Entre matériel chinois, gaz russe et sanctions américaines
La guerre du gaz aura bien lieu
L’intermittence des énergies renouvelables électriques (EnRe) que sont les énergies éolienne et photovoltaïque, a interdit toute réduction de moyens pilotables [1] en contrepartie d’un quart de siècle de leur développement.
En effet, les maigres capacités de stockage, essentiellement dans les Stations de transfert d’énergie par pompage (STEP), ne permettent pas de réduire leur concours pour résister aux périodes sans vent ou sans soleil. C’est pourquoi le gaz est appelé explicitement à prendre une place croissante dans un mix de production électrique européen de plus en plus intermittent.
Malgré leur pari risqué du gaz vert – hydrogène et méthane – les allemands s’apprêtent à multiplier les centrales à gaz [2], en s’assurant le recours des gazoducs Nord Stream et Nord Stream 2, appelés à faire de l’Allemagne la plate forme européenne du gaz naturel à horizon 2035[3].
Entérinant ce passage obligé par le gaz naturel, le parlement européen vient de l’intégrer parmi les bénéficiaires potentiels du « Fonds pour une transition juste » (Just Transition Fund), en divulguant, ce 17 septembre, les conditions de son attribution [4].
Ce fonds prévoyait initialement un financement de 7,5 milliards d’euros destiné à permettre 1000 milliards d’euros d’investissement vers une économie sans carbone [5].
Le texte permet au gaz naturel de bénéficier de ce fonds [6], l’amendement 45 en précise les conditions [7], notamment celle de faciliter la sortie du charbon sans entraver le développement des énergies renouvelables. C’est-à-dire typiquement la situation allemande qui prévoit d’augmenter le recours au gaz à horizon 2050 [2], parallèlement au développement des EnRe.
Dans le nouvel ordre économique mondial qui émerge [8], cet encouragement du gaz ne risquera pas seulement d’avoir des effets négatifs sur le climat, mais enlisera davantage l’Union européenne dans une dépendance qui désormais lui échappe et compromet sévèrement sa souveraineté.
Son taux de dépendance énergétique est en effet déjà au centre de ses préoccupations relatives à sa sécurité d’approvisionnement. La Russie est le principal fournisseur de ses importations d’énergie primaire, et le taux de dépendance de l’UE au gaz était de 74,3% en 2017, tandis que sa production se réduit encore chaque année [9].
Les menaces américaines
Au prétexte de protéger la sécurité énergétique européenne, les États-Unis ont entrepris une escalade d’intimidations, dans le cadre du « Protecting Europe’s Energy Security Act » (loi de protection de la sécurité énergétique européenne), afin de dissuader l’Europe de se tourner vers la Russie pour son approvisionnement.
Réagissant à ces pressions, le Sénat adoptait le 21 août dernier une « Résolution européenne tendant à préserver la souveraineté de l’Union européenne dans le domaine énergétique »[10].
L’historique des menaces américaines est détaillé dans la proposition de cette résolution [11] présentée par les sénateurs C. Kern et M. Raison et enregistrée à la Présidence du Sénat le 16 juillet 2020 :
Les premières sanctions contre les « adversaires de l’Amérique » datent de la loi du 2 août 2017 et visaient notamment le projet de gazoduc Nord Stream 2, mais épargnaient explicitement les 5 partenaires européens de Gazprom liés à ce projet, dans les critères d’application des lignes directrices d’application du 31 octobre 2017.
Deux ans plus tard, la loi du 20 décembre 2019, relative aux crédits de la défense, intégrait un dispositif plus contraignant dénommé « Protecting Europe’s Energy SecurityAct of 2019 » qui visait tout navire utilisé par un opérateur non américain dans la construction de Nord Stream 2, en l’occurrence l’unique société helvétique Allseas, qui mit fin immédiatement à sa participation au chantier, obligeant Gazprom à le finir seul.
Le 4 juin 2020, une nouvelle étape était franchie avec une proposition de loi élargissant les sanctions à l’assurance des navires utilisés sur le chantier, toute assistance technique à leur fonctionnement, et toute participation au test ou à la certification du gazoduc.
D’autre part, ce texte est destiné à entrer en vigueur à titre rétroactif dans la loi promulguée 6 mois plus tôt, c’est-à-dire en menaçant les entreprises européennes concernées, alors même que leurs activités étaient considérées licites par les États-Unis au moment où elles avaient été menées.
L’entreprise française Engie, qui participe à ce projet, avait d’ailleurs déjà été condamnée à 40 millions d’euros d’amende dans le cadre de cette participation au projet, mais par la Pologne qui considérait notamment, avec d’autres pays européens, que ce projet menaçait effectivement la sécurité énergétique de l’Europe [12].
La dernière étape des menaces américaines a été franchie le 15 juillet 2020 par une mise à jour immédiatement substituée aux lignes directrices d’application de 2017 et visant à pouvoir sanctionner les entreprises européennes dès le lendemain, 16 juillet, indépendamment de la date de conclusion de leur contrat qui les protégeait jusqu’alors.
L’alliance germano-russe en question
Le projet du gazoduc Nord Stream 2 avait été porté à bout de bras par son président, l’ancien Chancelier G. Schroeder, qui avait dû batailler contre les nombreuses réticences, y compris celles de Bruxelles qu’il avait accusé de lui mettre des bâtons dans les roues [13].
Car dans ce projet, l’Allemagne semble avoir joué en cavalier seul et avoir privilégié ses intérêts à ceux de l’U.E.
Mais l’intermittence de production électrique est au cœur de la politique énergétique dont elle se targue de donner l’exemple à l’Europe. Et le gaz en est la clé.
C’est pourquoi l’Allemagne valorise son partenariat privilégié avec Gazprom par le truchement de G. Schroeder, président du géant pétrolier russe Rosneft et de la société exploitant les gazoducs Nord Stream , ainsi que par sa filiale allemande Gazprom Germania.
Mais on connaît la force de persuasion des menaces de sanctions américaines qui avaient contraint l’entreprise Total à abandonner ses droits majoritaires sur le plus grand gisement de gaz au monde, celui de South Pars, dans le cadre des sanctions contre l’Iran.
Notons d’ailleurs que c’est la Chine qui a repris la place laissée par Total dans cette exploitation.
Les récentes tensions avec la Russie, liées à l’affaire de l’empoisonnement de l’opposant russe Navalny viennent d’offrir à A. Merkel l’occasion d’une posture ouvrant la voie à un éventuel abandon du projet Nord Stream 2 [14]. Cette éventualité modifierait assurément le contexte de la transition énergétique allemande.
Quand la France brade son indépendance
Pour les pays dépendant encore lourdement du charbon, un recours accru au gaz restera probablement un pis-aller acceptable au nom de l’urgence climatique. Mais l’augmentation de la dépendance qu’il implique les rendra plus vulnérables sur le plan géostratégique.
L’approvisionnement en uranium représente une part infime du prix de chaque MWh nucléaire produit. C’est la raison pour laquelle la Commission européenne considère que cette production participe à l’indépendance énergétique et accorde à la France un taux d’indépendance énergétique supérieur à la moyenne européenne, malgré son absence de toute production fossile.
La France a pourtant entrepris une réduction de son parc nucléaire, bradant ainsi ses atouts géopolitiques sans le moindre argument climatique, puisque le nucléaire est déjà décarboné.
Les conséquences de la crise sanitaire viennent de rappeler que la souveraineté n’est pas un vain mot.
La voix de la France sait encore se faire entendre dans le concert des Nations. Par leur ingérence dans notre politique énergétique, les États-Unis viennent de rappeler qu’ils entendent conserver la baguette de direction.
Dans « Le dernier Mitterrand »,[15] G.M. Benhamou rapporte des propos qui peuvent surprendre en raison de la réputation d’Atlantiste de l’ancien Président. Celui-ci lui confiait en effet : «La France ne le sait pas, mais nous sommes en guerre avec l’Amérique. Oui, une guerre permanente, une guerre vitale, une guerre économique, une guerre sans mort apparemment. Oui, ils sont très durs les Américains, ils sont voraces, ils veulent un pouvoir sans partage sur le monde. C’est une guerre inconnue, une guerre permanente, sans mort apparemment et pourtant une guerre à mort.»
Le propos n’est pas ici de désigner quelque adversaire que ce soit. Mais de souligner la violence et les coups bas de la guerre économique. De rappeler que cette guerre est mondiale et qu’on risque d’autant moins se tromper d’ennemi qu’on n’y a pas d’amis.
En faisant fermer des réacteurs nucléaires en parfait état et déjà amortis financièrement [16], et en comptant sur davantage de gaz pour lisser la production de notre ambitieux développement d’EnRe intermittentes au nom d’une profession de foi étrangère à toute justification rationnelle, notre politique énergétique offre gracieusement, à nos ennemis, des verges pour nous faire fouetter.
1 http://lemontchampot.blogspot.com/2020/05/intermittence-et-charbon.html
2 http://lemontchampot.blogspot.com/2020/08/energiewende-ca-sent-le-gaz_7.html
3 http://lemontchampot.blogspot.com/2017/11/nucleaire-ca-sent-le-gaz.html
4 https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2020-0223_EN.html
7 https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2020-0223_EN.html
10 http://www.senat.fr/tableau-historique/ppr19-650.html
12 https://fr.reuters.com/article/idFRKBN1XI16V
15 http://www.slate.fr/story/103453/les-hommes-detat-francais-sans-illusion-allie-americain
16 http://lemontchampot.blogspot.com/2019/09/fessenheim-le-sacrifice-expiatoire-dun.html
Excellent résumé de la situation géopolitique et environnementale. L’UE semble encore totalement naïve géopolitiquement, arc-boutée sur des dogmes ineptes comme la « libre concurrence » et le « libre marché », sans vision stratégique ni vision de long terme. Dans la période de crise généralisée énergétique, environnementale, climatique, migratoire et j’en passe qui s’ouvre, nous allons probablement jouer le triste rôle de la volaille qui sera plumée par les impérialismes de tout poil…
Dans cette lamentable histoire, les gouvernements français actuels ont oublié et même renient le triomphe pionnier de la France, seul grand pays à avoir réduit ses émissions de CO2 entre 1974 et 1990 en décidant, construisant et mettant en service 50 réacteurs nucléaires en 15 ans, dont un surgénérateur, ouvrant ainsi la voie à des siècles d’énergie bas carbone pour l’humanité …