On peut certes innocenter d’emblée ce « Sacré Charlemagne», sans pourtant manquer de saluer cet européen, pionnier dans l’art d’administrer ses emprises, alors un ensemble très vaste et très hétérogène, en créant déjà des pôles et des réseaux. Sur la construction et le fonctionnement du marché européen de l’électricité, beaucoup a été écrit, de l’exégèse des textes fondateurs, aux analyses de la rude confrontation au réel du système tel que mis en place, jusqu’aux doutes fonciers sur le concept même de « marché de l’électricité », un vocable oxymorique selon Marcel Boiteux. Ces différents éléments incitent à présenter quelques réflexions sur ledit marché, au sortir des épreuves qu’il vient de traverser, et en connaissance des évolutions consécutives récemment décidées au niveau européen.
Le « tout marché » jamais découragé
L’acte unique européen (les biens, les services, les personnes et les capitaux peuvent circuler librement sur tout le territoire de l’UE,…) porté en terra incognita par son application hardie à l’électricité, est un acte de foi dans l’efficacité économique escomptée, d’autant que ce choix fût aussi présenté comme un acte de libération.
Il ambitionnait, in fine, de pouvoir donner à des « abonnés-consommateurs », jusque-là largement captifs des monopoles nationaux (1), la possibilité de s’émanciper en devenant de vrais « clients » pouvant choisir librement leur fournisseur d’électricité, et il y est parvenu, même si les nouveau rivages sont beaucoup moins seyants qu’escompté.
Un marché de gros totalement libéralisé nourrissant des marchés de détail où surabondent de nouveaux fournisseurs (au passage, très rarement producteurs), ce schéma, digne des économistes de l’Ecole de Chicago, (2)l’Union Européenne l’a matérialisé pour que puisse enfin jouer, sans entrave, la sacro-sainte concurrence, censée porter une baisse des prix.
Il apparaît pourtant que l’impressionnante horlogerie, hautement sophistiquée, mise en place, a totalement échoué à produire l’effet recherché. Partout en Europe, avec un recul d’une décade, le constat est sans appel, les prix de l’électricité pour tous les consommateurs n’ont fait qu’augmenter (en France, + 50% sur l’intervalle).
Parallèlement, sous influence politico-idéologique, et sous la pression de puissants lobbies, l’accroissement massif des flottes éoliennes et solaires, aux productions intermittentes, prioritaires et subventionnées hors marché, a fait négliger l’investissement vital dans les sources pilotables (gaz, nucléaire), déjà notoirement insuffisant.
Par ailleurs, une plaie d’Egypte recherchant toujours une âme sœur, un parallélisme clair s’établit, avec le recul, entre l’introduction massive des éoliennes et des panneaux PV et la hausse des prix de l’électricité, provoquées, entre autres, par les taxes support aux subventions accordées, par l’accroissement des coûts d’acheminement suite aux coûteux raccordements au réseau de sources diffuses, et par la désoptimisation des moyens pilotables capitalistiques.
Pourtant, les stratèges européens et les professionnels de l’électricité, ne se sont sentis ni légers, ni inconséquents en créant des marchés pour l’électricité, imaginant qu’on saurait mettre en place des mécanismes physiques et organisationnels adaptés, si compliqués soient-ils, d’ailleurs, mais qu’importe, les ingénieurs trouvant toujours des solutions, quitte à inventer l’usine à gaz électrique, ce qu’ils ont fait. Reste qu’elle a belle allure au travers de ses interfaces informatiques avenantes et des modernités transactionnelles offertes.
Mais pallier des difficultés conséquentes, entre autres parce que l’électricité est une énergie de flux, dont on ne peut facilement faire provision directe, implique qu’on doive en permanence équilibrer demande et offre, et demeure un redoutable challenge à relever par les mécanismes de marché en place.
Sans doute trop confiants en ses capacités autorégulatrices, les concepteurs de ce nouvel « avatar électrique » du dogme du « tout-marché », ne l’ont pas doté de garde-fous suffisamment efficaces, si bien que confronté à des situations singulières, mais pas imprédictibles (rareté durable des combustibles, longues indisponibilités techniques,…), le marché, appliquant rigidement ses règles, s’est montré totalement dysfonctionnel, une situation qui devrait en questionner les fondements.
Pire, ce qu’a montré l’épreuve de la rareté, avec des prix spot atteignant des valeurs inouïes (0) , les situations de surabondance le montrent également avec des prix, cette fois, profondément négatifs !
Quant aux importantes fluctuations « intra-day » observées, elles sont largement la cause de l’injection ou de retraits de plus en plus massifs et de plus en plus erratiques d’électricité intermittente dans le système, un déséquilibre qui ne peut aller qu’en s’accentuant si on considère les vertigineux programmes d’installation en cours et prévus.
Mais d’aucuns prétendent que cette instabilité permanente des cours montre, au contraire, le bon fonctionnement d’un système de marchés réactif, lequel est régi par la loi de l’offre (rapidement fluctuante) et de la demande (plus prévisible), par le truchement de la valorisation du kWh, grandeur cardinale pour le consommateur et l’investisseur. Ce « laisser-faire » a cependant fini par provoquer une réprobation générale et un appel à davantage de régulation, appel très partiellement entendu.
Avant l’établissement de la logique des marchés nationaux coordonnés, l’Europe de l’électricité existait déjà, des interconnexions entre réseaux continentaux et des liaisons avec le RU permettaient le secours mutuel en cas d’incident, sachant qu’alors, chaque pays dimensionnait ses moyens de production pour être autonome. Déjà, les interconnexions permettaient que la plupart des réseaux européens puissent fonctionner physiquement de manière synchronisée, apportant une remarquable assiette à un système alimentant, en phase, 400 millions d’habitants.
Par ailleurs, les liaisons précitées permettaient aussi des transactions commerciales de gré à gré entre les pays connectés. La France, en particulier, à la fin des années 1990, a disposé d’une électricité nucléaire abondante, qu’elle vendait « à bien plaire » à ses voisins, véritable « château d’eau nucléaire » pour l’Europe, en reprenant les qualificatifs d’alors.
Evolutions contraintes du « market design »
Constat trivial partagé : l’’électricité est une source absolument vitale pour les sociétés et pour les économies, aussi, choisir de confier aux seuls marchés coordonnés de la plaque européenne le soin d’attribuer-en temps réel-une valeur marchande aux kWh électriques échangés, relève-t-il à la fois de l’exploit technique avéré (car ça fonctionne !)et de la gageure quant à ses conséquences éthiques (donner un juste prix) et pratiques (couvrir le besoin), surtout lorsque les contextes économiques ou techniques s’éloignent par trop des étroites hypothèses fondatrices.
L’expérience l’a en effet roidement montré, obligeant à des évolutions visant à atténuer les effets erratiques (doux euphémisme) des mécanismes alors en place, pourtant largement maintenus tels dans leurs principes par les nouvelles dispositions retenues. Ainsi, la fixation du prix spot par le coût marginal affiché de la dernière unité appelée, pourtant à l’origine des flambées tarifaires, est-elle toujours de mise.
Des amortisseurs (nouvelles offres contractuelles) et des compensateurs (aides ou boucliers) ont été préférés à une refonte radicale du système ; en image : on accroit l’effectif des pompiers et l’efficacité des lances à incendie, mais on ne cherche pas à réduire les potentiels calorifiques à la source, on traite les symptômes, pas les causes.
A noter que jusque fin 2023, l’Espagne et le Portugal ont pu bénéficier d’exemptions partielles des règles du marché, leur situation de « péninsule électrique » peu interconnectée, ayant été reconnue comme pénalisante. Le prix du gaz entrant dans la production d’électricité( assurée à 33% en Espagne et à 20% au Portugal) avait ainsi été plafonné, permettant une réduction des prix de l’électricité d’environ 25%.
S’agissant de l’autre mission dévolue aux marchés, celle d’émettre des signaux économiques pertinents pour que soit diligentés, à temps, en nature et en volume, les investissements publics ou privés de production et de répartition afférents, ce pari ambitieux avait été perdu, rien de lisible, ni surtout d’incitatif n’ayant pu émerger de l’expérience passée.
Toutefois, le nouveau cadre européen étend désormais au nucléaire (futur et existant) l’éligibilité à un financement par des « contrats pour la différence (CfD) »(3) passés entre un Etat et un producteur, processus déjà pratiqué au RU pour les projets EPR d’Hinkley Point et de Sizewell et déjà en vigueur sur le continent pour les sources renouvelables, une opportunité qui pourrait se révéler déterminante.
Toutefois, en France, cette forme d’aide d’Etat au « producteur-fournisseur » qu’est EDF, pourrait ressusciter le spectre d’Hercule, un « unbundling » de l’entreprise qu’exigerait Bruxelles en contrepartie. Mais si EDF reste toujours un anti-modèle pour l’Exécutif européen, on peut souhaiter que le réalisme prévale, surtout en aval de la difficile épreuve traversée.
Pour éviter l’écueil précédent et dans l’optique de la construction d’un cadre post-ARENH (6) (mécanisme existant depuis 2012 et qui prendra fin en 2025), EDF qui ne souhaite pas un encadrement trop rigide de ses offres, comme dans le cas des CfD, a négocié avec l’Etat le principe du recours à des « Power Purchase Agreement (PPA)» (4) contrats pluriannuels à prix et volumes fixés, passés avec des clients, voire des fournisseurs d’énergie concurrents. A date, plus de deux mille contrats de cette nature ont été signés pour 10 TWh, mais cinq (seulement) avec de gros consommateurs, pour 10TWh également.
Vers un futur radiant radieux ?
Aujourd’hui, la grande idée des tenants des marchés reste la matérialisation d’une fusion physique et économique de tous les réseaux, ce qui suppose des interconnexions largement dimensionnées pour éviter les thromboses (à la source des écarts de prix entre les réseaux), afin de transformer l’Europe électrique en une « grande plaque de cuivre », paradis pour la libre circulation des électrons, et qu’ils soient issus de différentes sources aux modalités et aux coûts de production fort différents n’importerait pas, tout au contraire, puisque on pourrait ainsi créer d’efficaces complémentarités.
Outre réifier le support physique des échanges commerciaux, le vaste ensemble généreusement interconnecté est aussi destiné -ses promoteurs l’affichent clairement- à favoriser la gestion des productions éoliennes et solaires, erratiques, massives, qui excèdent souvent les besoins domestiques, et partant permettre que se poursuive plus avant leur développement (5).
Les liaisons transfrontalières redimensionnées à dessein servent alors d’exutoires, les pays d’accueil profitant des fruits verts et quasi gratuit (voire de prix négatifs) des lourds investissements allemands, danois, espagnols,…, qui seraient ainsi partagés, mais au détriment de l’équilibre des réseaux récepteurs de ces flux et de leurs sources pilotables qui doivent se mettre au diapason, dont en France le nucléaire, déjà contraint par la variabilité des sources renouvelables domestiques.
Mais dans l’épure précédente il apparaît que, symétriquement, existerait une opportune valorisation du nucléaire français, lequel pourrait offrir un substitut aux moyens pilotables carbonés, entre autres allemands ou espagnols, en cas de grève sectorielle d’Eole ou de Ra outre-Rhin ou outre Pyrénées. Autrement dit, le nucléaire français décarboné viendrait en substitut du gaz, du charbon et du lignite.
Alors, « tous gagnants ! », puisqu’on approcherait du Graal européen visant à mettre à la disposition de tous un courant abondant, bon marché et décarboné ?
Mais quelle crédibilité technique et économique pour un tel schéma, qui s’écarterait par trop d’un dimensionnement optimal autoportant des mix de chaque pays ?
A pléthore de sources renouvelables in situ, envahissant les réseaux adjacents, mais sans back-up suffisant en local pour compenser les creux des productions intermittentes, devrait correspondre un surdimensionnement nucléaire ailleurs, afin qu’au final pas davantage de GES ne soient émis ?
La coalition allemande, qui vient juste de décider le lancement d’appels d’offres pour 10 GW de centrales à gaz (outils pilotables par excellence, mais fortement émetteurs de GES), semble avoir répondu à la question précédente, une clause de compatibilité hydrogène étant ajoutée pour verdir artificiellement ce choix. Les industriels du secteurs considèrent même que 20 GW, voire 25 GW de nouvelles capacités fonctionnant au gaz seraient de fait nécessaires pour atteindre les objectifs de sortie du charbon et du lignite, parallèlement à la poursuite (sans fin ?) du développement des renouvelables. La viabilité économique d’un tel schéma ne s’envisageant pas sans d’importants soutiens de l’Etat, dont les mécanismes de capacité.(6)
Comme le suggère Cyrano : « on aurait pu dire…. bien des choses, en somme… », mais il demeure clair que malgré les amendements apportés, et la déférence qu’on peut avoir pour les architectes de cet extraordinaire système, d’abord au service du négoce et lui offrant mille raffinements, le fondement même du marché de l’électricité n’apparaît guère crédible en regard des systèmes, très rationnels et très efficaces auxquels il s’est substitué. Ceux-ci permettaient une réponse originale et largement autoportante dans chaque pays, à court, moyen et long terme, sans interdire, bien au contraire, via des interconnexions déjà généreuses, les secours mutuels et surtout, en offrant à chacun à chaque instant, la protection de la formidable inertie du grand réseau interconnecté.
Image par Susan Cipriano de Pixabay
Dans chaque pays, une tarification « au coût marginal » pouvait alors faire sens, puisque médiatrice sincère des coûts de production d’un électrique mix bâti à dessein.
(0) : 549€/MWh pour le marché spot, 1000€/MWh pour le marché à terme
(1) : Dans la loi de nationalisation de 1946, en plus d’EDF, des régies régionales ou municipales possédaient aussi le monopole de la distribution de l’électricité.
(2) : La pensée économique de l’école de Chicago s’est construite contre le keynésianisme et pour le développement du libre marché. Né dans les année 30 du siècle passé (au moment de la grande crise) elle a connu sa pleine application aux USA et au RU sous les magistères de R.Reagan et de M Thatcher qui proclamaient alors « que l’Etat était le problème… » !
(3) : Les CfD à contrepartie publique visent à sécuriser le revenu du producteur et lorsque existe une différence positive entre un prix convenu et le prix de marché, elle est redistribuée aux consommateurs. Dans le cas du nucléaire, ces contrats, à la différence des PPA, ne permettent pas de contribuer à l’investissement, or la phase de construction est particulièrement longue et l’effort devrait être partagé avec l’Etat, permettant de réduire le taux des intérêts intercalaires et donc le coût global du projet.
(4) : Les PPA « Power Purchase Agreement » sont des contrats de long terme librement négociés entre un producteur et un consommateur (ou un fournisseur). Un outil qui permettrait d’adosser ces contrats aux coûts de production du parc nucléaire, voire même de contribuer au financement du futur nucléaire en contrepartie d’une part réservée de la production.
(5) : La capacité éolienne terrestre française est actuellement de 24 GW devrait passer 45 GW en 2035. En 2050, 50 GW d’éolien offshore sont visés (soit 50 parcs…). De même, la capacité solaire PV, actuellement de 21 GW, devrait être portée à 48 GW en 2030 et à 140 GW en 2050.
(6) : Un mécanisme de capacité est un élément clé de la sécurité d’approvisionnement en électricité. Ce dispositif vise à encourager les investissements dans les capacités de production et les mesures d’efficacité énergétique nécessaires pour garantir que la demande en électricité peut être satisfaite à tout moment, y compris lors des pics de consommation.
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