Ingénieur en aménagement du territoire et économiste, ancien président de l’institut Hayek de Bruxelles, Vincent Bénard est l’auteur de “La lutte contre l’étalement urbain, une obsession politique irrationnelle – économiquement ruineuse, socialement préjudiciable, et environnementalement inutile”, publié par l’IREF, septembre 2021. Il répond ici aux questions de Europeanscientist sur ce sujet qui concerne directement ou indirectement un grand nombres de problématiques environnementales (biodiversité, rejet de CO2, aménagement des paysages) et économiques.
The European Scientist : Vous avez rédigé une étude approfondie intitulée “La lutte contre l’étalement urbain, une obsession politique irrationnelle”, publiée par l’IREF (Institut de Recherche Économique et Fiscale) dans laquelle vous estimez que les effets des politiques de la lutte contre l’étalement urbain sont bien plus nocifs que le phénomène en lui-même. Pouvez vous résumer pourquoi vous estimez que l’étalement urbain n’est pas la menace généralement décrite par nos médias ?
Vincent Benard : Les critiques formulées à l’encontre de l’expansion urbaine, rebaptisée “étalement” par ses contempteurs car le terme apparaît plus péjoratif, sont de deux ordres: quantitatives et qualitatives. Notre rapport démontre que sur ces deux plans, les maux attribués à cette expansion sont exagérés, voire imaginaires.
Commençons par la question quantitative. L’étalement urbain est accusé de menacer l’existence de foncier agricole ou naturel en France. Vous lisez souvent dans la presse que 10% du territoire français est déjà urbanisé, et que cette urbanisation s’accroît au rythme de l’équivalent d’un département tous les 10 ans. Or, ces chiffres, bien que provenant souvent d’institutions officielles françaises, sont faux.
Ils proviennent d’un système de mesure appelé TERUTI, mis en place après guerre, avant l’apparition des satellites, opérant par sondages aléatoire de petits points sur le territoire, et qui servait en priorité au ministère de l’agriculture pour connaître l’évolution des pratiques agricoles et orienter les politiques de subventions à ce secteur. Lorsque vous prenez la peine de lire les publications de l’administration elle-même, ou les actes de colloques de chercheurs, vous découvrez que ce système n’est plus considéré comme fiable par les spécialistes.
Fort heureusement, depuis plusieurs décennies, nous avons deux systèmes d’observation européens, CORINE LAND COVER, 100% satellitaire, et NUTS, un système hybride combinant imagerie spatiale et sondages de terrain, qui fournissent des mesures bien plus précises de cette urbanisation. Et les résultats fournis par ces deux voies se recoupent: à ce jour, moins de 6% du territoire français est “artificialisé”, et encore, seule la moitié de cette “artificialisation” correspond à une “imperméabilisation” nette. De surcroît, le rythme d’accroissement de l’espace artificialisé est de l’ordre d’un département tous les 20 à 25 ans, et non 10. De ce fait, même avec des projections démographiques optimistes, moins de 10% du territoire national sera artificialisé en 2100.
De surcroît, l’étude comparée des surfaces agricoles et urbaines montre que les premiers voient leur superficie se réduire deux à trois fois plus rapidement que n’augmente l’urbanisation. Si l’espace agricole était mangé par l’urbanisation, nous observerions le contraire, et l’agriculture tenterait de reconquérir sur d’autres espaces naturels (notamment les forêts) la surface perdue par urbanisation, comme elle l’a fait jusqu’au XIXe siècle. Or nous observons l’inverse: la Forêt gagne en France (et partout en Europe) sur l’agriculture beaucoup plus de surface que l’urbanisation. Tout simplement, nous avons besoin de moins de terres agricoles. L’amélioration des technologies dans ce secteur a permis de très forts gains de productivité, et moins d’hectares sont nécessaires pour fournir une production pourtant beaucoup plus abondante qu’au début du siècle dernier, et de bien meilleure qualité.
Par conséquent, ni l’espace agricole, ni l’espace naturel ne sont menacés par l’urbanisation très raisonnable qui se poursuit dans notre pays tout à fait normalement du fait de son accroissement démographique.
TES. : Soit, considérons que l’étalement urbain ne soit pas une menace quantitative, Mais n’y a-t-il pas des risques économiques ou environnementaux qualitatifs liés au développement urbain par habitat individuel en périphérie des villes plutôt que par densification de l’espace existant ?
V.B. : Lors de la rédaction du rapport, j’ai été surpris de trouver de nombreuses études argumentées détaillées remettant en cause la “sagesse techno-médiatique” concernant l’étalement urbain. Celui-ci est accusé d’augmenter les besoins de dépense publique, de nuire à la biodiversité, de favoriser les inondations, ou d’augmenter les émissions de gaz à effet de serre. Or, l’examen de la littérature scientifique montre que dans chacun de ces domaines, la forme urbaine, qu’elle soit le fait d’habitat dense ou par expansion de l’habitat individuel, n’a que peu d’influence sur le résultat final, et que dans certains cas, la banlieue dite “étalée” présente de nombreux avantages
Primo, l’étalement urbain est accusé d’augmenter les dépenses publiques des municipalités. Or, l’étude du budget des communes périphériques d’île de France montre que plus l’habitat individuel y est dominant, plus leurs budgets de fonctionnement par habitant sont faibles. Des chercheurs ont fait le même constat en étudiant le budget de plusieurs centaines de villes américaines. Certes, des différences sociologiques entre ces villes peuvent expliquer la différence bien plus que la forme urbaine proprement dite, mais lorsqu’on observe l’inverse d’un postulat, quelles que soient les causes aboutissant à cette observation, alors le postulat de base n’est pas vérifié.
Deuxièmement, en matière de biodiversité, de nombreux chercheurs ont trouvé que la banlieue “étalée”, riche de parcs et jardins, était bien plus bio-diverse que les vastes étendues agricoles intensives, et que ces banlieues privilégiant l’habitat individuel avaient servi, en quelque sorte, d’arche de Noë à de nombreuses espèces chassées des champs et qui n’auraient pas pu cohabiter avec les espèces dominantes de la vie forestière. Et de ce fait, les banlieues pavillonnaires sont le siège d’une biodiversité bien plus importante que les quartiers densifiés. Par exemple, de nombreuses agglomérations “étalées” d’Europe abritent de 50 à 80% des espèces d’oiseaux recensées dans leur aire géographique.
Concernant les inondations, là encore, réduire ce phénomène très complexe et très dépendant des caractéristiques géographiques de chaque bassin versant, à la seule question de l’expansion urbaine, relève de la simplification abusive. Du reste, le pourcentage de territoire artificialisé dans les communes “étalées” est très inférieur à celui des communes denses, ce qui, ceteris paribus, leur confère un avantage en termes de capacité d’absorption des précipitations par leurs sols. Ajoutons que s’il est normal que des réglementations techniques adaptées s’appliquent aux 11% du territoire sous risque d’inondation, prendre ce risque comme prétexte pour empêcher toute expansion urbaine sur la totalité du territoire est abusif.
TES. : Les villes étalées ne sont-elles pas, cependant, fautrices d’émissions accrues de gaz à effet de serre ?
V.B. : Cette question étant devenue centrale dans le processus de décision politique, le rapport y consacre un chapitre important. Le préjugé fortement répandu est que d’une part, la ville étalée conduit à un usage accru des transports automobiles, plus émetteurs de GES, et que l’habitat individuel est également plus émissif que le logement collectif. A ma grande surprise, la littérature scientifique est bien moins “consensuelle” sur ces deux aspects que ce qu’on peut en lire dans les médias grand public.
En effet, de nombreux chercheurs estiment qu’une augmentation de la densité urbaine de 50%, impossible à obtenir sans recourir à des moyens totalitaires, ne permettrait de réduire les émissions de que 5% au mieux. Les rares études qui aboutissent à un chiffre supérieur négligent les effets sociologiques et économiques induits par les outils législatifs de la lutte contre l’étalement urbain.
En effet, il ne suffit pas d’entasser les ménages dans des blocs d’immeubles en centre ville pour qu’ils cessent, du jour au lendemain, d’utiliser leur véhicule. En fait, les ménages font des choix de résidence généralement cohérents avec la composition de leur foyer et leurs besoins de transports, et les raisons qui poussent les gens à utiliser la voiture individuelle ne disparaissent pas du fait de la forme urbaine.
Pire, les effets économiques de la lutte contre l’étalement induisent une augmentation des émissions qui, selon certains auteurs, annulent le maigre bénéfice que l’on pourrait tirer d’une densification de l’habitat. En effet, nous démontrons dans le rapport que les politiques anti-étalement les plus restrictives, comme en France, conduisent, et ce partout dans le monde, à augmenter considérablement les prix des logements, ce qui met une pression financière insupportable sur les ménages les plus modestes. Ceux-ci sont donc de plus en plus contraints d’éloigner leur logement de l’agglomération qui pourvoit majoritairement à leurs emplois. En France, plus de 50% du peuplement des aires urbaines se produit désormais dans les communes rurales situées au-delà des limites des banlieues des agglomérations, alors que 83% des emplois nouveaux sont créés à l’intérieur des pôles urbains. En contraignant les ménages à un éloignement économique des centres urbains, la lutte contre l’étalement urbain ne l’a pas empêché mais juste déplacé dans la ruralité. Et de ce fait, les émissions de GES liées aux déplacements augmentent plus vite que si l’expansion urbaine se produisait naturellement à la périphérie des grandes villes existantes.
Si on laissait les grandes agglomérations se développer à leur périphérie, de nombreux ménages choisiraient d’y habiter pour se rapprocher des emplois et des équipements collectifs (éducation, commerces, loisirs…) nombreux qui y sont offerts, au lieu de s’installer à plusieurs dizaines de kilomètres de la ville faute de pouvoir s’offrir plus de proximité. Cela serait bénéfique en termes d’émissions.
Ajoutons qu’aujourd’hui, la consommation énergétique des maisons individuelles modernes, à rebours des idées reçues, est passée en dessous de celle des immeubles collectifs. Un foncier bon marché permettrait aux acheteurs de consacrer les budgets nécessaires à l’achat de maisons énergétiquement plus performantes, légèrement plus coûteuses à l’achat, mais moins émettrices, et rendrait également le financement d’opérations de renouvellement urbain, d’effacement d’îlots de logement obsolètes et vétustes, beaucoup plus facile à financer. Nous montrons que la réduction potentielle d’émissions liée à un renouvellement urbain facilité par un foncier bon marché, et n’ostracisant pas la maison individuelle, est trois fois plus rapide et bien moins coûteuse à financer que celle, hypothétique, que l’on peut attendre d’une densification forcée de nos aires urbaines. Et, cerise sur le gâteau, l’habitat individuel reste de loin, malgré les incantations gouvernementales en faveur du logement collectif, la forme urbaine la plus désirée par les ménages français pour se loger.
La densification forcée des villes apparaît donc comme un très mauvais moyen de réduire nos émissions de GES.
TES. : Vous insistez beaucoup sur les effets économiques selon vous néfastes de la lutte contre l’étalement urbain. Pouvez-vous les résumer en quelques lignes ?
V.B. : J’ai déjà évoqué rapidement la hausse des prix du logement. Concrètement, le prix médian d’un logement en France en 1997 était de 77 000 euros, soit 104500 euros d’aujourd’hui, corrigés de l’inflation. Mais aujourd’hui, ce prix médian est de 209 000 euros, le double. Les revenus, eux, n’ont pas doublé, loin s’en faut. L’évolution qualitative des logements peut expliquer au mieux 10 à 15% de cette hausse. Tout le reste est le résultat des politiques foncières malthusiennes qui rendent très difficile l’édification des logements dont les ménages ont besoin. Je sais que cette conclusion est combattue, parfois avec véhémence, par tous ceux qui ne jurent que par la lutte contre l’étalement urbain, et qui souvent en vivent, mais les données officielles et les études académiques citées dans le rapport ne laissent guère place au doute: la contrainte excessive pesant sur le foncier est de loin la première cause de ce renchérissement.
Par conséquent, depuis le début du millénaire, le prix du logement, en France, a augmenté environ 80% plus rapidement que le revenu des ménages. Le quart le plus modeste de ces ménages a vu sa charge financière de logement augmenter de 34%, et cette charge représente couramment plus de 45% du revenu de ces ménages modestes lorsqu’ils sont locataires du secteur privé. Cette explosion des coûts du logement est de loin le premier facteur de paupérisation dans la France d’aujourd’hui.
TES. : Quelles sont les principales lois qui engendrent ces phénomènes, et quelles évolutions législatives sont attendues ? Peut on espérer une inflexion, voire une inversion des politiques anti-étalement dans les années à venir ?
V.B. : Le ver a été placé dans le fruit par la loi d’orientation foncière de 1967 qui a jeté les bases du code de l’urbanisme tel que nous le connaissons. Ce code a généralisé en France le principe d’un droit des sols dit “restrictif”: les villes sont dotées d’un zonage (le POS, rebaptisé PLU au tournant du millénaire) qui stipule que par défaut, un terrain n’est pas constructible, et que sa transformation en unité foncière constructible dépend d’un processus politique de modification dudit zonage, processus lent, auquel beaucoup d’acteurs s’opposent pour des raisons diverses.
Cette loi de 1967 a depuis été complétée par une multitude de textes. Le plus important est sans doute la loi SRU de 2000, plus connue du grand public pour les obligations de construction de logement social qu’elle comporte, mais qui a aussi considérablement renforcé le contrôle bureaucratique sur l’expansion urbaine. Citons également les lois dites “Grenelle de l’Environnement”, qui ont considérablement réduit les possibilités de construction par expansion périphérique non seulement dans les agglomérations, mais aussi dans les petites villes et villages ruraux situés dans les couronnes périurbaines des agglomérations.
Ces petites villes avaient, jusqu’au milieu des années 2000, permis aux ménages refoulés par les prix croissants des agglomérations de trouver, en supportant un éloignement plus important de la ville, du foncier permettant de satisfaire leur désir de maison individuelle avec Jardin. Les lois SRU et Grenelle ont drastiquement réduit cette possibilité, d’où une nouvelle flambée observable des prix des logements non seulement dans les grandes agglomérations économiquement dynamiques, mais aussi dans leurs couronnes périurbaines.
La tendance législative actuelle va hélas vers de nouvelles contraintes qui rendront encore plus difficile la mobilisation foncière dont les ménages et notre économie ont pourtant cruellement besoin.
Derniers avatars en date de ce malthusianisme foncier: en Juillet 2019, le gouvernement français a ordonné à ses services préfectoraux d’instruire toute demande d’autorisation de projets majeurs en favorisant le “Zéro Artificialisation Nette”, notion qui prétend figer au niveau actuel le taux d’emprise au sol des équipements et infrastructures destinés à faciliter la mobilité, l’emploi, le logement des populations. Le législateur a décidé une fois pour toutes qu’un sol artificialisé avait moins de valeur sociétale qu’un sol naturel ou cultivable, et que le niveau actuel d’artificialisation constituait un seuil à ne pas dépasser, et ce sans la moindre base logique, scientifique sérieuse. Par exemple, si une collectivité veut construire une route, elle devra trouver en contrepartie des espaces à “rendre à la nature”. Mais ces espaces, dans les faits, sont bien plus rares que les besoins d’infrastructures ou d’urbanisation liés, tout simplement, à la démographie.
Pire encore, la loi “Climat et résilience” promulguée l’été dernier, impose que soient adoptées sur tout le territoire des “stratégies départementales des aires protégées” (SDAP), au nom de la biodiversité. Cette loi impose que pas moins de 30% du territoire de chaque département soit légalement protégé de toute forme d’urbanisation, et 10% supplémentaires soient placés sous “protection renforcée”. 40% du territoire vont être stérilisés par décret ! C’est surtout le développement des communes rurales qui sera impacté. Lorsqu’un maire d’une commune de 15 000 habitants reçoit d’un service de l’Etat l’injonction de réviser son PLU dans le sens d’une suppression de presque toutes ses zones constructibles au nom de la SDAP, mais qu’un autre service de l’Etat lui demande de promouvoir la construction de 1000 logements sociaux sous peine de devoir payer les amendes prévues par la loi SRU, le problème posé est insoluble.
Cependant, on sent poindre chez certains élus locaux un ras-le-bol de cette situation où des normes imposées d’en haut rendent impossible le développement de leur commune et dévitalisent totalement leur rôle de représentant local des populations, leur ôtant tout pouvoir décisionnel, au profit d’une bureaucratie d’Etat pervasive. David Lisnard, le président nouvellement élu de l’association des maires de France a publiquement dénoncé cette avalanche normative dont les effets pervers commencent à être débattus, à défaut d’être largement admis.
TES. : Que proposez-vous concrètement pour sortir de cette situation ubuesque ?
V.B. : Par opposition à notre droit du sol restrictif, quelques pays (ou états et provinces, aux USA et au Canada) ont conservé un droit du sol “réactif”: si vous êtes contigu d’un terrain viabilisé, voire si vous acceptez de payer les frais de viabilisation d’un terrain purement rural, alors votre terrain est constructible par défaut, et c’est la limitation de ce droit à construire qui doit faire l’objet d’un processus politique, généralement encadré par de nombreux garde-fous juridiques visant à garantir le respect du droit de propriété.
Nous proposons d’évoluer vers cette conception du droit des sols, qui a prévalu en France jusqu’à l’immédiat après guerre. C’est encore cette conception qui fonde le socle du droit foncier chez nos voisins allemands, qui ne sont pourtant pas négligents quant à la conservation de leur environnement, preuve que concilier une relative liberté foncière et un environnement préservé est possible.
Dans le cadre d’un tel droit des sols, qui garantit l’abondance de la ressource foncière, construire est facile, empêcher la construction est difficile, mais le coût des indispensables mesures ponctuelles destinées à protéger l’environnement reste raisonnable. Dans la logique française, c’est l’inverse qui se produit !
Avec l’IREF, nous espérons que notre rapport accélèrera cette prise de conscience de la nécessité de remettre en cause les paradigmes publics actuels de l’aménagement du territoire, et qu’il donnera des arguments aux maires éclairés pour obtenir des changements législatifs allant vers beaucoup plus de liberté foncière laissée aux acteurs de la société civile.
Du même auteur
L’interdiction du véhicule thermique en 2040, une bien mauvaise loi (Première partie)
L’interdiction du véhicule thermique en 2040, une bien mauvaise loi (Seconde partie)
L’interdiction du véhicule thermique en 2040, une bien mauvaise loi (Troisième partie)