En pleine pandémie de Coronavirus, en France une controverse doublée d’une polémique a vu le jour autour de Didier Raoult, infectiologue à l’IHU de Marseille et de la Chloroquine. EuropeanScientist ouvre le débat en donnant la parole aux auteurs qui commentent « la querelle de la Chloroquine ». Pro et anti Raoult s’affrontent sur la « méthode Raoult » et ses propositions. Voici un texte de François Vazeille Directeur de recherche CNRS émérite et Membre fondateur de la collaboration mondiale ATLAS auprès du Grand Collisionneur de Hadrons du CERN. L’auteur, grand lecteur des ouvrages de Didier Raoult a revient sur un aspect méconnu de la presse et du grand-public : l’admiration de Didier Raoult pour le philosophe Paul Feyerabend. Un texte qui questionne l’approche scientifique de l’infectiologue marseillais que nous publions afin de compléter notre série initiées avec les textes de Marc Rameaux, Laurent Alexandre, Claude Escarguel.
Quel est le problème ?
Le professeur Raoult dérange : il a ses partisans, il a ses adversaires. Le citoyen lambda ne comprend pas grand-chose dans ces querelles qui le dépassent, ce qui ne l’empêche pas d’avoir, le plus souvent, un avis tranché, pour ou contre. Lorsqu’une querelle scientifique concerne la santé, c’est encore plus prégnant, puisque l’émotion domine. De ce fait, des pétitions sont signées, des personnes sont indignées, des médecins compétents, mais bien loin du contexte de la recherche, prescrivent ou soutiennent un traitement dont la preuve de l’efficacité est encore en débat, des politiques ne manquent pas l’occasion de se montrer en clamant, à la fois, leur guérison et le risque encouru – donc leur courage – après avoir suivi une prescription si controversée, les médias cartonnent. Bref, tout le monde y trouve son compte … sauf peut-être la science.
Il est clair que l’attitude du professeur Raoult déconcerte, cela réjouit les médias qui n’hésitent pas à mettre de l’huile sur le feu et bénéficient, à peu de frais, de sujets inépuisables à traiter. Malgré des critiques sévères, émanant de personnes aussi compétentes que le professeur Raoult, celui-ci tient bon … et en rajoute si besoin est. C’est de bonne guerre, puisque cela marche !
Personne n’est capable, aujourd’hui, d’affirmer que le traitement proposé par le professeur Raoult est LE traitement qui convient pour réduire l’infection du Covid-19. Des études systématiques sont menées officiellement dans différents centres de recherche et hôpitaux, sur ce traitement et sur d’autres, et nous pouvons espérer que des conclusions définitives sur la (ou les) meilleure(s) façon(s) de vaincre l’épidémie (en attendant le bon vaccin) seront bientôt disponibles.
Mais il y a un aspect dont personne ne parle, pas plus les scientifiques que les philosophes soucieux, à juste raison, de l’éthique, pas plus les journalistes que les instances institutionnelles, et encore moins – si c’est possible – les politiques. Et cet aspect, que nous allons découvrir, apporte un éclairage nouveau et probablement vérace de l’approche ″scientifique″ du professeur Raoult.
Didier Raoult a publié en 2015 un ouvrage intitulé : ″De l’ignorance et de l’aveuglement. Pour une science postmoderne″ (1). Bien que l’auteur annonce qu’il traite de la pensée scientifique dans le domaine de la biologie, le titre seul révèle que cela va beaucoup plus loin puisqu’il évoque ″la science″ dans sa globalité. Et puis, il n’y a pas de faux-fuyants : la science doit être ″postmoderne″! Il existe peu d’acteurs de la science qui revendiquent, à ce point, leurs convictions postmodernes. En sociologie, Bruno Latour et Michel Maffesoli sont les plus connus, mais ils sont accompagnés par de jeunes sociologues très influents dans les instances officielles de la recherche. Les sciences de la vie ne sont pas épargnées, il faut donner la parole aux associations, aux experts indépendants … généralement autoproclamés (2). Dans les sciences dures, l’astrophysicien Aurélien Barrau est le plus proche, dans son ouvrage ″De la vérité dans les sciences″ (3), mais il ne revendique jamais cette appartenance, même si elle ne fait aucun doute (4). Nous démontrerons que ces deux auteurs ont des points communs et que les effets de leur adhésion au postmodernisme vont bien plus loin qu’une discussion de salon.
Une part importante de cette Tribune traite de la science et du postmodernisme et emprunte largement des éléments d’une conférence de l’auteur de ces lignes intitulée ″Sciences et pseudosciences : comment et pourquoi en sommes-nous arrivés là ?″ (5), la séquence interrogative du titre étant empruntée au philosophe Jacques Bouveresse dans son essai ″De l’abus des belles lettres dans la pensée″ (6).
Bien définir ce qu’est la science
Avant de parler du postmodernisme, il n’est pas inutile de rappeler ce que sont, en fait, la science et la démarche scientifique, sachant qu’il y a deux écueils à éviter : renoncer à définir ce qu’est la science, ce qui relèverait de la facilité, et mal définir ce qu’est la science, ce qui laisserait la porte ouverte à des interprétations trompeuses, sources de dérives malheureusement d’actualité (7). C’est ce que proposent des intellectuels connus, médiatisés, dont les livres occupent une bonne place dans les rayons des grandes librairies ou des kiosques. En voici un florilège : ″Personne ne peut définir ce qu’est ou ce que n’est pas la science …″ (8), ″Il faut laisser un peu de souplesse et ne surtout pas trop figer les possibles. Définir, bien que cela puisse être nécessaire, est toujours un acte dangereux et parfois même violent″ (3), ″Enoncer des normes absolues, valables pour toutes les disciplines… ne rend pas justice à la pratique même de la science … Par exemple, une des normes … est la reproductibilité des expériences…″ (9).
Quelles places pour la raison et pour l’empirisme ?
Les points de vue d’autres intellectuels contemporains, philosophes ou sociologue, sur la raison ou sur l’empirisme (le recours à l’expérimentation), sont sans appel.
″La raison est totalitaire″ (10). ″La raison, c’est le totalitarisme…″ (11). ″Il y a belle lurette que la philosophie a renoncé à tenter de compenser l’impuissance de la raison scientifique″ (12). ″Il n’est pas vrai que l’essence des choses apparaisse dans le monde empirique″ (13). ″La caution du réel est devenue facultative, seule compte la maîtrise rhétorique…″ (14). ″Etant donné que le règlement d’une controverse est la cause de la représentation de la nature et non sa conséquence, on ne doit jamais recourir à l’issue finale – la nature – pour expliquer comment et pourquoi une controverse a été réglée″ (15).
Nous sommes très loin des écrits des penseurs plus anciens sur leurs conceptions de la science. C’était la raison pour René Descartes (1596, 1650), l’empirisme pour John Locke (1632, 1704) et David Hume (1711, 1776), Emmanuel Kant (1724, 1804) opérant la synthèse en considérant à la fois la raison et l’empirisme.
Entre le rejet de la raison ou de l’empirisme, visions postmodernes que nous allons revoir, et la dichotomie raison-expérience considérée par Kant … et professée par un très grand nombre de philosophes contemporains, n’y aurait-il pas une conception plus réaliste et plus actuelle, quitte à déplaire à ″quelques″ philosophes ?
Définition réaliste de la science et de la démarche scientifique
Une définition concise et équilibrée que nous prenons à notre compte est la suivante : ″La science est une démarche rationnelle et objective d’investigation et de compréhension de la nature, sous ses deux aspects, théorique et empirique″.
Il y a de la raison dans l’empirisme ! Le vocable ″théorie″ n’a pas la signification habituelle de la vie courante qui sous-entend une idée d’incertitude, de spéculation, d’hypothèse : ″Tout cela, c’est bien théorique… ″. Bien au contraire, cela désigne, en science, ″un cadre général bien étayé, mettant en cohérence expériences, hypothèses, lois″. Les théories ont un pouvoir explicatif et même prédictif dans de nombreuses situations.
Cette définition s’applique à tous les domaines du champ scientifique, y compris dans les sciences humaines … et bien entendu dans le domaine des sciences médicales, où les quatre aspects ″raison, objectivité, théorie et expérience″ s’entremêlent, par exemple, dans la recherche et la mise au point d’un médicament.
La connaissance plus approfondie de la structure d’un virus doit permettre d’orienter les recherches vers des molécules spécifiques. Mais les expérimentations doivent être à la fois représentatives de la diversité des personnes infectées (aspects statistiques tenant compte éventuellement de sous-groupes représentatifs), et objectives à la fois du côté des patients (ils ne doivent pas savoir si le médicament correspond ou non à ce qui est étudié) et du côté des opérateurs scientifiques : nous constatons que nous venons d’évoquer des essais randomisés, contrôlés avec rigueur et en double aveugle. Bien entendu, les aspects rationnels dans l’estimation de l’effet du médicament, donc les observations qualitatives et quantitatives, sont les fondements des analyses statistiques des groupes expérimentaux et de contrôle. La rigueur et l’éthique sont évidemment de mise dans les études observationnelles et statistiques et ne sont pas des freins dans la mise au point d’un médicament.
Parmi les autres contraintes qui précisent ou prolongent cette définition de la science et de la démarche scientifique (5), nous rappelons ici la reproductibilité des résultats et la démarche collective sanctionnée par les pairs, en particulier dans la critique et l’acceptation des publications, et lors de rencontres, congrès ou conférences. Un autre critère de base est le scepticisme initial (ou doute philosophique) : rien n’est écrit à l’avance, l’esprit critique est fondamental car tout peut être remis en question, il n’y a pas de dogme en science.
Quelques traits du postmodernisme et du relativisme
Dans sa vision de la science, le postmodernisme peut être caractérisé par les trois propositions suivantes (16) : le rejet plus ou moins explicite de la raison et de ″l’esprit des Lumières″, des élaborations théoriques indépendantes de tout test empirique, un relativisme cognitif qui traite les sciences comme des ″narrations″ ou des constructions sociales parmi d’autres. Ces 3 points rejettent donc les critères fondamentaux de la science : raison, empirisme, objectivité. Un exemple caricatural de ces conceptions est donné par le philosophe américain Paul Karl Feyerabend (17), dans sa sentence bien connue : ″Anything goes″ (Tout est bon !). Il n’existe pas de théorie supérieure à une autre, les croyances ont le même poids que les faits objectifs, il n’y a pas de règles générales caractérisant la démarche scientifique.
Les précurseurs marquants furent : F. Nietzsche (1844, 1900), ″il n’y a pas de faits, seulement des interprétations″ ; Edouard Le Roy (1870, 1954), ″Les faits et la réalité scientifique sont fabriqués par le savant″ et Oswald Spengler (1880, 1936), ″La nature est une fonction de la culture″. Puis, les intellectuels français s’approprièrent cette mouvance, avec la particularité d’user de discours souvent caractérisés par:
– Le recours à des théories scientifiques non maîtrisées ou sans rapport avec le sujet, destiné probablement à impressionner.
– Des phrases dénuées de sens, abscondes, des jeux de langage.
Justement moqués par les deux physiciens, Alan Sokal et Jean Bricmont (16), cette longue liste de penseurs fut très appréciée outre-Atlantique et dénommée la ″French theory″: Michel Foucault (1926, 1984), Gil Deleuze (1925, 1995), Jean-François Lyotard (1924, 1998), Jacques Derrida (1930, 2004), Jacques Lacan (1901,1981), Jean Baudrillard (1929,2007) et aujourd’hui Jean-Luc Nancy et même Alain Badiou, sans oublier les sociologues français déjà cités. Le flambeau anglo-saxon relativiste compte, entre autres, Willard Van Orman Quine (1908, 2000), Thomas Samuel Kuhn (1922, 1996) … et le ″clownesque″ Paul Karl Feyerabend, ainsi qualifié par Sokal et Bricmont.
On peut donc s’interroger : était-il vraiment possible et souhaitable de définir ce qu’est la science ? Tous ces critères sont peut-être trop compliqués, un obstacle à la recherche et à la progression des connaissances : les appliquons-nous vraiment dans nos laboratoires ? Eh bien oui, dans toutes les disciplines scientifiques, de façon très pragmatique. Et il n’y a aucune violence dans cette pratique !
La démarche du Professeur Didier Raoult
Examinons d’abord brièvement quelques informations rapportées sur les propos et recherches du Professeur Raoult dans le cadre du Covid-19, en ne citant que des faits.
La pandémie a permis au grand public de découvrir la personnalité iconoclaste du Professeur Didier Raoult, même si ses chroniques dans des journaux ou revues (Le Figaro, Le Point, Les Echos) lui permettaient déjà d’être connu de leurs lecteurs, sans omettre, bien entendu, sa renommée dans la région de Marseille. Personnellement, j’avais découvert son existence il y a une dizaine d’années à travers un article présentant un chercheur à la production scientifique extraordinaire : 1252 papiers de 1996 à 2011, soit un rythme moyen de 6,5 par mois pendant 16 ans. Une source plus récente dénombre 636 articles de 2007 à 2013, soit encore 7,6 par mois. Il est probable qu’une estimation présente serait de la même veine et peut-être supérieure. Même si son entourage comporte un grand nombre de personnes (soyons généreux, disons une centaine!), osons une comparaison avec la collaboration à laquelle j’appartiens, au CERN: un peu plus de 3000 chercheurs, un peu moins de 1000 publications en 28 ans, donc en-dessous de 3,2 par mois, et ne pensez pas que ce soit plus simple dans le détecteur géant ATLAS. Le Professeur Raoult attache une grande importance à la bibliométrie, laquelle contribue grandement à sa renommée qu’il prend grand soin de rappeler dans sa présentation, malgré l’interdiction temporaire de publication dans les revues de la Société américaine de microbiologie que nous ne commenterons pas ici et les pertes de labellisation CNRS et INSERM de son institut au rayonnement international tellement mis en avant. Cette renommée lui permet d’avancer régulièrement l’argument d’autorité auquel beaucoup de gens sont sensibles. Nous nous concentrerons uniquement sur la période récente du Covid-19, en évoquant plusieurs épisodes.
Nous ne pouvons pas reprocher au Professeur Raoult d’avoir minimisé, au début, la gravité de l’épidémie : ″ce virus n’est pas si méchant″, car c’était l’opinion de la quasi-totalité des scientifiques. Mais lorsqu’ensuite, fort de cet argument d’autorité, il informe le grand public des premiers résultats de son étude dans une vidéo intitulée ″Coronavirus : Fin de Partie !″, vidéo re-titrée plus prudemment ensuite ″Coronavirus : vers une sortie de crise ?″, il prend à rebours la démarche scientifique qui consiste à recourir à l’avis des pairs sollicités à travers un article scientifique qui les décrit. Ensuite, la publication extrêmement rapide de l’article, et son contenu posent problèmes à la communauté scientifique (18). D’une part, l’éditeur en chef de la revue travaille dans l’Institut du Professeur Raoult ; l’article a été reçu le 16 mars, accepté le 17 mars et publié le 20 mars. D’autre part, de nombreux biais systématiques sont relevés, en particulier le faible nombre de patients traités (26 au départ, 20 à la fin), l’absence de randomisation et d’études en double aveugle. Peu de temps après, la société savante éditrice de la publication désavouait l’article : ″Le conseil d’administration de l’ISAC estime que l’article ne répond pas aux normes attendues de la Société, notamment en ce qui concerne le manque de meilleures explications des critères d’inclusion et le tri des patients pour assurer la sécurité des patients″ (19).
Le deuxième volet des travaux faisait l’objet d’un nouvel article sous forme de prépublication. Cette fois-ci, il y a plus de patients (80) et le suivi est assuré sur une plus longue période, mais il n’y a plus de groupe contrôle et ce n’est toujours pas en double aveugle. Les critiques sont encore sévères, l’étude inclut même de jeunes enfants (20, 21, 22). Est-ce qu’une revue en acceptera la publication ?
Son idéologie postmoderne
Curieusement, le Professeur Raoult dénonce dans son ouvrage (1) les ″idéologies du moment″, ″l’arrogance et l’aveuglement″ des personnes s’accrochant de façon dogmatique et non rationnelle à des ″théories d’une autre époque″ – comprendre la théorie de Darwin – qui s’opposent aux découvertes d’aujourd’hui. Son évocation de l’attitude rationnelle ne l’empêche pas de citer le philosophe excentrique Hölderlin (1770, 1843): ″Du pur intellect, rien d’intelligent n’est jamais sorti, et de la raison pure, rien de raisonnable″. L’exemple de Darwin est particulièrement mal choisi, car s’il existe une théorie reposant sur l’observation, c’est bien celle-ci. Et bien évidemment, cette vieille théorie a considérablement évolué – sans jeux de mots – avec la génétique, ce que le Professeur Raoult sait fort bien. En outre, il existe des théories fondatrices reposant, au départ, sur du pur intellect, notamment dans les sciences dures.
Sa défense d’une ″science postmoderne″ échappant, d’après lui bien entendu, à ces idéologies du moment, est en parfait accord, comme nous l’avons vu, avec ses travaux qui ne cadrent pas du tout avec les critères d’approches rationnelles et objectives et où le manque de rigueur est patent.
Son goût pour communiquer ses résultats au grand public avant publication est en parfait accord avec ce que défend, par ailleurs, Aurélien Barrau lorsqu’il écrit : Il est ″tout à fait acceptable, voire souhaitable … que des hypothèses incertaines soient divulguées dans la presse″ (3).
Sa défense est de la même veine post-moderne. Lorsqu’il se prononce ″contre la méthode″ dans deux tribunes, citées par le philosophe Cédric Paternotte (22), et reprenant donc les écrits de Feyerabend (17), il se place bien contre ″la méthode scientifique et les mathématiques″, en l’occurrence les essais contrôlés randomisés, méthode pratiquée sous la houlette de ″groupes pharmaceutiques et de méthodologistes″, ″dogmatique et détachée du concret [lui-même] préférant privilégier la méthode observationnelle pure ″.
Enfin, ses annonces hasardeuses sur l’inutilité du confinement, puis la diminution du nombre de personnes infectées en raison de la saison (et non du confinement) vont encore dans le sens du relativisme : chacun a sa vérité et toutes les vérités se valent.
Les conséquences
Les conséquences sont dramatiques, le grand public est déboussolé face à ces controverses scientifiques … ou pseudoscientifiques, de faux espoirs sont mis en avant avec certitude, les médias en rajoutent, tout le monde a un avis. Les notions d’éthique scientifique et médicale, revendiquées par le professeur Raoult sont contredites par divers comités ou commentateurs (24, 25, 26, 27).
Cependant, prétendre comme nous l’écrivons dans cette Tribune que tout s’explique par l’idéologie postmoderne du Professeur Raoult serait peut-être stupide ! Mais alors, cela signifierait qu’il ne met pas en pratique ce qu’il recommande avec force : qui pourrait donc en douter ?
Le docteur Damien Barraud (belle homonymie !), médecin réanimateur en unité Covid au CHR de Metz-Thionville, vilipende en ces termes, dans un article de La Marseillaise (21), le Professeur Raoult: ″Son argument d’autorité et d’expertise cherche à asseoir un appui populaire, au détriment de celui de ses pairs. C’est du populisme médical″. Par ailleurs, les responsables des partis politiques situés aux deux extrémités de l’échiquier politique français, partis que d’aucuns qualifient de ″populistes″, soutiennent fortement le Professeur Raoult.
Le Professeur Raoult, lui-même, écrivait dans ″Le Point″, le 30 décembre 2015 (23), après les élections régionales, sous le titre ″Le populisme se nourrit de l’ignorance en sciences humaines″, ″nos débats politiques tiennent du café du commerce. Une tendance qui prend sa source dans la tyrannie des mathématiques et le mépris des sciences humaines″. L’arroseur arrosé, en quelque sorte. Notons, en passant, que l’astrophysicien Aurélien Barrau rejette le rôle majeur que les physiciens veulent faire jouer aux mathématiques (3].
Dans son ouvrage publié en 2017 (2018 en France), ″Postvérité et autres énigmes″ (28), le philosophe italien Maurizio Ferraris évoquait ″des idées postmodernes qui sortent des académies [comprendre les philosophes] et, avec l’aide décisive des médias, se transforment d’abord en populisme … puis en postvérité … puisque gouvernants et gouvernés se servent des mêmes médiaux sociaux″. Ecrits d’actualité!
Le médecin Damien Barraud (21) ne comprend pas l’attitude des organismes de recherche, tel que le ″British Medical Journal″ qui, interrogeant Didier Raoult, n’obtient comme réponse qu’une vidéo de l’auteur sur YouTube … ″mais rien ne se passe. Tout le monde se tait … alors qu’il s’agit d’un véritable scandale.″ Quelle image donnons-nous de la recherche française !
Osons-nous imaginer les dégâts que pourrait engendrer ce non-sens de ″science postmoderne″ si elle s’appliquait à tous les champs de la pensée scientifique ?
Mais il n’est pas bien de critiquer. Damien Barraud, l’infectiologue Karine Lacombe et d’autres encore en font les frais. Peut-être pouvons-nous citer de nouveau le philosophe Jacques Bouveresse (6) : ″Il ne faut évidemment pas s’étonner … que, comme dans les scandales politiques, la faute ne soit plus dorénavant du côté de ceux qui la commettent, mais des “puristes” qui la dénoncent″.
Si le professeur Raoult a la certitude que son traitement est le bon, que de temps perdu à refuser d’appliquer la seule démarche capable de convaincre la communauté scientifique ! Mais cela a un prix : renoncer à son idéologie postmoderne.
Souvenons-nous de Diderot, lorsqu’il écrivait : ″Égaré dans une forêt immense pendant la nuit, je n’ai qu’une petite lumière pour me conduire. Survient un inconnu qui me dit : Mon ami, souffle ta bougie pour mieux trouver ton chemin…″ La bougie : c’est ici la raison.
(1) Didier Raoult, ″De l’ignorance et de l’aveuglement. Pour une science postmoderne″, CreateSpace Independent Publishing Platform, 2015.
(2) Marcel Kuntz, ″Menaces post-modernes sur la science″, AFIS science, n°304, avril 2013.
https://www.pseudo-sciences.org/Menaces-post-modernes-sur-la-science
(3) Aurélien Barrau, ″De la vérité dans les sciences …″, Dunod, 2016.
(4) François Vazeille, Note de lecture ″De la vérité dans les sciences …″, AFIS science, 10 avril 2017.
https://www.pseudo-sciences.org/De-la-verite-dans-les-sciences-2816
(5) François Vazeille, Conférences ″Sciences et pseudosciences : comment et pourquoi en sommes-nous arrivés là ?″, 2017-2018.
https://indico.in2p3.fr/event/14503/
(6) Jacques Bouveresse, ″Prodiges et vertiges de l’analogie. De l’abus des belles lettres dans la
Pensée.″, Edition ″Raison d’agir″,1999.
(7) Guillaume Lecointre, ″Savoirs, opinions, croyances″, Belin: Education, 2018.
(8) Jean Staune, ″La science en otage…″, Presses de la Renaissance, 2010.
(9) Jean-Marc Lévy-Leblond, ″La science expliquée à mes petits-enfants″, Editions du Seuil, 2014.
(10) Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, ″Dialectique de la raison″, 1944.
(11) Bernard Henry-Lévy, ″La barbarie à visage humain″, Journal Le Matin, 1977.
(12) Michel Foucault, ″Dits et Écrits″, Galimard, tome IV, 1994.
(13) Friedrich Nietzsche, ″Introduction théorique sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral″, 1873.
(14) Alain Finkielkraut et Pascal Bruckner, ″Déscolariser l’intelligentsia″, Le Débat, n°4, 1980.
(15) Bruno Latour, ″La science en question: Introduction à la sociologie des sciences″, Gallimard, 1995.
(16) Alan Sokal et Jean Bricmont, ″Impostures intellectuelles″, Odile Jacob, 1997.
(17) Paul Karl Feyerabend, ″Contre la méthode, Esquisse d’une théorie anarchiste de la
connaissance″ (1975), Le Seuil, 1979; éd. poche, Le Seuil, 1988, coll. « Points sciences ».
(18) Julien Hernandez, ″Chloroquine et Covid-19 : que faut-il en penser ?″, Futura-Sciences, 28-30 mars 2020.
(19) Adreas Voss (ISAC president), ″Statement on IJAA paper: Hydroxychloroquine and azithromycin as a treatment of COVID19: results of an open-label non-randomised clinical trial (Gautret P. et al. PMID 32205204)″, April 3rd 2020.
(20) Yvan Pandelé, ″Coronavirus : que dit la deuxième étude du professeur Raoult sur l’efficacité de la chloroquine ?″, HEIDI.NEWS, 28 mars 2020.
(21) Mireille Roubaud, ″Damien Barraud : c’est de la médecine spectacle, ce n’est pas de la science″, La Marseillaise, 15 avril 2020.
(22) Cédric Paternotte, ″Contre la méthode ?″, 5 avril 2020.
https://medium.com/@cedpatern/contre-la-m%C3%A9thode-cf4b173c0bc0
(23) Didier Raoult, Le Point, 30 décembre 201).
http://www.lambert-lucas.com/2015/12/30/didier-raoult-le-point/
(24) Comité d’éthique du CNRS et Mission à l’intégrité scientifique du CNRS, ″Recherche en temps de crise sanitaire : débats éthiques et respect de l’intégrité scientifique″, 7 avril 2020.
(25) Jean-Gabriel Ganascia, ″ L’éthique de la recherche en situation de crise sanitaire″, 9 avril 2020.
https://lejournal.cnrs.fr/billets/lethique-de-la-recherche-en-situation-de-crise-sanitaire
(26) François Hirsch et Paul de Boissieu, ″Essais cliniques : on peut concilier éthique, qualité et urgence même en temps de crise sanitaire″, AFIS science, 5 avril 2020.
(27) Juliette Ferry-Danini, ″Petite introduction à l’éthique des essais cliniques″, 1er avril 2020.
(28) Maurizio Ferraris, ″Postvérité et autres énigmes″, Puf, 2018.
(29) Diderot, ″Addition aux pensées philosophiques …″, 1762.
Retrouvez tous les textes de notre série la Querelle Raoult
Laurent Alexandre : L’intuition médicale tue
Marc Rameaux : A la recherche de la raison dans la controverse sur l’hydroxychloroquine
Claude Escarguel : Approches prophylactiques, préventives et curatives de l’infection à Covid19
François Vazeille : La Querelle Raoult (Série) : pandémie et post-modernisme
Laurent Alexandre 2 : Les 11 leçons politiques du Covid 19
Philippe Fabry : un nouveau Rossbach ?
Thierry Berthier : le big data une fantaisie délirante
L’ article est clair et bien écrit. Il m’ a paru très convaincant et m’ incitera à en apprendre plus sur les questions ici traitées. Le peu que j’ ai lu des « postmodernes » me paraît confirmer tout ce qu’ en dit l’ auteur. Une petite déception : pourquoi les éditeurs de ce texte ( à mon avis excellent) se croient – ils obligés de nous servir à la fin une présentation en anglais de l’ auteur ? Cet acte d’ allégeance à une puissance impériale, depuis longtemps dirigée par des fanatiques religieux, a-t-il sa place en conclusion d’ un écrit rationnel et scientifique ?
des chercheur qui cherchent, on en trouve, des chercheurs qui trouvent, o, en cherche.
Parfaite description du CNRS qui rejette tout chercheur qui, peut-être, trouve
Merci pour les mots gentils du commentaire précédent!
Jean Bricmont m’a indiqué qu’il ne fallait pas placer Quine parmi les postmodernes. C’est en effet une maladresse de ma part, je voulais simplement indiquer qu’il ne fallait pas prendre à la lettre tous ses écrits, en particulier sur la notion d’incommensurabilité des paradigmes si elle est appliquée de façon trop brutale, un paradigme nouveau dans un champ scientifique ne rendant le précédent ni incompréhensible, ni complètement obsolète puisqu’il peut rester valide dans un certain domaine d’application.
Erratum: je suis désolé, j’ai confondu Quine et Khun! J’ai lu trop vite, mon commentaire est bien entendu relatif à Khun, et je fais confiance à Jean Bricmont concernant Quine.
Débat crucial. Mais de grâce, Hölderlin est un poète romantique, un des plus grands, pas un philosophe. Et il est bon que les scientifiques s’inspirent aussi des poètes. Par contre, l’invocation de Karine Lacombe fait grincer des dents. Vu ses états de service, on voit trop bien s’avancer derrière elle l’ombre de Big Pharma, dont elle est une servante zélée. Vous reprochez avec quelques raisons à Raoult son nombre invraisemblable de publications, mais le nombre de responsabilités de la dame, notamment dans des études impliquant Big Pharma, pendant cette épidémie ainsi que ses nombreuses contributions médiatiques doit lui laisser assez peu de temps auprès des malades. Mais soigne-t-elle? Car, c’est le coeur du débat. La médecine n’est pas une science « dure », mais un art. Aucun malade n’est équivalent à un autre. Une vieille dame de 103 ans a survécu, là ou des jeunes sont morts. L’expérience pratique du médecin, comme du mécanicien, du maçon ou de l’enseignant, ne peut être remplacée par un calcul de données. Et la relation personnelle entre le patient et le soignant – infirmière, médecin, aide-soignant – est indispensable pour sauver des vies. Le débat n’est pas seulement un débat d’idées. Des hôpitaux équipés, des médecins bien formés, des soignants en nombre suffisant… tout cela coûte beaucoup et rapporte peu, économiquement parlant. Un médicament bien connu et tombé dans le domaine public ne rapporte pas, non plus. Par contre, une nouvelle molécule récemment brevetée, un vaccin surtout s’il est obligatoire, cela peut rapporter gros aux laboratoires qui les produisent. Les politiques s’imaginent qu’ils vont pouvoir, grâce à des miracles technologiques, continuer à économiser du personnel, de la formation, des investissements publics. Et, comme en économie, on habille cela de jolies courbes mathématiques. Les mathématiques sont incontestablement la plus belle et la plus puissante invention de l’humanité, mais la preuve du pudding c’est qu’on le mange, pas qu’on le mette en équation. Le Pr Raoult a une grande gueule, mais il a évité à sa ville Marseille quelques centaines de morts supplémentaires, ce qui serait arrivé inévitablement avec la mortalité parisienne ou même suivant la moyenne nationale. La preuve de son intelligence pragmatique? Tout partisan de l’hydroxychloroquine qu’il est, il a pris la précaution de l’associer avec un antibiotique bien choisi, de tester massivement la population et de soigner dès le débuts des symptômes. Et ça, n’importe quel médecin expérimenté le comprend, mais ce n’est pas une vérité mathématique.
Merci pour vos commentaires. J’ai été effectivement un peu rapide avec Holderine, c’était un personnage assez fantasque, mais tout poète qu’il pouvait être, ses affirmations sur la pensée et sur la raison n’ont rien de poétique! Les attaques permanentes contre Karine Lacombe sous-entendant des conflits d’intérêt ne sont pas très dignes. Etes-vous certain que Didier Raoult ne mériterait pas, lui aussi, d’être examiné de plus prêt sur le même sujet? L’entreprise Sanofi qui produit le Planquénil n’est-elle pas partenaire de l’IHU et le finance? En réalité, il existe toujours des liens entre les sociétés pharmaceutiques et le domaine médical: la seule question qui se pose est l’intégrité des chercheurs. Votre affirmation concernant les centaines morts évités à Marseille ne reposent sur aucune donnée publiée.