Alors que l’éternel débat homme vs nature se retrouve tous les jours à la une de l’actualité, il semble plus que jamais essentiel de s’interroger sur l’histoire naturelle de l’homme. C’est ce que fait remarquablement bien Bertrand Alliot dans son dernier livre, justement intitulé « Une histoire naturelle de l’homme, l’écologie serait-elle une diversion ? », paru aux éditions l’Artilleur, dans la collection Grandeur Nature (1). L’auteur répond ici à nos questions sur la définition des sciences humaines, sur l’écologie, sur les sciences….
TheEuropeanscientist : Vous êtes ingénieur maître en gestion de l’environnement et docteur en science politique. Par ailleurs vous avez milité dans de nombreuses associations de protection de l’environnement dont la Ligue pour la Protection des Oiseaux (LPO). Est-ce que c’est ce cursus impressionnant qui vous permet d’écrire « Une histoire naturelle de l’homme » ?
Bertrand Alliot : Disons que, depuis l’enfance et tout au long de mon parcours, je n’ai eu de cesse de réfléchir à la place de l’homme dans l’histoire naturelle. A l’âge de la maturité, l’heure était simplement venue de donner mes conclusions en écrivant ce livre. Mais, je voudrais signaler que, comme tous ceux qui se sont prêtés à l’exercice avant moi, il me manque une « qualification » essentielle : celle de ne pas être un homme. Pour parler objectivement d’Homo sapiens, il faudrait appartenir à une autre espèce… Nous sommes trop « impliqués » pour étudier l’homme avec impartialité. Je pense que des pans très importants de ce qu’on peut appeler globalement les « sciences humaines » sont « corrompus » par ce simple fait. Il faut se méfier lorsque les hommes parlent d’eux-mêmes car leurs pensées sont influencées par des nécessités et des besoins qui viennent au mieux biaiser leurs analyses et au pire les pervertir. Je m’étonne que si peu de « penseurs » aient souligné ce fait.
TES : Vous comparez l’homme moderne à un ours au milieu d’un tas d’ordures, repus de bien-être et cherchant la facilité. Pouvez-vous nous expliquer ?
BA : Plus que l’homme « moderne » c’est l’homme tout court que je compare à l’ours sur son tas d’ordures… Pour que vos lecteurs comprennent bien, il faut rappeler que les ours ont tendance, dans les régions où c’est possible, à vivre proche des décharges car ils y trouvent une nourriture abondante sans faire beaucoup d’effort… Autrement dit, ils préfèrent les tas d’ordures à la forêt dont on pense à tort qu’elle serait leur milieu de prédilection… Cette comparaison me permet de souligner qu’une chose est déterminante pour comprendre les hommes : ils cherchent constamment à améliorer ou conserver leur confort de vie (comme la plupart des êtres vivants) et à éviter les efforts physiques pénibles et répétitifs. Cette envie de se libérer des contraintes « physiques » et du travail est déterminant si l’on veut comprendre le « parcours » de l’espèce humaine dans son ensemble, mais aussi le comportement des individus au quotidien. Les mythes de l’âge d’or ou du paradis perdu révèlent que les hommes, depuis qu’ils ont développé une conscience, rêvent de ce lieu (ou de ce temps) où l’on ne travaille pas… L’homme, j’en ai peur, est un banal être vivant. Si l’on rajoute à cela qu’il est la seule espèce à vraiment comprendre qu’il va mourir, alors on a toutes les cartes en mains pour « cerner » notre espèce.
TES : Vous avez recours également à de nombreuses autres analogies pour nous faire comprendre « l’histoire naturelle de l’homme ». Derrière ses aspects très théoriques, votre livre peut être vu comme un joyeux bestiaire. Pourquoi ne pas avoir poussé l’idée jusqu’au bout afin de le rendre plus accessible au grand public ?
BA : C’est vrai que je ne parle pas que de l’ours mais aussi du renard, de la huppe, de la cigogne, du bernard l’hermite, de l’alouette, de la fouine, de la grue… Il s’agit d’une « astuce narrative ». Je me mets dans la position du naturaliste qui étudie une espèce comme une autre : l’homme. Et je compare naturellement ce dernier à d’autres espèces que j’ai « côtoyées » dans la nature. Je le fais justement pour essayer de provoquer le plaisir littéraire et illustrer mes propos en donnant des exemples ou en racontant des anecdotes personnelles est une façon de rendre mon « récit » accessible au plus grand nombre.
TES : « Manque de recul », « diversion »…. vous êtes très critique à l’égard de l’écologie qui, selon-vous, enchaine les échecs (économique, éthique, spirituel), et pourtant vous avez vous-même milité pour défendre la nature. Pourquoi cette haine de l’idéologie verte ?
BA : Haine ? Le mot est beaucoup trop fort ! Je suis beaucoup trop détaché de mon sujet d’étude pour développer ce genre de sentiment… L’écologie enchaîne les échecs simplement car elle demande à l’être humain de changer. Elle identifie un problème : une situation de crise liée à la dégradation de l’environnement. Ensuite, une fois le « décors » mis en place, elle met en scène un être humain qui parviendrait à se transcender au moyen d’une nouvelle conception économique, d’une éthique particulière, d’une ré-appropriation de la spiritualité, etc. Elle imagine un terrain de jeu parsemé d’obstacles où l’homme, pour s’en sortir, ne peut revêtir que les habits du « héros », c’est-à-dire de l’être exceptionnel capable d’exploit. Or, l’homme, comme je l’ai dit plus haut, est un être ordinaire, banal qui le restera malgré les « récits » qui sont là pour le faire oublier.
L’écologie échoue dans la mesure où elle véhicule un mythe qui, c’est sa nature, parle d’un être qui n’existe pas dans le monde réel. Mais ce mythe, lui, fonctionne parfaitement car sa raison d’être n’est pas de solutionner un quelconque problème mais bien de « divertir ». J’essaye de montrer, qu’au delà de l’écologie, ce genre de récits mythiques sont partout présents et particulièrement là où on les attend le moins : dans les sciences dites « humaines ». En philosophie ou en anthropologie, les penseurs sont très souvent bien plus des chamans que des scientifiques. Prenons des « scientifiques » français reconnus comme Bruno Latour, Philippe Descola ou Marcel Gauchet : en réalité, leurs écrits nous prouvent qu’ils sont souvent des adeptes de « la pensée magique ». Dans le parcours des hommes, ils identifient des « ruptures » qui auraient modifié leur « manière d’être » et ils en appellent souvent à de nouvelles ruptures pour que les hommes puissent se « réconcilier » avec leur environnement. Mais l’homme, à l’image des autres êtres vivants, ne s’est jamais fâché avec la nature, ni d’ailleurs avec personne. C’est un être vivant qui cherche à satisfaire ses besoins, voilà tout. C’est idiot de penser le contraire ; enfin c’est idiot pour le scientifique, pas pour le chaman qui a trouvé là un « appui » pour raconter au coin du feu une histoire à rebondissement.
Vous savez la science a peu à peu ré-inscrit l’homme dans l’histoire naturelle ; elle a compris qu’il n’était pas le centre de l’univers, qu’il était un animal ayant évolué en parallèle des autres espèces. Je pense qu’aujourd’hui, les hommes ne parviennent pas à « achever l’histoire naturelle ». Ils sont à l’image du théoricien militaire Clausewitz qui, selon René Girard, n’ose pas aller au bout de sa réflexion sur la « montée aux extrêmes » tant il est effrayé par les implications de son intuition. Les hommes ont la même crainte et sont donc toujours en train de ranimer le feu sacré : ils soufflent sur les braises du récit de « l’être d’exception ». Tantôt, ils évoqueront, comme avec l’écologie, l’être maléfique, tantôt comme avec l’Humanisme ou l’esprit des Lumières, l’être magnifique. En réalité, il s’agit d’une seule et même fable.
Il est assez facile à comprendre pourquoi un être qui se sait mortel ne peut s’empêcher de se raccrocher au récit de l’exceptionalité de sa race. Pour résumer, Girard a voulu « achever Clausewitz », j’ai voulu, en démasquant les sciences humaines et les penseurs plein de duplicité, « achever l’histoire naturelle ». C’est en fait relativement facile à faire, mais très difficile à faire accepter…
TES : Vous considérez-vous comme un converti à la manière d’un Patrick Moore, d’un Mark Linas ou d’un Michael Shellenberger (cf Greta a tué Einstein) ?
BA : Je crois pouvoir dire en effet que je suis un « converti » parce que j’ai cru à l’effondrement (j’y crois encore dans une certaine mesure, mais pas pour les raisons invoquées par l’écologie) et que j’ai milité avec sincérité dans des instances nationales de protection de la nature. Cependant, j’ai peut-être eu moins de distance à parcourir que les écologistes fameux que vous citez pour une raison essentielle : si j’ai repris à mon compte le diagnostic de la catastrophe, j’ai toujours vivement critiqué la parodie de mobilisation. J’ai toujours dit (et écrit) que les hommes étaient éventuellement capables d’être clairvoyants, mais étaient incapables de mener des actions véritables. Dans ce cadre, j’ai souvent affirmé qu’il fallait arrêter de nous raconter des histoires : nos grands discours, nos grandes conférences internationales sur le climat, nos appels à la mobilisation, tout cela était du cinéma… Je voyais bien que dans la vraie vie, nous étions uniquement préoccupés par nos petits plaisirs égoïstes, que nous étions des consommateurs aussi « irresponsables » que les autres et que nous n’avions aucune volonté de modifier nos modes de vie… Et je voyais surtout que les grands « orateurs » de l’écologie étaient les pires. Ils en ont pris du bon temps sous prétexte de sauver le monde ! Pour cette raison, je n’ai jamais réussi à être un activiste « sincère »: je voyais les « faux-semblants » avec trop d’acuité.
TES : Vous listez les échecs et les impasses dans lesquels se fourvoie l’écologie, pourtant ne pensez-vous pas que celle-ci a désormais tous les pouvoirs et impose son agenda politique ? De ce point de vue, ne devrait-on pas parler d’une victoire absolue ?
BA : On peut voir les choses ainsi si l’on s’attarde sur les détails, mais je voudrais vous rappeler que ma réflexion est d’ordre anthropologique. Que demande l’écologie : qu’à l’échelle globale les émissions de CO2 baissent, que les prélèvements de matière premières ralentissent, que cesse l’érosion de la biodiversité, que s’engage une baisse de la consommation… Et que se passe t-il dans la réalité ? Le contraire. Il y a en effet l’écume de l’histoire, mais il y a les réalités de l’histoire naturelle. Oui, l’écologie a obtenu des victoires, a marqué les esprits, a fait son lit au coeur du pouvoir. Mais qu’en est-il au delà des mots, des déclarations d’intention, des inscriptions sur les frontons des monuments ou des lettres à en-tête ? La victoire de l’écologie est surtout le signe qu’un groupe d’hommes (les européens ou les occidentaux) est emporté par la puissance d’un « récit » qui fait son oeuvre, comme tous ceux qui l’ont précédé.
Je pense qu’il existe des signes montrant que l’écologie s’affaiblit. Hulot ne peut plus ouvrir la bouche sans qu’on lui parle de ses 4X4, Arthus Bertrand de ses hélicoptères, Al Gore de son train de vie luxueux. Ces braves garçons sont peu à peu incités à rester dans leurs tanières. Le récit a encore un squelette, mais de moins en moins de chair. Les contradictions entre les mots et la réalité ont commencé à le vider de sa substance. Comme à chaque fois, en devenant trop voyantes, ce sont elles qui finissent par avoir raison du mythe en venant « titiller » puis réveiller la rationalité. Je ne sais pas si mon intuition est bonne, mais j’ai le sentiment qu’on est entré dans la phase finale, celle de la crise mystique qui intervient juste avant que le récit soit jeté aux orties comme une vieille machine qui a fait son temps. Alors évidemment, dans ces moment-là, c’est l’apothéose, le grand n’importe quoi, la grande désorganisation… Mais, cet évènement n’aura t-il pas été qu’un aléas, qu’un évènement, qu’une singularité localisée dans l’espace et dans le temps ? Et au-delà, ne faut-il pas mieux regarder les grandes masses, les grandes tendances ?
TES : Ne doit-on pas craindre un régime autocratique fondé sur des principes que voudraient nous imposer les écologistes ?
BA : On peut le craindre en effet. On voit déjà les premiers signes d’un tel régime autoritaire. Il y a une relative docilité des citoyens qui sont en partie favorables au renforcement de la coercition. En même temps, il faut toujours avoir à l’esprit que ce qui se déroule sous nos yeux est relativement localisé à l’Europe. En élargissant la perspective, cette constatation est-elle toujours valable ? Ce n’est pas sûr.
TES : Que pensez-vous de l’alarmisme ?
BA : L’alarmisme d’aujourd’hui cristallise sur deux sujets principaux : le réchauffement climatique et l’érosion de la biodiversité. Sur ces deux sujets, mon sentiment est que nous n’avons pas à craindre grand chose. L’apocalypse n’est pas pour demain. Ensuite, quels obstacles les hommes vont rencontrer dans l’avenir ? Nous le verrons bien. Il y a en fait plein de raisons qui puissent provoquer un affaiblissement de l’espèce humaine ou de la civilisation. Je pense qu’il est difficile de prévoir et que les hommes feront comme les autres êtres vivants : ils développeront des stratégies d’adaptation. A ce jeu-là, pour savoir ce qu’ils « valent », il faut les voir dans le feu de l’action… Soyons un peu patients.
TES : Entre les ENR et le Bio d’une part et les OGM et le nucléaire d’autre part, quel est le couple de technologies le plus favorable à la nature ?
BA : Il faudrait d’abord définir ce que l’on entend pas « nature ». En tout cas, les ENR existantes n’apportent aucune réponse aux enjeux énergétiques d’aujourd’hui contrairement au nucléaire qui est un formidable atout pour la France. Il vaut mieux quelques grandes centrales nucléaires que des milliers d’éoliennes et de panneaux solaires. Les premières sont beaucoup plus efficaces que les secondes pour produire de l’électricité bon marché et consomment beaucoup moins d’espaces naturels et de matières premières. Les OGM et le bio relèvent d’abord de la politique agricole dont le but est de nourrir les populations. Les deux doivent sans doute coexister : le bio (le vrai) en tant que marché de niche, les OGM pour produire à grande échelle. En tout cas, je suis convaincu que nous ne devons pas nous priver des améliorations technologiques qui sont souvent une bénédiction.
TES : Vous parlez de « l’indigne part animale »… d’après-vous existe-t-il un continuum entre l’homme et la nature ? Et si oui est-ce important ?
BA : Oui il y a un continuum et c’est bien l’objectif de mon livre que de le montrer. Mais, pour les raisons que j’ai essayé d’expliquer, l’homme n’accepte pas ce continuum et c’est pourquoi il passe son temps à « chanter », à se raconter des histoires…Une fois que vous avez compris cela, tout devient plus clair. Le problème est que nous chercherons toujours à complexifier les choses parce que la simplicité ne nous arrange pas…
(2) Jean-Paul Oury, « Greta a tué Einstein », VA Editions (Décembre 2020)
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