On se souvient fréquemment du jeu de Monopoly pour la possibilité d’aller en prison sans passer par la case départ. On se souvient moins du poste « centrales électriques » qui peut rapporter gros au joueur qui l’achète. Ce n’est pas un hasard si le concepteur du jeu, l’ingénieur Charles Darrow, a donné de l’importance à cette activité économique, conscient comme il l’était du rôle primordial de l’électricité pour le développement d’une société moderne.
L’indispensable fée électrique
L’électricité – la fée électricité, comme on l’appelait quand on s’émerveillait encore des services qu’elle rendait – a profondément changé notre façon de vivre. Même si l’énergie thermique est la forme d’énergie la plus utilisée, une vie de qualité est inconcevable sans énergie électrique. Il en va des usages domestiques comme des usages industriels ou de ceux concernant la santé. Il suffit de se rendre dans un établissement hospitalier pour prendre la mesure du rôle crucial que l’électricité joue pour le maintien de la santé publique.
L’électricité, élément essentiel de la vie quotidienne, doit d’abord être produite avant d’être transportée – parfois sur de longues distances – entre lieux de production et de consommation, et d’être distribuée aux différents utilisateurs. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ces trois différentes fonctions – production, transport et distribution – ont été confiées à des structures verticalement intégrées. Une seule entreprise pouvait gérer l’ensemble des activités, depuis l’achat de l’énergie primaire destinée à la production jusqu’à la vente de l’électricité au client final par l’intermédiaire d’un compteur électrique.
Historiquement, dans presque tous les pays, des monopoles de l’électricité ont été créés qui étaient publics (comme EDF en France ou ENEL en Italie), privés (comme Electrabel en Belgique) ou sous le contrôle d’autorités locales comme les Stadtwerke, gérées par les municipalités allemandes. Dans les pays d’Europe centrale et orientale, de tradition socialiste, ce sont les États qui géraient ces entreprises.
L’ouverture du marché et non pas sa libéralisation
Après la création du marché unique en 1993, Jacques Delors a voulu appliquer la liberté d’entreprise sans frontière au secteur de l’électricité. La gauche a réussi à faire croire qu’il s’agissait de libéraliser le marché, alors que le social-démocrate Delors n’avait pas cette préoccupation. Pour lui, toute entreprise de l’UE avait le droit de produire dans un autre État membre que le sien. Pour éviter que chaque entreprise ait son propre réseau de transport et de distribution, il était admis que si la production pouvait être libre, les réseaux de transport et de distribution devaient être des monopoles naturels, tout le monde pouvant les utiliser moyennant redevance sous l’égide d’un arbitre appelé régulateur.
L’ouverture du marché a permis aux entreprises d’investir dans n’importe quel État membre. Ainsi EDF a investi en Belgique sous le nom de Luminus, et le groupe public suédois Vattenfall a investi en Allemagne dans les centrales au lignite de Schwarze Pumpe, revendues ensuite au groupe tchèque EPH.
La récente saga de la prolongation des centrales nucléaires en Belgique révèle un aspect moins connu et peut-être plus inquiétant que cette ouverture du marché a engendré.
L’avenir d’un pays peut dépendre désormais d’un autre
Depuis octobre 2007, Endesa appartient au groupe italien ENEL. La compagnie nationale d’électricité espagnole (Endesa) n’avait pas de monopole en Espagne, mais dans les années 1990, elle a décidé d’acheter des concurrents en Espagne, comme Sevillana de Electricidad. Elle a ensuite commencé à acquérir des entreprises italiennes locales. La mariée devenant très belle, l’entreprise espagnole Gas Natural et la compagnie d’électricité allemande E.On ont chacune tenté une offre publique d’achat sur Endesa. Mais c’est ENEL, deuxième compagnie d’électricité au monde, qui a remporté l’affaire. En fait, ce sont les premiers ministres de l’époque, Zapatero et Prodi, qui ont contribué à ce mariage.
Le joyaux belge Tractebel sauve Suez
Avec BR3, premier réacteur nucléaire de la filière PWR construit en Europe au Centre nucléaire de Mol (1962), la Belgique dispose d’une expertise de premier plan dans le domaine de la technologie nucléaire. La société Tractebel est un géant du savoir-faire en matière de production d’électricité. Elle fait partie de l’empire industriel et financier de la Société Générale de Belgique. Sachant que l’actionnariat de cette dernière est très dispersé et que les milieux d’affaires flamands n’apprécient guère cette société francophone, l’Italien Carlo de Benedetti tente une prise de contrôle de la société en 1988. L’État belge laisse faire et ce sont des intérêts français qui remportent l’OPA, le géant de l’électricité Tractebel étant racheté par Suez environnement dont le métier est la gestion de l’eau. Suez va cependant se rapprocher de la production d’énergie, une fusion avec Gaz de France en 2008 donnant naissance au groupie Engie. Des raisons purement historiques entraînent aujourd’hui une situation telle que l’avenir des centrales nucléaires belges dépend d’une entreprise française dont l’ADN est le gaz naturel. Il est difficile de considérer que cette situation est idéale.
Confie-t-on à un étranger la gestion de bijoux de famille ?
Comme nous l’avons rappelé plus haut, la production d’électricité est une activité essentielle pour la santé économique et sociale d’une nation. Les outils de production devraient donc être traités comme des éléments clés de son infrastructure de base. Le récit des événements du demi-siècle dernier relatifs à la production d’électricité en Belgique suffit à lui seul à convaincre que l’on ne peut pas pratiquer à l’échelle d’une nation ce que l’on ne pratique pas au premier niveau de la société : la gestion des ‘bijoux de famille’ est une affaire trop importante pour la confier à des tiers même dotés de toutes les compétences à cet effet.
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