Pourquoi l’Europe se suicide-t-elle sur certaines technologies, comme les biotechnologies des plantes, alors que les Etats-Unis se gardent bien de le faire ? Dans un article publié par Frontiers in Bioengineering and Biotechnology (1), je me penche sur les raisons idéologiques, qui sont elles-mêmes fruit de l’Histoire.
Tout commence en 1990
En 1990 une Directive européenne créa un nouvel objet juridique, l’« organisme génétique modifié » (OGM), qui définit ce qui est un OGM, ce qui n’en est pas un, et ce qui en est un tout en étant dispensé de la réglementation… En 2001 une nouvelle Directive et des règlements associés alourdissent encore les contraintes. L’Europe a aussi dépensé des fortunes en évaluations scientifiques des risques, qui n’ont fourni aucune raison d’interdire la culture des OGM, mais tout se passe comme si l’on considérait en Europe que si on n’a rien trouvé, c’est que l’on n’a pas assez cherché… 25 ans après le précautionnisme s’applique encore à des champs de maïs ! Et il s’étend à la réécriture de gènes (gene editing), une invention récemment couronnée par un Prix Nobel : un jugement de juillet 2018 de la Cour de Justice de l’Union Européenne décida que les produits de ces nouvelles biotechnologies seront aussi soumis à la Directive « OGM ». Précautionnisme encore !
Qu’en est-il aux Etats-Unis ? En 1986, le gouvernement fédéral a défini un principe général dans son “Coordinated Framework for Regulation of Biotechnology”, sans créer de nouvelles lois ni agences d’évaluation des risques. En fonction des propriétés des nouvelles plantes, ce sont les agences existantes qui en évaluent la biosécurité. La plupart des produits issus du gene editing, lorsqu’ils s’apparentent à une mutation naturelle, ne sont pas règlementés.
Aux Etats-Unis, après le feu vert scientifique de biosécurité, le caractère génétique issu des biotechnologies transgéniques est dérèglementé (deregulated). En Europe, après ce feu vert, vient le temps de la politique et notamment du vote des Etats-membres, et même dans le cas improbable d’une autorisation de culture, la lignée de plantes reste soumise à une réglementation de suivi. Précautionnisme toujours !
Pour comprendre : un bref retour dans l’Histoire
Après deux guerres mondiales, l’Europe s’est mis en tête de sortir des massacres : la construction européenne a été pensée dans ce but. Dorénavant, la politique cela ne sera plus l’affrontement de puissances impériales, mais l’application stricte par les Etats-membres de « Grands Principes » (dont Démocratie, Etat de Droit, Droits de l’Homme…). Cependant, ces bonnes idées devinrent une idéologie à partir des années 60, et idéologie dominante depuis les dernières décennies. L’Europe est allée plus loin que de tirer les leçons du passé : elle en fait une lecture « déconstructrice » de sa civilisation (2). Cette idéologie postmoderne est imprégnée de culpabilité et ne voit dans son passé que matière à critiques. Il faut en faire table rase : grâce aux « Grands Principes » le nouveau monde sera « sans tragique » !
Le postmodernisme transposé à la science et aux technologies
La science et les technologies ont beaucoup apporté à l’humanité, mais il y a eu des accidents, des usages déraisonnables, des échecs dans l’appréciation des risques. Désormais, la postmodernité a aussi décrété le « sans tragique » pour les technologies. Parmi les nouveaux « Grands Principes » nous avons cette fois-ci le Principe de Précaution ! Il ne saura être question de ne pas tout apprécier à travers cette vision précautionniste. L’Europe est prête à renoncer aux bénéfices des (bio)technologies, car le risque n’est plus acceptable. Du moins n’existe-il aucun personnel politique capable de l’assumer et de s’éloigner de cette idéologie médiatiquement dominante…
Cette idéologie ne se limite pas aux applications technologiques, la science elle-même y est de plus en plus soumise, comme le montre par exemple le concept européen de « Recherche et Innovation Responsable » (RRI). Cette RRI, véritable méthode de coercition sociale des chercheurs, impose elle-aussi ses Grands Principes, afin de répondre à des « Grands Enjeux », en réalité de pures constructions idéologiques (3).
Ce qui différencie les Etats-Unis de l’Europe
Dans son ambition de paix universelle et perpétuelle, et d’éradication du risque, l’Europe a donné la priorité absolue aux consommateurs et à l’environnement, du moins le croit-elle, bardée de sa législation pléthorique. De plus, l’Union européenne n’a pas été construite sur une ambition de puissance.
Les Etats-Unis se sont, eux, construits sur une telle ambition, de ses pionniers d’abord, et de sa politique ensuite. Le pays est devenu la première puissance mondiale et dans ce but il n’a, jusqu’à présent, pas été question de perdre de vue son intérêt national, qui inclut son industrie. Les biotechnologies n’ont pas fait exception.
Même mise face à son décrochage technologique et demain sa vassalisation par rapport à la Chine, l’Europe est incapable de réagir, car elle ne peut s’éloigner de ses « Grands Principes », qui n’incluent pas le principe de réalité…
(1) https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fbioe.2020.557115/full
(2) http://www.marcel-kuntz-ogm.fr/2020/11/ideologie-postmoderne.html
(3) https://www.soscience.org/s/Criteres_RRI.pdf
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