Le parlement européen (PE) accélère sa stratégie vers une Union européenne totalement décarbonée. Non contente de la proposition ambitieuse de la Commission européenne (CE), la majorité parlementaire prétend qu’il faut faire plus. Ce qu’il propose est malheureusement insensé. Il ne s’agit pas d’une opinion, mais d’une conclusion que nous offre l’analyse historique des données officielles d’Eurostat, l’office de statistiques de l’UE.
L’inflation des objectifs
Lors du Sommet de la Terre en juin 1992, les Nations unies adoptèrent la Convention-cadre sur le changement climatique. Pour se rendre à cette conférence, où il n’a pas été autorisé à parler, Jacques Delors avait fait adopter une proposition de directive qui visait la stabilité des émissions de CO2 dans l’UE. Elle était accompagnée d’une proposition d’une taxe énergie-carbone. La France n’en a pas voulu, arguant que « pour lutter contre l’alcoolisme on ne doit pas taxer les limonades », car elle s’opposait à une taxe sur l’énergie nucléaire, qui ne produit pas de CO2. Les temps ont changé depuis.
En 2009, à l’initiative de Mme Merkel, l’UE adopta une stratégie énergie-climat avec comme objectif de réduire les émissions de CO2 de 20 % par rapport à 1990. L’année 1990 était, et reste, le point de repère dans toute la question climatique, car c’est tout simplement l’année « ronde » juste avant 1992. Nicolas Sarkozy, qui présidait l’UE ce semestre-là, avait fait adopter cette directive au pas de charge, car il y voyait aussi une superbe promotion de l’énergie nucléaire, dont la France était leader. De nouveau, les temps ont changé depuis.
Pour préparer les négociations de la COP21, le Conseil européen parvint, lors de sa réunion des 23 et 24 octobre 2014, à un accord sur le cadre d’action pour l’UE en matière de climat et d’énergie à l’horizon 2030. Il adopta le principe d’un objectif contraignant consistant à réduire les émissions de gaz à effet de serre dans l’UE d’au moins 40 % d’ici 2030 par rapport aux niveaux de 1990. Le 30 novembre 2016, la Commission, en publiant son paquet législatif « énergie-climat », concrétisa cet objectif de réduction « d’au moins » 40 % d’ici à 2030 dans des propositions législatives. Mais il n’était plus question de nucléaire.
Lors de sa campagne électorale pour la présidence de la Commission, Mme Ursula von der Leyen promit de faire passer cet objectif de 40 à 50 %. C’était une démarche nécessaire pour que la candidate du Parti populaire européen (PPE) puisse recevoir aussi le soutien de la gauche européenne face au socialiste Timmermans. En visite à Paris, en sortant de son entretien avec le président Emmanuel Macron, sur le perron de l’Élysée, la candidate annonça que son objectif était à présent de 55 % pour 2030 et 100 % pour 2050. On peut imaginer que l’actionnaire de référence de la compagnie nucléaire française Areva a usé de sa position de force au PE grâce à ses élus de la République en Marche. Cet objectif, encore plus ambitieux que les précédents, était en effet en apparence bienvenu pour relancer la vente de réacteurs nucléaires français, puisque contrairement à ce que pense une majorité de la population européenne, les centrales nucléaires n’émettent pas de CO2 et sont mentionnées explicitement par le GIEC comme source d’énergie décarbonée indispensable pour atteindre ses objectifs climatiques.
Cet objectif de 55 % pour 2030 a été entériné par la CE dans son Pacte vert en décembre 2019 et accepté quelques jours plus tard par le Conseil européen, à l’exception notable de la Pologne. La décision n’est donc pas encore finalisée, la Pologne ayant reçu la promesse que des milliards d’euros d’aides des contribuables européens lui seraient accordés en compensation de son acceptation. Le grand marchandage doit encore avoir lieu, probablement d’ici la fin de cette année, marchandage,car vient s’y mêler le dossier sur l’état de droit en Pologne géré par M. Timmermans sous la précédente Commission. Ce pays va négocier durement sa part dans les réductions des émissions de CO2.
On observera que l’objectif pour 2050 n’est pas « zéro carbone », mais la « neutralité carbone ». La différence tient au fait que personne ne peut imaginer arriver à zéro énergie fossile en 2050, mais que les inévitables émissions devront être captées et enterrées (technologie CCS). De plus, le vice-président de la CE a fait savoir qu’il pense comme l’Allemagne en matière d’énergie nucléaire. On voit dès lors mal comment on va pouvoir réduire les émissions de CO2 tout en abandonnant le nucléaire. Les jusqu’au-boutistes estiment que le mécanisme d’échange de quotas d’émission va le permettre. C’est de la poudre aux yeux, car il s’agit bel et bien d’émissions supplémentaires.
Ce 7 octobre, le PE a rehaussé à 60 % l’objectif déjà ambitieux de 55 % de la proposition de la CE. Il y a eu une majorité de 392 voix, mais aussi une très forte abstention (142), signe que certains tout en comprenant l’exagération ont eu peur d’être fustigés, voire ostracisés comme tous ceux qui ne suivent pas sans broncher la question climatique. Dans un lyrisme dont seuls les politiciens ont le secret, Le moment a été qualifié de « moment historique »..
Nous n’avons pas eu la possibilité de vérifier de quels États membres provenaient les députés qui se sont opposés (161) ou abstenus, mais il est probable que certains ont dû comprendre le piège énorme que constitue ce vote. En effet, il prévoit, surtout, que chacun des États membres doit réduire ses émissions.
Flashback pour comprendre. Les objectifs de la stratégie 20-20-20 de 2009 étaient contraignants pour chaque État membre, mais ceux décidés en 2016 n’étaient contraignants que pour l’UE dans son ensemble et non pas pour les États membres individuels. Les écologistes ont bien tenté d’imposer la contrainte à chaque État membre, mais le Conseil a tenu bon. Le ministre bulgare qui présidait l’UE à ce moment-là a eu ce mot qui montrait sa détermination : « vous n’allez pas faire entrer par la fenêtre ce que nous avons fait sortir par la porte ». La facture des objectifs 20-20-20 avait en effet ouvert les yeux à nombre de pays, qui ont enfin compris que ces politiques énergétiques sont hors de prix pour des résultats médiocres. Leur position peut se résumer par l’expression populaire « courage, fuyons ! ».
Car c’est bien là le point le plus important de la décision prise par le PE ce 7 octobre. Bien plus grave que le chiffre de 60 %, c’est l’obligation pour chaque État membre d’atteindre cet objectif. Gageons que la bataille va être rude au Conseil, car cette ambition démesurée des parlementaires est inacceptable pour nombre d’États membres, comme nous allons le voir avec quelques calculs arithmétiques simples.
La dure réalité des chiffres
En 1990, l’ensemble des États membres de l’UE actuelle (UE-27) émettait 3925,28 Mt de CO2, dont 3549,77 Mt par le secteur de l’énergie. Si on se réfère à l’ensemble des gaz à effet de serre, ces chiffres sont respectivement de 4911,63 et 3734,38 Mt. La différence correspond aux gaz à effet de serre industriels qui ne sont pas liés à la production de CO2. Comme ces gaz sont plus facilement maitrisables, lorsque les politiciens prétendent limiter les émissions c’est surtout aux émissions de CO2 qu’ils se réfèrent. En particulier, lorsque les écologistes s’en prennent aux SUV ou bien aux vacances en avion, ce n’est pas, par exemple, au SF6 ou N20 qu’ils pensent, mais bien aux émissions de CO2. Celles-ci étaient en 2018 (dernière année des données officielles d’Eurostat) de 3184,02 Mt, soit une diminution de 26,47 Mt par an , ce qui correspond à une réduction de 19 % (toujours par rapport à 1990). Entre 2018 et 2020, ce chiffre va évoluer et on peut donc reconnaitre que l’objectif de la stratégie 20-20-20 va être dépassé… mais « grâce à » la crise de la Covid.
Globalement dépassé ! Car si l’Allemagne a pu réduire ses émissions de 26 %, l’Irlande les a augmentées de 24 %, l’Espagne de 22 %, Chypre de 56 %, les Pays-Bas de 3 %, la verte Autriche de 10 % et le Portugal de 19 %. En fait, une partie importante de la réduction des émissions de CO2 de l’UE depuis 1990 est due à l’abandon de l’économie planifiée socialiste dans les anciens pays communistes. Chez eux, jusqu’à la fin du communisme, le prix de l’énergie n’était pas réel, de sorte qu’il n’y avait aucun besoin de penser à l’efficacité énergétique. Ainsi, une fois libres et avoir adopté l’économie de marché, la Roumanie et la Bulgarie ont pu réduire leurs émissions de CO2 respectivement de 65 % et 43 % , démontrant, si besoin était, la totale inefficacité des systèmes planifiés socialistes, en ce inclus en matière énergétique et environnementale. Globalement, l’ensemble des États membres ayant appartenu à la sphère d’influence soviétique ont pu réduire leurs émissions de 69 % , tandis que ceux pratiquant l’économie de marché de seulement 17 % , car l’efficacité énergétique qui faisait partie de leur pratique depuis les crises pétrolières avait déjà permis d’atteindre une bonne efficacité.
Mais en même temps, sur base des données de 2018, il faut reconnaitre que les efforts pendant 28 ans n’ont pas conduit à la réduction annoncée dans les pays de l’Ouest. Le confinement et la terrible récession en cours vont faire chuter les émissions de CO2 et ainsi encourager les enthousiastes des mesures contraignantes de prétendre qu’il est possible d’atteindre des objectifs « ambitieux, mais réalistes ». Voilà un raccourci que les millions de citoyens qui sont ou vont se retrouver bientôt au chômage apprécieront…
En moyenne, depuis 1990, l’UE 27 a réduit ses émissions de 1,0 % par an (1,7 % pour les ex-pays ex-socialistes et 0,9 % pour les autres). A présent, pour arriver à -55 % ou -60 % en 2030, les émissions de CO2 devraient être de 1766,38 ou 1570,11 Mt, c’est-à-dire que l’effort annuel d’ici 2030 (12 années de 2018 à 2030) par rapport à celui qui a été réalisé jusqu’à présent doit être de 446 % ou 508 %. Difficile à imaginer sauf à envisager un bouleversement complet (et contraignant) des modes de vie actuels et l’obligation de faire face à tous les excès auxquels ce bouleversement conduira de la part de ceux qui le refuseront de manière catégorique.
Mais comme je l’écrivais plus haut, plus dangereuse que cet objectif de 60 % est la volonté du parlement d’essayer à nouveau de faire « entrer par la fenêtre » l’obligation pour chaque État membre de réduire de 60 % ses propres émissions. Cela signifie que la France devra multiplier par plus de 7 durant 12 ans ce qu’elle a péniblement réalisé sur 28 ans (une réduction de 15 %). La Belgique devrait aussi être 7 fois plus ambitieuse. Quant aux Pays-Bas, ils devraient être 50 fois plus ambitieux mais en sens inverse. Peut-être que cela explique la position de deux partis qui forment le gouvernement batave de vouloir relancer le nucléaire ?
Le tableau suivant donne, pour chaque pays le rapport entre la réduction annuelle qui a été faite jusqu’à présent et celle qu’il faudra accomplir pour atteindre les objectifs extravagants du parlement européen. On observe que les objectifs de la Commission européenne sont tout aussi inatteignable (dans le tableau un chiffre négatif indique que ce pays a augmenté ses émissions par rapport à 1990). Le graphique illustre aussi que l’ambition du parlement de vouloir imposer 60 % ne change en fait rien à l’ampleur du défi par rapport à celui de la Commission européenne. Le marchandage qui aura lieu au Conseil pour trouver le compromis entre 55 % ou 60 % n’est que poudre aux yeux pour les naïfs.
Conclusions
Est-il sérieux de proposer de tels objectifs compte tenu du fait qu’ils sont inatteignables, sauf à détruire les économies européennes ou à changer de système économique, et ce, sans l’approbation des citoyens ? Et cette fois, il n’y a plus de « low-hanging fruits » à prélever, tout ce qui était facile à réaliser l’a été ; il faut à présent passer aux choses difficiles. Sans oublier la volonté des activistes antinucléaires. Observons aussi que ce ne sont pas les énergies éoliennes ou solaires qui peuvent répondre à ce défi que les institutions proposent. Entre 2008 et 2018, l’Allemagne a augmenté sa production de cette forme d’énergie populaire de 240 %, mais n’a réduit ses émissions que de 12 % (on ne doit pas faire cette comparaison avec 1990 lorsque ces énergies étaient pratiquement inexistantes, car le pourcentage obtenu avec un chiffre si petit ne serait pas correct).
Dans leurs prochaines réunions, d’ici la fin de 2020 les chefs d’États et de gouvernement devraient débattre des propositions de la Commission et de celle du PE. Les lobbies verts vont se déchainer médiatiquement, pendant que les industriels, tétanisés comme toujours sur ces questions, commenceront leurs déclarations par un « nous sommes en faveur de la réduction drastique des émissions de CO2 » ou similaires. Jusques à quand l’industrie européenne continuera-t-elle à se taire pour apparaitre verte ? Jusques à quand la population restera-t-elle dans l’ignorance de la catastrophe économique que ces parlementaires coupés de la réalité industrielle leur préparent ? Pourquoi la presse se tait-elle face à des données aussi invraisemblables ?
Cette démagogie du Parlement européen, tous partis confondus, ne le grandit pas. Les parlementaires européens ne se rendent pas compte que leur démagogie les dessert. Peut-être d’ailleurs que le Parlement européen pourrait donner l’exemple, en décidant d’abandonner sa transhumance massive vers Strasbourg quatre jours par mois, qui occasionne elle aussi des émissions ?
Près de 30 ans après l’adoption de la Convention des Nations unies, les émissions mondiales de CO2 ont augmenté de 58 %. Les pays hors UE foncent à pleine vitesse vers une augmentation continue des émissions de CO2, car elles sont la conséquence de la réussite socio-économique, qui prime pour eux. Malgré ses positions extrêmes, l’UE n’est pas et ne sera pas le modèle pour les autres pays du monde.
Rappelons qu’ avec ses maigres 9 % des émissions mondiales, passer à moins de 5 % se fera au prix, ou bien d’une catastrophe économique paneuropéenne et/ou bien d’un changement de régime politico-économique, à propos duquel les citoyens européens n’ont pas été consultés, et pour couronner le tout, avec un impact mondial extrêmement faible.
La parabole simpliste et grotesque du colibri, très à la mode dans certains milieux, et selon laquelle chacun doit faire sa part aussi petite soit-elle, est ici un non-sens : sauf si le reste du monde suit l’Europe, ce qui n’arrivera jamais, celle-ci se condamne elle-même pour un impact quasi nul. Certes, l’UE sera décarbonée et pourra regarder , le reste du monde du haut de sa Morale et de son autosatisfaction, mais elle sera aussi considérablement appauvrie et subira de toute façon les effets du changement climatique auxquels le reste du monde aura contribué.
« Ne doit-on alors rien faire ? », me demande-t-on souvent ? Il y a des solutions. Il y a toujours eu des solutions ; elles ont toujours été technologiques. Les partis politiques et gouvernements européens devraient tout d’abord se libérer de leur peur des activistes verts professionnels, pour qui le changement climatique n’est que le prétexte rêvé pour faire avancer leur vieil objectif d’un « autre Monde ». Ensuite, et en conséquence, investir l’argent des citoyens européens dans ce mode de production d’énergie décarbonée bien maîtrisée, dont l’Europe a les compétences au sens juridique, politique et humain, et en plein développement technologique, qu’est le nucléaire classique. Pourquoi investir autant dans des technologies inefficientes ou relevant de la science-fiction (fusion nucléaire, hydrogène comme je le montre dans mon récent livre « L’utopie hydrogène »), alors que nous disposons déjà de réacteurs de nouvelle génération (SMR, sels fondus), dont certains consomment leurs propres « déchets » ?
Tableau 1 Rapport des changements annuels à réaliser d’ici 2030 par rapport à ceux réalisés depuis 1990.
La position des lobbys industriels peut se résumer à un passage de la sitcom ‘Yes, Minister’ où ils énoncent ‘The Four Stage Strategy’:
– Durant la première étape, nous disons « rien ne va se passer »
– Au cours de la deuxième étape, nous disons « quelque chose va peut-être arriver, mais nous ne devons rien y faire »
– À la troisième étape, nous disons « peut-être devrions-nous faire quelque chose, mais nous ne pouvons rien faire »
– À la quatrième étape, nous disons « peut-être qu’il y a quelque chose que nous aurions pu faire, mais il est trop tard maintenant »