La question peut surprendre. Elle est cependant pertinente si l’on accorde toute l’attention qui convient au mouvement récent appelé « wokisme ». Le terme est issu du vocable afro-américain « woke » traduit par ‘éveillé’. Il désigne la conscience de problèmes liés à la justice sociale et rappelle les nombreux réveils du protestantisme puritain qui se sont produits aux Etats-Unis depuis l’indépendance en 1776. C’est la raison pour laquelle le philosophe J.F. Braunstein qualifie le wokisme de « religion » dans l’ouvrage fondamental qu’il a consacré au sujet (1). Le mouvement a pris racine dans des cercles universitaires américains promouvant la théorie du genre et dénonçant dans la foulée la biologie en tant science ‘viriliste’, voire ‘raciste’ parce que développée par des mâles hétérosexuels blancs. Cet exemple de religion universitaire est unique à ce jour, les universités en Occident ayant traditionnellement été tout au plus – au début de leur existence – des zélatrices de religions établies et non des créatrices de nouvelles croyances. De la biologie les accusations de virilisme et de racisme ont été étendues à d’autres disciplines y compris aux mathématiques, couvrant peu à peu l’ensemble de ce qu’il est convenu d’appeler les sciences « dures ». L’hostilité du mouvement woke à leur égard est congénitale au credo avec, en particulier, une opposition affirmée à la reconnaissance d’une réalité objective et à l’existence d’un principe d’universalité. Bref, le mouvement est en opposition totale avec l’esprit des Lumières. L’Histoire offre ici une surprise étonnante : qui eut cru, il y a quelques années qu’une attitude inverse de l’émancipation de la science par rapport aux contraintes d’une religion fût possible ? C’est pourtant exactement ce qui se passe : l’opposition du wokisme à la science est l’inverse du changement de paradigme de la connaissance survenu aux XVIe et XVIIe siècles, à l’époque de Copernic, Képler, Tycho Brahé et Galilée.
Certification de conformité des auteurs aux exigences du credo woke
L’antagonisme entre wokisme et sciences ne s’arrête malheureusement pas là. Fin août 2022, Steven Pinker spécialiste réputé des sciences cognitives à l’université de Harvard s’insurge dans un tweet (2) contre la revue Nature Human Behavior qui a décidé de remplacer le processus de sélection des travaux que tous les chercheurs professionnels pratiquent depuis des générations – la revue par les pairs/peer review – par une simple certification de conformité des auteurs aux exigences du credo woke. Conscient de ce que la déclaration implique, il annonce qu’il cessera dorénavant de collaborer avec cette revue. Il n’est pas le seul à comprendre le danger : dans une tribune du Wall Street Journal du 27 avril dernier, deux universitaires américains en biologie et en chimie, Jerry Coyne et Anna Krylov (3) dénoncent cette même pratique, progressivement répandue dans les revues scientifiques. Si la méthode était appliquée à l’ensemble des revues scientifiques toutes disciplines confondues, la qualité des travaux et leur sélection en vue de publication, deviendraient beaucoup plus difficiles à garantir. Ceci pourrait éventuellement être considéré comme une chose accessoire, sauf que la qualité des publications est une exigence primordiale pour l’obtention de crédits de recherche. Il est assez facile d’imaginer les conséquences négatives qu’une telle décision entraînerait. Par ailleurs cette décision aurait certainement un impact sur le développement des contacts entre chercheurs talentueux, la possibilité pour les plus jeunes d’entre eux de se faire connaître hors d’un cercle proche devenant nettement plus difficile. Il en résulterait à coup sûr un ralentissement du rythme des progrès scientifiques. L’Europe étant sensible au wokisme, la pratique de la certification des auteurs pourrait aussi y être introduite à relativement brève échéance.
Dans les pas du Lyssenkisme
On aura compris que le ‘système’ voulu par le wokisme est un refus de la primauté du mérite sous le faux prétexte de l’égalité des chances. Or, le mérite est un pilier essentiel de l’épistémologie libérale, de l’humanisme et de la démocratie comme l’exprime très clairement un collectif de 29 scientifiques dénonçant les tentatives d’emprise du wokisme : « L’entreprise scientifique, fondée sur le mérite, s’est avérée extrêmement efficace pour engendrer des progrès technologiques, réduire des écarts sociaux et améliorer la qualité de vie à l’échelle mondiale (4) ».
Pour les tenants du wokisme, il n’est peut-être meilleure façon d’éliminer sans avoir l’air d’y toucher, un système auquel on s’oppose (ici l’ensemble des sciences dures) que de le rendre aussi médiocre que possible.
La subordination de la crédibilité scientifique au credo politique dominant n’est pas un phénomène nouveau. L’URSS de Joseph Staline avait adopté cette attitude dans les années 30’ à l’égard du biologiste et agronome Trofim Lyssenko, opposé aux travaux de Mendel sur l’origine chromosomique de l’hérédité. Il était partisan d’une origine environnementale de cette dernière conformément à la vision d’un de ses collègues Ivan Mitchourine. L’exigence de conformité à la théorie ‘officielle’ – baptisée Lyssenkisme – fut une véritable catastrophe pour la recherche biologique et agronomique en URSS qui ne se remit jamais totalement des errements dans lesquels elle avait été engagée. Si le wokisme parvenait à ses fins en cette matière, il est quasi certain que les conséquences en seraient identiques en Occident.
Deep ecology
Ce qui ne manque pas d’inspirer de l’inquiétude est le fait que la société industrielle d’aujourd’hui a de nombreux ennemis et que ceux-ci pourraient en tirer parti. Au nombre des ennemis figure le mouvement d’écologie profonde pour lequel l’avenir de l’humanité se réduit à la décroissance, gage d’impasse sur la destinée prométhéenne de la technologie (5).
Les déclarations sans nuances de la députée EELV Sandrine Rousseau (6), relatives au droit à la paresse dans le contexte de la réforme des retraites, font preuve elles aussi de méfiance, voire d’hostilité à l’égard d’une politique industrielle du secteur privé et de son corollaire, le libéralisme économique. Se proclamant par ailleurs éco-féministe, Sandrine Rousseau fait siennes les affirmations du wokisme au nom de l’intersectionnalité de la lutte contre le « suprématisme blanc » et toutes ses réalisations passées et présentes, englobant ce développement.
La société industrielle est certes loin d’être parfaite dans sa forme actuelle ; elle comporte de nombreux défauts incontestables tels pollutions, déchets et gaspillages de matières premières. Il faut donc veiller à les corriger pour la rendre plus acceptable sous l’angle des préoccupations environnementales. Mais elle doit être défendue bec et ongles : sa disparition serait une catastrophe pour l’avenir du genre humain.
(1) J.F. Braunstein, ‘La Religion Woke’, Grasset (2022)
(2) J. McWhorter, ‘Woke Racism – How a New Religion has Betrayed Black America’, Portfolio/Penguin (2021)
(3) https://www.wsj.com/articles/the-hurtful-idea-of-scientific-merit-controversy-nih-energy-research-f122f74d
(4) D. Abbot et al. ‘In defense of Merit in Science’, Journal of Controversial Ideas 2023, 3(1)
(5) Antoine Missemer. Nicholas Georgescu-Roegen and degrowth. European Journal of the History of Economic Thought, 2017, 24 (3), pp.493-506. ff10.1080/09672567.2016.1189945ff. ffhalshs-01324487
(6) ‘Ecologie Les Verts’
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