De façon contre-intuitive, la guerre en Ukraine a mis en lumière la formidable résilience que peut conférer l’énergie nucléaire, aussi bien civile que militaire. Son analyse doit faire comprendre les conséquences potentiellement dévastatrices de leur abandon et, par delà les exigences climatiques, la nécessité impérieuse de conserver une économie forte et souveraine, tant l’Histoire est peu clémente pour les vaincus.
La Commission d’enquête en cours sur ce sujet montre un peu plus chaque jour que notre politique énergétique visant à réduire notre production nucléaire menait à une impasse que nul n’ignorait.
L’Ukraine et le nucléaire
Trois ans après que l’indépendance ukrainienne avait été actée et reconnue par la Russie, lors des accords de Minsk, l’Ukraine, affaiblie économiquement, acceptait de se débarrasser de son arsenal militaire nucléaire [1] en échange d’une aide financière des États-Unis et de la reconnaissance de son intégrité territoriale. Les quelques 1500 ogives nucléaires de cet arsenal, aujourd’hui braquées sur les États-Unis selon Le Monde de l’époque [1], dotaient alors l’armée ukrainienne de la 3ème puissance nucléaire au monde.
S’il est stérile de vouloir réécrire l’Histoire, il n’en apparaît pas moins que la dissuasion d’une riposte aura fait défaut, il y a tout juste un an, quelle qu’ait pu être l’erreur d’appréciation du Kremlin sur la résistance ukrainienne à une invasion.
Les traités de démilitarisation ne sont crédibles que lorsqu’ils ne livrent aucun de leurs signataires dans la gueule du loup. Raison pour laquelle la Corée du Nord risque de se faire attendre aux tables de négociations, tandis que l’accès à cette dissuasion nucléaire est un atout convoité par des pays tels que l’Iran.
Et force est de constater que les promesses du Memorandum de Budapest No. 52241 [2] qui engageait la Fédération de Russie, le Royaume Uni, l’Irlande du Nord et les États-Unis d’Amérique à garantir l’intégrité territoriale de l’Ukraine, se sont révélées insuffisantes pour empêcher un conflit dont on connaît le caractère dévastateur.
Mais une hyperinflation, chute de production et l’asphyxie économique liée à l’achat de son gaz en devises fortes à Moscou, ainsi que l’analysait un reportage de l’époque [1], avait paralysé le pays, et amené le Président Kravtchouk à accepter de troquer son arsenal militaire contre une aide financière.
Le nucléaire sous les bombes
Le nucléaire civil a mis en évidence sa capacité à résister à des tirs de missiles, à des coupures totales de courant [3], et même à l’occupation de la centrale de Zaporijia par une armée ennemie en tout lieu décidée à martyriser le pays.
Pour la première fois, une centrale nucléaire, la plus grande d’Europe, a été une cible militaire, notamment touchée par 12 missiles dans le seul weekend du 19 et 20 novembre [4], sans que la moindre contamination radioactive ait pu être détectée, notamment par les experts de l’AIEA dépêchés sur place [5].
Ce qui confirme la robustesse des enceintes en béton, que le spectaculaire crash test d’un F4 américain propulsé à 800km/h [6] n’avait pas réussi à percer, contrairement aux missiles qui ont frappé le barrage du réservoir de Karatchpuniv [7], entraînant l’inondation de 112 maisons et jardins ukrainiens.
L’ironie de Poutine
Lors d’un forum économique à Berlin, le 26 novembre 2010, Vladimir Poutine aurait cyniquement déclaré [8] : « Les Allemands, on ne sait pourquoi, n’aiment pas l’énergie nucléaire … je ne comprends pas comment vous allez vous réchauffer. Vous ne voulez pas de gaz, vous ne développez pas l’énergie nucléaire. Vous allez brûler du bois ? Mais pour ça aussi, il va vous falloir vous approvisionner en Sibérie, puisque vous n’avez pas de bois non plus. »
L’anecdote est notamment rapportée par Sébastien Tertrais qui en a publié une vidéo sous-titrée sur son blog [9].
Cette pression du gaz russe a été omniprésente dans les mois qui ont précédé le conflit, et menacé de faire éclater la nouvelle coalition d’O. Scholz. « Nous avons besoin de ce gazoduc », avait déclaré Manuela Schwesig, la ministre-présidente SPD dans le Mecklembourg–Poméranie-Occidentale, dans une interview au Spiegel, mettant en garde contre le fait de « confondre le blocage du gazoduc avec des questions de politique étrangère » rapporte Euractiv [10] … tandis que les troupes russes se massaient déjà devant la frontière ukrainienne.
Et trois mois avant l’invasion, Berlin travaillait encore activement avec Washington afin d’éviter les sanctions américaines contre le gazoduc Nord Stream 2, comme en atteste le document classifié [11] qui a été rendu public et révélé notamment par Euractiv [12]. Dans ce document, Berlin considère que « Des sanctions américaines visant Nord Stream 2 saperaient l’engagement pris envers l’Allemagne dans la déclaration conjointe, affaibliraient la crédibilité du gouvernement américain et mettraient en danger les réalisations de la déclaration conjointe, y compris les dispositions soutenant l’Ukraine. Ils finiraient par nuire à l’unité transatlantique. » On voit combien l’Allemagne, qui avait porté à bout de bras le renforcement de la dépendance européenne au gaz russe par Nord Stream2, malgré la farouche opposition de la Pologne des Pays Baltes et de l’Ukraine est restée la plus hostile aux sanctions malgré l’affaire Navalny [13] et les menaces sur l’Ukraine.
Aujourd’hui, malgré ses coups de menton, l’Europe continue à acheter du gaz russe, même si ce n’est pas directement à Gazprom. Et bien évidemment moins par gazoduc, puisque Nord Stream 1 et 2 ont été sabotés.
La piste américaine
Selon Seymour Hersh [14], journaliste d’investigation américain, le groupe de travail de la CIA aurait rendu compte au groupe interagences de Sullivan : « Nous avons un moyen de faire sauter les pipelines ». En tout état de cause, il joint la vidéo dans laquelle J. Biden répond sur ce sujet : « Si des troupes et des chars russes traversent la frontière ukrainienne, il n’y aura plus de Nord Stream nous y mettrons fin … je vous promets que nous saurons le faire ».
Cette interprétation de la responsabilité des États-Unis dans le sabotage à l’explosif des 2 gazoducs russes reste controversée et le propos n’est pas d’accuser les Américains.
Mais de constater que même si ses importations de gaz russe par gazoducs ont diminué de moitié, l’Europe continue à importer du gaz russe par les gazoducs encore en état. Et pire, « De janvier à septembre 2022, les pays de l’UE ont importé 16,5 milliards de mètres cubes de GNL russe, contre 11,3 milliards sur la même période l’année dernière » selon Courrier International [15].
Et malgré cette baisse globale de livraisons russes, qui a entraîné une réduction de 50% de leurs revenus depuis mars 2022, il n’est pas anodin de relever que sur une année de guerre en Ukraine, l’Allemagne serait restée le 1er importateur mondial de gaz russe, et 2nd client de la Russie tous fossiles confondus pour plus de 26 milliards d’euros en 1 an, selon les chiffres de Visual Capitalist [16] illustrés ci-dessous.
Quelle que soit l’importance du contexte géopolitique, l’approvisionnement énergétique de l’Europe est la principale raison de la chute historique de sa balance commerciale, illustrée ci-dessous par Statista, et tout particulièrement de celle de la France en raison de la fragilité de ce qui était jusqu’alors systématiquement son point fort : sa production d’électricité.
Source Statista [17]
C’est ainsi que l’absence de souveraineté énergétique menace aujourd’hui d’étrangler l’économie européenne pour la même raison qu’elle avait étranglé celle de l’Ukraine en 1994.
Les confessions
La Commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France [18] interroge actuellement les principaux acteurs de la vie économique du pays depuis 30 ans, et notamment les anciens présidents de la République et ministres. Leurs révélations sont d’une impressionnante gravité. Notamment l’« impasse technique, économique, financière et industrielle » dont « tout le monde avait conscience », que constituait l’accord PS-Verts de réduction de la part du nucléaire dénoncée par A. Montebourg [19], qui détaille également le prix de la trahison des entreprises françaises [20]. Ces auditions révèlent l’incroyable amnésie de N. Hulot qui ne semble pas se souvenir avoir reçu le rapport qu’il avait commandé lui-même [21] et qui préconisait la relance du nucléaire avec la construction de 6 EPR. Ce que le président de la commission considère comme « Une des séquences les plus effrayantes [22] de cette commission d’enquête ». Les auditions enchaînent les témoignages des coups portés depuis 30 ans à la filière nucléaire pour en réduire la production … sans même qu’une étude d’impact ait été conduite, comme le dénonce M. Valls [23].
Mais c’est quasiment l’ensemble des auditions qu’il conviendrait d’entendre pour réaliser à quel point tout le monde savait que la politique énergétique menait à une impasse, mais que sa réalité se heurtait aux promesses électorales des énergies renouvelables.
Aujourd’hui, force est de déplorer l’abandon de la filière de surgénération avec la fermeture de Superphénix en 1997, après sa meilleure année de fonctionnement [24]. Sachant que la France dispose pour cette filière d’environ 5000 ans de combustible [25], que ses détracteurs considèrent comme des « déchets », et que l’énergie nucléaire représentait 43,7% de la consommation totale d’énergie primaire [26] française en 2015.
Les héritiers de Gandhi
Mais cette promesse d’abondance énergétique est précisément l’une des raisons qui font détester le nucléaire à bon nombre d’écologistes.
Le propos n’est pas de contester les mérites de la sobriété ni même de la décroissance. Mais de rappeler que la récession est à cette décroissance ce que le blackout est aux économies d’énergie et qu’il est plus facile de manifester devant les vitrines de TotalEnergie que de proposer une solution viable pour se passer de son gaz et de son pétrole.
Car le cataclysme économique inévitable qui suivrait aujourd’hui l’arrêt de leur fourniture plongerait à très court terme le pays dans un enchainement de tourmentes et de violences que la dissuasion nucléaire ne suffirait pas à endiguer.
Sans le moindre bénéfice pour la planète, et encore moins pour les futures générations de pacifistes antinucléaires et décroissants qui auraient alors tout loisir de prôner la désobéissance civile au milieu du chaos, ou de tendre l’autre joue puisque telle semble être leur philosophie.
1 https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/1994-l-ukraine-accepte-d-abandonner-son-arsenal-nucleaire
2 https://treaties.un.org/doc/Publication/UNTS/Volume%203007/Part/volume-3007-I-52241.pdf
6 https://www.koreus.com/video/crash-test-avion-mur.html
7 https://uacrisis.org/fr/day-204
10 https://www.euractiv.fr/section/energie/news/nord-stream-2-conflit-au-sein-du-gouvernement-allemand/
11 https://www.documentcloud.org/documents/21118732-germany-non-paper
14 https://seymourhersh.substack.com/p/how-america-took-out-the-nord-stream?sort=top
16 https://www.visualcapitalist.com/which-countries-are-buying-russian-fossil-fuels/
17 https://fr.statista.com/infographie/26814/evolution-balance-commerciale-france-union-europeenne/
19 https://twitter.com/MontebourgRelai/status/1631335984477401088?s=20 *
20 https://twitter.com/MontebourgRelai/status/1631206897901527040?s=20 *
21 https://twitter.com/DocuVerite/status/1630612849515978755?s=20 *
22 https://twitter.com/bguyot1982/status/1631627491977691139?s=20 *
23 https://twitter.com/DocuVerite/status/1621145273874669570?s=20 *
24 https://www.economiematin.fr/news-superphenix-reacteur-nucleaire-fermeture-ecologie-france-riou
25 https://www.sfen.org/rgn/surgenerateur/
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