléaire et ses barrages hydrauliques. Il faut souligner l’efficacité du Royaume-Uni qui a incité des progrès considérables grâce au levier d’une taxation du carbone, dont le signal-prix a entraîné une réduction drastique du charbon.
B.D.: Je suis d’accord avec Jean-Pierre concernant la France, mais seulement si elle conserve son nucléaire, de manière à pouvoir électrifier massivement les transports et l’habitat. Elle aurait les meilleures chances d’y arriver, mais elle s’emploie en ce moment obstinément à les gâcher !
Si l’on s’en tient qu’aux émissions de CO2 par kWh d’électricité produite, ce sont incontestablement la Norvège, la Suède et la Suisse qui ont les meilleurs résultats. Mais ils le doivent à un avantage naturel que n’ont pas les autres pays européens, une production d’hydroélectricité très élevée par habitant. La Norvège ne produit qu’ainsi son électricité. La Suède et la Suisse ont en complément une importante production nucléaire.
Mais si l’on considère l’énergie en général, les combustibles fossiles en sont les principaux pourvoyeurs dans les transports et l’habitat, secteurs très énergivores, et il n’y a finalement pas de très gros écarts entre la plupart des pays européens en termes d’émissions de CO2 par habitant. Ceux n’utilisant pas les combustibles fossiles pour produire leur électricité, c’est-à-dire les quatre pays ci-dessus, ont toutefois un net avantage sur les autres. Une politique énergétique préservant le mieux l’avenir serait celle qui diminuerait autant que possible le recours aux combustibles fossiles, d’une part pour moins émettre de CO2, d’autre part pour se prémunir contre une crise de l’approvisionnement, en particulier en pétrole, indispensable aux transports et par là le principal déterminant de notre activité économique. Aucun pays européen n’en est là actuellement.
E.S : Si vous pouviez conseiller Bruxelles, quelle(s) politique(s) énergétique souhaiteriez-vous voir pour l’UE ?
B.D. : Il lui faudrait fixer des objectifs par habitant et non des moyens, en laissant le choix des moyens aux pays-membres : – Un objectif de trajectoire de diminution d’émissions de CO2 à l’échelle de l’Europe – Un objectif de trajectoire d’utilisation des combustibles fossiles et en particulier de pétrole, pour améliorer sa sécurité énergétique. -Un objectif de trajectoire de consommations nettes (compte-tenu du recyclage) de matières premières utilisées. Et il lui faudrait développer une vision, non pas à un horizon de quelques décades, mais au moins de cent ans, sinon mille ans. Pour mémoire, sachons qu’une augmentation ininterrompue de seulement 1% par an pendant 1000 ans de la quantité de matières premières consommées, signifie une multiplication de leur consommation par environ 20 000 !
J.P.R. : L’énergie nucléaire a été considérée indispensable à la politique climatique par de nombreux observateurs institutionnels. Même en Allemagne, le nucléaire revient sur le devant de la scène par une volte-face de certains écologistes qui réalisent, mais un peu tard, qu’il n’y a guère d’alternative pour une sortie rapide du charbon. Le nucléaire étant, avec l’hydraulique dont les ressources sont limitées, la seule énergie pilotable qui n’émette pas de CO2. Mais Bruxelles ne semble pas comprendre la nécessité de l’encourager. En fait, il faut surtout y voir une lutte d’influence, visant à empêcher la France de disposer d’un avantage compétitif sur ses voisins en termes d’énergie décarbonée.
This post is also available in: EN (EN)
Cet article est très intéressant, il me paraît cependant utile de préciser quelques points pour éclairer ceux des lecteurs non experts qui n’ouvriraient pas le livre.
Les ElRi sont non seulement incapables de « suivi de charge », elles sont occasionnellement à l’origine de variations de production puissantes et rapides et très pénalisantes pour le respect des paramètres normatifs (fréquence, tension) de notre fourniture électricité par leurs productions erratiques. Elles sont de plus par construction incapables d’amortir les importants à-coups de production ou de consommation qui peuvent être initiés, notamment, par la perte instantanée d’un groupe de production de forte puissance, d’ouvrages de transport ou de distribution ou de gros ilôts de consommation. Au contraire des moyens de production conventionnels (réservoirs hydroélectriques, centrales nucléaires, à charbon, fuel-oil et à gaz) équipés de gros turboalternateurs, les ElRi n’offrent pas d’inertie électromécanique qui permette d’amortir les écarts rapides entre production et consommation.
Pour être produites sans référence et sans considération pour les besoins instantanés de consommation, les ElRi sont des sources d’électricité subies donc sans valeur intrinsèque. Il faut pour les valoriser les associer en permanence à des moyens supplétifs ou à des règles gestionnaires.
Les 5000 MW de STEP (stations de transfert d’électricité par pompage) implantées en France fournissent 0,5 TWh par cycle de turbo-pompage, compte tenu des capacités de maximales de stockage et des possibilités de turbo-pompage associées par les conditions hydrologiques. On dispose ainsi au mieux de 0,5 TWh/jour. Ce qui est relativement modeste en considération des besoins journaliers d’électricité en France ( de 0,8 à 2 voire 2,5 TWh/jour). C’est même insignifiant pendant les périodes hivernales, de très faible hydrologie conjuguée avec les grands froids, qui peuvent durer une à deux semaines.
Si les ElRi soumises aux aléas météorologiques ne peuvent contribuer à la sécurité électrique de l’Europe, il me semble que ce n’est pas nécessairement un inconvénient pour leurs mentors. Loin de désespérer ceux qui entendent rationner l’offre, en contraignant la demande à s’adapter à la fourniture d’électricité, au contraire des pratiques anciennes d’adaptation permanente de la fourniture à la demande, les délestage imposés de fourniture électrique permettent de satisfaire ces partisans de la « sobriété heureuse ».
N’oublions pas que les compteurs numériques (Linky en France) devraient à terme constituer autant de relais entre les gestionnaires de réseaux et les clients pour constituer les « smarts grids » chers à Jeremy Rifkyn et à ses affidés.
La multiplication par dizaines de milliers d’ElRi impose en effet une restructuration profonde des réseaux électriques. C’est nécessaire pour refouler les importantes productions inutiles localement quand le vent souffle trop ou quand le soleil luit à contre-temps des besoins d’électricité ou quand, a contrario, il faut appeler des fournitures étrangères en espérant que la météo sera plus favorable ailleurs. Les réseaux doivent donc être dimensionnés :
– pour faire transiter des flux d’énergie à la hauteur des puissances maximales de production des ElRi, très supérieures aux puissances moyennes véhiculées,
– pour augmenter les capacités d’échanges inter-frontaliers, nécessaires pour accroître la résilience des systèmes électriques nationaux et interconnectés et
– pour accueillir les points de raccordement aux réseaux de distribution de multiples petits ilôts de production.
Du fait que les objectifs de progrès sont relatifs à la situation de 1990, la France, qui compte depuis le début des années 1990 parmi les pays développés les moins émetteurs de GES pour sa production électrique, est très défavorisée notamment par rapport à l’Allemagne.
Pour être efficace, c’est donc :
– un objectif et une trajectoire de diminution d’émissions de CO2 qui doivent être fixés à l’échelle européenne,
– un objectif et une trajectoire d’utilisation des combustibles fossiles, en particulier de pétrole, pour améliorer sa sécurité énergétique,
– un objectif et une trajectoire de consommations nettes…
Notons que, à la faveur de son parc nucléaire important (63,5 GW jusqu’au 31 12 2019, réduit des 1800 MW de Fessenheim depuis mi 2020), le secteur électrique français a pu éviter l’émission de quelque 6 milliards de tonnes de CO2 a minima, entre 1990 et 2020 (200 Mt/an environ). C’est l’équivalent de 15 années d’émission de CO2 pour l’ensemble des activités réalisées en France, sur la base des résultats 2018- 2019 (un peu plus de 400 Mt/an) ! Rappelons que, tous secteurs d’activités confondus, sur le sol national, les émissions par habitant sont deux fois plus élevées en Allemagne qu’en France.
Dire que le nucléaire et l’hydraulique sont des énergies électriques pilotables, c’est dire que la production de ces moyens conventionnels, qui n’émettent pas de CO2, sont adaptables en permanence à nos consommations. Alors que l’urgence climatique s’impose, comment ne pas s’étonner que le « green deal » et la taxonomie européennes préfèrent le gaz russe au nucléaire, au mépris de l’écart d’émissions de GES d’un facteur d’environ 50 à 80 (selon les contenus carbone associés à l’ensemble du cycle de vie) entre ces deux types de production.