Alors que le gouvernement Macron vient de passer un accord avec EDF pour déterminer un nouveau prix de l’électricité, de nombreux doutes subsistent… Ainsi Catherine Mc Gregor présidente d’Engie, vient-elle de parler d’une « régression de la concurrence ». Afin d’éclairer les enjeux de cet accord, European Scientist a pu consulter André Pellen. Mécanisme de l’ARENH, nouveau prix de référence, enjeux sociétaux de la tarification, avenir d’EDF, transition énergétique et nucléaire, l’ingénieur retraité, spécialisé en radioprotection et en exploitation des centrales nucléaires délivre une analyse sans concession de la situation.
The European Scientist : Pouvez-vous nous rappeler l’historique de l’ARENH ? Pourquoi fallait-il remplacer ce dispositif ?
André Pellen On ne répètera jamais assez que l’Accès Régulé à l’Électricité Nucléaire Historique est la spoliation d’une entreprise partiellement privée par un État français l’ayant de surcroît légitimée par un mensonge : prétendre que le Nucléaire Historique a été financé par un alourdissement des factures du consommateur et par ses impôts.
Tout le monde sait en quoi consiste ce dispositif qui sera caduc en 2025 : cession annuelle de 100 TWh nucléaires – 120 TWh en 2022, 110 TWh aux dernières nouvelles de Bruno Le Maire – par EDF à des concurrents réputés « alternatifs » (1), aux prix de 40 €/MWh en 2011, de 42 €/MWh en 2012, de 46,5 €/MWh en 2022, de 49,5 €/MWh début 2023… et finalement de 42 €/MWh aujourd’hui. Ceci alors qu’une étude approfondie de Jean Fluchère, l’ancien directeur du CNPE de Bugey, établissait en 2013 un coût complet du MWh nucléaire historique à 55 euros. C’est dire l’ampleur de la prévarication institutionnelle que la CRE s’efforce plus que jamais d’édulcorer.
Ce que le grand public connait moins c’est une genèse de l’ARENH que le n°114 de la Lettre Géopolitique de l’électricité a parfaitement décrite. Tout commença lorsque, après la directive UE de septembre 2001, la Commission Européenne estima que l’offre en électricité était anormalement moins diversifiée qu’ailleurs, la pression sur les prix étant pour elle le critère prioritaire de la concurrence. Dès lors, le Parquet Énergétique de l’UE devant la Cour de Justice Européenne (2) – cette Commission ! – se voyait officiellement confier la police de la concurrence.
Pour autant, le premier et le moins cher producteur d’électricité d’Europe devait-il voir une quelconque menace dans cette mise en concurrence, conscient que cette dernière n’existe que dans la production des KWh ? La question ne se posa même pas pour des pouvoirs publics jacobinisés, avant tout désireux de conserver des Tarifs Réglementés de Vente (TRV) censés garantir aux Français des factures basses… paraît-il, sur demande d’EDF. Sans surprise, l’instauration d’une tarification dérogeant à la nouvelle règle nécessita une ou plusieurs contreparties que la Commission s’empressa d’exiger. Le gouvernement Fillon chargea alors la commission Champsaur de lui faire des propositions d’organisation du marché de l’électricité français.
S’arrogeant abusivement l’habilitation à juger de la validité du droit communautaire de la concurrence, cette commission crut y déceler la lacune selon laquelle le nombre des concurrents d’EDF paraissait trop faible [au moment de la promulgation de la directive] pour que le libre choix du consommateur français puisse s’exercer pleinement. Or, ce fallacieux prétexte niait que l’apparition de la concurrence est précisément le résultat du comportement des consommateurs et que, en 2010, aucun producteur susceptible de rivaliser avec EDF n’aurait pris le risque de s’installer en France.
Un ARENH prétendant combler une lacune fut donc intégré à la loi NOME en 2010. Placée hors des règles de la concurrence, l’opération ne pouvait que nécessiter une dérogation que la Commission s’empressa d’accorder à la France en 2012. Treize ans plus tard, ceci n’empêche pas madame Mac Gregor de se réclamer d’une concurrence falsifiée pour mettre en garde le parquet contre une régression de celle-ci consistant à moins favoriser son cœur de métier non pas gazier, mais désormais « renouvelables » !
Ainsi, alors que, au milieu des années 2000, la France avait le pain et le couteau pour prendre les croisés UE d’une illusoire mise en concurrence à leur propre jeu, sans que la facture EDF et la feuille d’impôts des Français ne s’en ressentent, le sabotage des intérêts vitaux du pays est-il venu de ses propres élites. On ne s’attardera pas sur les ruineux effets d’aubaines qu’a suscités pareille iniquité, mais il convient de noter que plusieurs membres de la commission Champsaur continuent d’avoir table mise chez la plupart des médias mainstream…
TES. : Que pensez-vous du nouveau prix de référence de l’électricité nucléaire à 70 euros par mégawatt-heure (MWh) ? Pouvez-vous nous expliquer sur quoi repose le calcul de ce prix ?
AP : Aborder sous cet angle le problème de la sauvegarde simultanée des intérêts du producteur d’électricité et de ceux de sa clientèle quasi captive revient à admettre qu’un cavalier puisse décider en toute inconscience le partage léonin d’une eau puisée dans la même gourde, entre lui et sa monture, lors de leur traversée d’un redoutable désert.
Ce qui choque n’est pas tant le surréalisme de l’évaluation CRE du coût complet du MWh nucléaire à 60 euros jusqu’en 2040, EPR Flamanville compris, qu’un dirigisme économique digne de l’URSS fixant au producteur le prix de vente de 70 €/MWh réputé en découler, quand ce producteur en réclame 100 pour faire face à son endettement, à ses charges et à un colossal plan d’investissement, quand on connaît les ukases de l’Union Soviétique Européenne dont il fait déjà les frais… quand personne ne peut sérieusement croire à une augmentation dudit coût complet de seulement 5 €/MWh en 27 ans !
Bref, tout ceci contrevient dangereusement au précepte suivant, énoncé par le regretté Marcel Boiteux : « les prix sont faits pour dire les coûts, comme les horloges sont faites pour dire l’heure ».
TES. : Le nouveau dispositif ambitionne à la fois de « protéger les consommateurs contre des hausses de prix trop fortes et faire bénéficier les entreprises des coûts compétitifs du nucléaire, tout en donnant à EDF les moyens d’investir. » Pensez-vous que ce soit réaliste ?
AP : Ainsi, EDF est-elle aujourd’hui conviée à un parcours d’obstacles jalonné de contrats pour différences (CFD). Le premier, placé sous l’œil germaniquement ombrageux du Parquet Énergétique de l’UE, la Commission, est réputée garantir une rémunération fixe aux producteurs d’électricité éligibles, de même que des prix fixes aux consommateurs, grâce à une différence contractuelle avec le prix de marché, payée selon le cas par le producteur à l’État ou par l’État au producteur. Le second CFD est ce tout nouvel « accord national » entre EDF et l’État, un mécanisme de plafonnement aux termes duquel l’électricité nucléaire vendue par EDF entre 78 €/MWh et 110 €/MWh sera taxée à 50 % et le sera à 90 % au-delà.
Tandis qu’Agnès Pannier-Runacher s’est réjouie d’avoir ainsi libéré l’État d’un bouclier tarifaire lui ayant coûté pas moins de 40 Mds d’euros, Luc Rémont, le PDG d’EDF, n’a pu retenir la réserve suivante : « il nous faut produire plus pour atteindre une rentabilité ». Ce à quoi, connaissant la légendaire efficacité de l’État français et celle de Bruxelles n’ayant rien à lui envier, on est tenté d’ajouter : quid du rendement des redistributions européennes et nationales, fiévreusement attendues d’innombrables professionnels et particuliers et tirées du pactole généré par des prix de l’énergie promis à se maintenir durablement (très) hauts ?
Paraphrasant Audiard, je dirai donc que l’impéritie idéologique ça ose tout, y compris de trouver réalistes de telles usines à gaz, quelle qu’en soient la taille ou la complexité ; c’est même à ça qu’on la reconnaît.
TES. : Sachant qu’EDF est endetté à hauteur de 65 milliards et qu’il y a un programme d’investissement dans les nouveaux EPR, que faudrait-il faire selon vous pour être à la hauteur de ces ambitions ?
AP : Bien que cet accord reste encore à valider par ledit parquet UE, l’économie énergétique française administrée en attend déjà la limitation à 10 % de la hausse des prix en 2024, leur stabilité en 2026. Pourquoi nos dirigeants Jacobins n’ont-ils pas le cran d’assumer jusqu’au bout le choix de la tutelle d’État, en mobilisant le pays derrière un projet n’ayant rien à voir avec ce qui précède et visant pourtant l’excellence industrielle des années 70 ? Certes, la mise en œuvre de ce projet est inenvisageable, sans le retour de la politique énergétique nationale à une autonomie de naguère ne signifiant nullement l’isolationnisme, mais exigeant de rompre d’une manière ou d’une autre avec son actuelle inféodation à un système commercial supranational intrinsèquement défavorable à la France (3).
En tout cas, cette condition remplie, tous les espoirs deviennent possibles. Comme en 1973, l’État peut commencer par confier à un authentique capitaine d’industrie le perfectionnement et l’agrandissement de notre parc électronucléaire, au sein d’un programme énergétique global visant à rendre aux Français un approvisionnement électrique relativement abondant et bon marché dans les plus brefs délais. Pour s’acquitter d’une telle mission, ce capitaine doit hériter d’une carte blanche explicitement mentionnée sur un cahier des charges précisant le calendrier du programme, mais aussi les technologies de production à construire transitoirement pour alléger au plus tôt la facture énergétique des Français. On se débarrasserait de loin en loin de ces productions, jusqu’à l’atteinte de la dominante nucléaire. Ne nous voilons pas la face : les hydrocarbures auraient à reprendre du service durant cette phase transitoire ne pouvant être inférieure à la vingtaine d’années.
Le pays ne tardera pas à vérifier que tout autre scénario de production relève d’une irresponsable démagogie économique.
Pour être complet sur le volet pratique d’une telle économie énergétique administrée, il va de soi que, comme en 1973, ce vaste programme énergétique devrait être majoritairement financé par un emprunt que l’homologue de Marcel Boiteux aurait à cœur (et la mission) de rembourser le plus rationnellement possible.
Quant au volet social de cette économie, il ne pourrait que consister en une assistance massive des consommateurs d’électricité à budgéter tout bonnement par l’État et dont la décroissance, année après année, irait de pair avec la baisse régulière des prix du KWh. Par quoi serait financée une telle assistance ? Ni plus ni moins que par l’abandon des irresponsables subventionnements en tout genre de la soi-disant transition énergétique verte, allant du tonneau des Danaïdes éolien au surréaliste soutien à la voiture électrique, en passant par la promotion hydrogène, le tout pour un montant estimé de pas moins de 10 milliards d’euros annuels (3).
TES. : À quoi ressemblera selon vous l’avenir du marché européen de l’électricité ?
AP : Je n’ose y penser ! Je n’ose surtout pas penser à ce qu’il adviendra de l’approvisionnement énergétique de la France si, comme c’est probable, notre pays n’aura pas eu la sagesse de prendre le virage dont il vient d’être question. Je donne ci-après deux aperçus de ce que ce marché se dispose à être, tous deux ayant trait à l’hydrogène. Dans ce domaine, l’émulation France-Allemagne semble sans merci et sa traduction matérielle n’avoir pas de prix.
Le dernier challenge en date que le gouvernement fédéral vient de se fixer consiste à doter l’Allemagne d’au moins 10 GW de puissance d’électrolyse, d’ici 2030 (4). La préférence pour une production d’hydrogène climatiquement neutre devrait conduire à imposer un quota de gaz vert.
Dire à nos voisins que, pour disposer dans ces conditions de 10 GW de puissance d’électrolyse permanente, une puissance éolienne installée de plus de 40 GW va être nécessaire – soit 20 000 éoliennes de 2 MW ! – et une puissance installée au moins double de photovoltaïque seul… Et l’hydrogène restera encore à produire et, surtout, à mettre à disposition !
Or, de l’énergie primaire ainsi transformée en énergie d’usage ne restera que 49 %, après électrolyse, transport et compression du gaz le plus léger et le plus dangereux de tous, sans tenir compte du rendement de sa nécessaire et difficile séquestration. Le rendement et le coût complet de l’usage de cet hydrogène écolo parachèveront ensuite une gabegie à peine moins lourde si le gaz était tiré des hydrocarbures ou de l’électricité nucléaire.
Après que trois ou quatre grandes grandes villes du monde, dont Montpellier, aient déjà décliné les devis exorbitants proposant d’équiper leurs transports urbains en bus à hydrogène, on pourrait penser que la lucidité et le bon sens progressent de façon encourageante. Ce n’est à l’évidence pas le cas chez les syndicats et les conseillers ministériels de l’avionneur Airbus où, paraît-il, on planche actuellement sur la commercialisation en 2035 d’un avion à hydrogène à zéro émission de Co2, dont les usages seraient territorialement limités (5). Ceci promet assurément un bel avenir à une aviation civile mondiale brûlant annuellement de l’ordre 3600 TWh… soit 7 à 8 fois la consommation électro-énergétique annuelle française (6) !
TES. : Alors que la France vient de publier sa stratégie pour l’énergie et le climat (SFEC), dans ce plan il est malgré tout question d’une « relance du nucléaire » (7). Cela vous rend-il confiant pour la capacité de la France à assurer la transition énergétique ?
La France peut s’énorgueillir d’avoir commencé sa salutaire transition énergétique nucléaire à Chinon, il y a 60 ans. Hélas on se rend compte aujourd’hui que les meilleurs prosélytes des funestes impostures éolienne et hydrogène sont, depuis 25 ans, les saboteurs patentés de ladite transition siégeant au sein même des cercles décisionnels d’EDF et de RTE (8) ; ainsi, un Xavier Ursat n’ayant pas hésité à déclarer récemment ceci : Aujourd’hui, l’électricité représente environ 25% de la consommation énergétique française. Les scénarios prévoient que cette part va doubler à l’horizon 2050. C’est un défi immense pour lequel EDF prendra toute sa part. La maîtrise des consommations, via des solutions d’efficacité énergétique et de sobriété seront capitales. L’atteinte de ces objectifs nécessitera le développement de nouvelles technologies bas carbone, comme les carburants de synthèse ou l’hydrogène bas carbone. En 2050, la production d’électricité devrait s’équilibrer entre nucléaire et renouvelable.
Demain, tous les Xavier Ursat auront à répondre au moins moralement de la catastrophe humanitaire que les prescriptions ci-dessus de la loi 2021-1104 du 22/8/2021 (9) préparent à la France rurale, combinées à la cherté croissante des KWh. Car les logements que compte en majorité la plus grande partie du territoire national sont précisément les passoires thermiques proscrites par cette loi, dont le coût de la « mise aux normes » est hors de portée de la plupart des budgets. C’est pourquoi le chef d’accusation sera tout trouvé : avoir érigé en politique nationale le palliatif de ce qui devrait être une des priorités permanentes de tout gouvernement : l’approvisionnement en une énergie la plus abondante et la moins chère possible dont on sait aujourd’hui qu’elle ne peut être fournie ni par le vent, ni par le soleil.
Image par Alexander Stein de Pixabay
(1.) Parmi ces « fournisseurs » d’origine, combien en reste-t-il aujourd’hui ?
(8) https://www.lecese.fr/actualites/la-strategie-francaise-pour-lenergie-et-le-climat-sfec-seance-en-direct
(9) https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000043956924
A lire également
Savoir gré à Marcel Boiteux de son œuvre électronucléaire (première partie)
Dix ouvrages antidotes pour passer l’été sans succomber à la collapsologie
Ben oui ! La transition énergétique, nous (parce que j’étais de ceux-là) l’avons faite en France dans le domaine de l’électricité entre 1977 et 1999, en construisant et en démarrant EN TOUTE SÛRETÉ 58 réacteurs REP et un prototype RNR Creys Malville en 22 ans. Faites le calcul ça fait 2,7 réacteurs démarrés par an sur 22 ans consécutifs. C’est juste unique au monde. Ça a eu comme conséquence l’arrêt de la presque totalité des centrales à charbon et au gaz. L’électricité française étant à 97% bas-carbone aujourd’hui, et même avant l’arrivée des ENR.
Mme la ministre Pannier Runacher semble s’émerveiller de comprendre aujourd’hui que le nucléaire est la clé de la transition énergétique en se félicitant d’en être à l’origine, après l’assassinat politique et idéologique de Fessenheim, l’avortement du projet ASTRID, l’empoisonnement des finances du nucléaire d’EDF par l’ARENH 1 et 2 etc. Fort de café !
En France, les politiques au pouvoir depuis 2 quinquennats et 1 an 1/2 n’ont pas d’idées, ils se les approprient. Le service au public de l’électricité nucléaire travaille dans l’ombre depuis 45 ans avec tout en même temps sûreté bas-carbone garantie de la qualité de service 24h/24 économiquement rentable et amorti.