En matière de développement des énergies renouvelables et de relance du nucléaire, la dynamique gouvernementale, très soutenue en 2023 devait, dès le début de cette année franchir, sur son élan, une étape législative importante, confirmant les orientations longuement travaillées et fixant des objectifs ambitieux sur le moyen-long terme [1]. En confiance, la Ministre de la Transition Energétique, Agnès Pannier Runacher, qui portait ce texte avec talent et conviction l’avait affirmé, mais au final rien ne s’est passé comme attendu, voire espéré.
Métaphores en maillot et crampons
L’actualité sportive, riche en événements d’ampleur : Tournoi des six nations pour le rugby, début des compétitions nationales et-européennes pour le football,…, permet, assez naturellement, de constater « des éléments qui se correspondent au sein d’ensembles différents » [2], s’agissant en particulier du jeu politique national, et singulièrement de la composition du nouveau gouvernement, laborieusement parachevée.
En la circonstance, « on ne change pas une équipe qui gagne », règle d’airain qui vaut quand on recompose une sélection, ne pouvait s’appliquer, le « Sélectionneur-Président » ayant jugé insuffisantes les performances de la formation précédente, qu’il avait souvent engagée dans des tournois difficiles, sans préparation ni entrainement spécifiques.
Certains joueurs, et même le capitaine, étaient sortis exsangues de joutes, dont seul un règlement bien particulier (arrêt de la partie et disqualification des challengers au bout de 49 minutes et 3 secondes de jeu), avait permis de vaincre sans péril, et donc sans gloire !
A contrario, plusieurs joueurs de l’équipe, dont Agnès Pannier Runacher, n’avaient pas démérité et mieux encore, avaient rempli leur contrat avec zèle, sans doute au-delà même de ce qui était escompté. Mais aujourd’hui, ces résultats visibles peuvent curieusement les pénaliser, sinon les disqualifier, car dans l’intervalle, la tactique de jeu, voire la règle elle-même, dimensions à la main du « Sélectionneur-Président », auraient subrepticement changé.
Il en va tout particulièrement de certaines orientations de politique énergétique pour la France (d’aucuns doutant qu’elles existent vraiment), où fluctuations et procrastination continuent, hélas, de s’affirmer comme des cardinaux et brouillent à nouveau des perspectives qu’on croyait enfin claires.
En conséquence, d’anciens brillants « buteurs » peuvent avoir l’impression désagréable qu’à l’époque, en s’engageant à fond sur une ligne, ils auraient « marqué contre leur camp » !
Pour ajouter à l’illisibilité de ses nouveaux choix, le « Sélectionneur-Président » a reconfiguré la couverture du terrain par les équipiers, redécoupant les zones assignées (attaque, défense, intendance…), confondant ou dissociant les missions, d’anciens pôles étant laissés en déshérence quand d’autres croulent sous des charges disparates, artificiellement associées.
APR aux fronts de taille
Agnès Pannier Runacher dite APR (un sigle-signe clair d’identification par les media), alors Ministre de plein exercice, en charge de la Transition Energétique, sans rattachement direct à un autre « grand ministère » a été emportée par le malström du remaniement.
Elle avait pourtant émergé du traditionnel anonymat ministériel, s’engageant sans compter pour concrétiser « le discours de Belfort » dans lequel le Président Macron, en février 2022, affirmait que dorénavant, la France ne tournait plus le dos au nucléaire, à côté d’annonces superlatives sur les énergies renouvelables, solaire PV et éolien offshore, en particulier.
En 2023, sous l’égide d’APR, avaient été votées à la hussarde des lois sur « L’accélération des énergies renouvelables » (10 janvier 2023) puis sur « l’accélération du nucléaire » (23 juin 2023), libellés un peu simplistes, mais lisibles par l’opinion qui, au sortir d’une crise énergétique majeure, pour l’électricité en particulier, laissait penser qu’on tirait concrètement les leçons de longs renoncements et d’atermoiements coupables, éclairés sans aménités par la Commission Parlementaire Schellenberger-Armand [3], entre autres dénonciateurs.
Soutenue par APR, une loi visant à fusionner ASN et IRSN n’avait pu aboutir en 2023. Une nouvelle mouture, sans changement des finalités (recherche d’une plus grande efficacité et redéfinition claire des rôles), vient juste d’être votée au Sénat et arrive à l’Assemblée.
Toujours porté par APR, le projet de loi « sur la souveraineté énergétique de la France », déjà annoncé pour la mi-2023, devait être un des premiers textes gouvernementaux de l’année 2024, comme l’indiquait la Première Ministre d’alors, un préambule à ce texte devant contenir les linéaments essentiels de la politique énergétique du pays.
Mais ce projet de texte qui quantifiait bien les visées nucléaires, restait plus vague concernant le développement des EnR, solaires et éoliennes en particulier, de quoi susciter l’ire des tenants des filières correspondantes, qui se sont rapidement mobilisés. Un puissant lobbying et un fort appui médiatique ont soutenu que ce texte gouvernemental entérinait, de facto, l’abandon d’un mix électrique équilibré au bénéfice du seul nucléaire.
Dans le même temps, la France reste l’objet de critiques de la part de la Commissaire Européenne à l’Energie, Kadri Simson, pour laquelle « La France doit considérablement revoir à la hausse son ambition en matière de sources d’énergies renouvelables pour atteindre au moins 44 % (en 2030)» [4], un indicateur phare du « Green Deal » via la Directive sur les Energies Renouvelables actualisée en Juillet 2023, dont la France continue à nier la pertinence, seul celui relatif aux performances en matière de réduction des émissions de GES devant, selon elle, faire foi. De fait, cette impasse traduit, en filigrane, l’opposition toujours vive de la Commission Européenne à devoir accepter le nucléaire comme levier de la décarbonation.
Un nouveau tournant, mais pas celui attendu
Les éléments qui précèdent sont, en conjonction, une cause probable du coup de frein spectaculaire constaté, le texte de la loi sur la souveraineté énergétique ayant été délesté du lourd préambule contesté.
Ce n’est pas encore l’enclenchement d’une marche arrière, même si on peut l’augurer, au motif, avancé par Bercy, à nouveau en position de peser sur les orientations et leur mise en œuvre : « que des orientations lourdes demandent qu’on prenne le temps de discussions approfondies avec les parties prenantes ».
Une façon de dire, sans trop d’ambages, qu’on remet en débat des orientations qui actaient d’un changement de cap, pouvant même être qualifié de nouveau tournant nucléaire.
Parallèlement, la porte s’est rouverte pour que la voie réglementaire (qui contourne donc le débat parlementaire), soit utilisée pour définir les nouveaux objectifs, un format offrant davantage de souplesse, mais ne les gravant pas dans le marbre.
En 1973, le plan Messmer avait été qualifié de « tournant nucléaire » le nouvel axe ayant été maintenu à travers de nombreuses législatures. Même le retour de la « Gauche Plurielle » en 1997 [5] n’avait pas modifié le cap, certes au prix d’un lourd tribut à payer par le nucléaire et pour l’avenir (arrêt du réacteur Superphénix et l’abandon corrélatif de la filière RNR), tournant le dos à la « fermeture du cycle » et à ses perspectives d’indépendance énergétique.
Au retour de la gauche en 2012, l’attrition du nucléaire national a vraiment repris son essor avec un discours de dénigrement et l’affichage de perspectives de réduction radicales, à court et moyen termes. Le message visant à signifier que l’électronucléaire n’avait pas d’avenir fût reçu « fort et clair » par l’opinion, les industriels, les futurs techniciens et les futurs ingénieurs, qui se détournèrent massivement d’une filière en déshérence.
Le premier mandat d’E.Macron s’est inscrit dans le droit fil des objectifs de réduction précédents, en matérialisant même les dispositions avec l’arrêt des deux réacteurs de Fessenheim et le maintien dans la PPE[6] de la fermeture d’une douzaine de réacteurs supplémentaires.
Comme dit supra, il faudra attendre février 2022 pour que « le discours de Belfort » réhabilite le nucléaire avec l’annonce du maintien en conditions opérationnelles de la flotte existante et celle de la construction de plusieurs nouveaux réacteurs (EPR et SMR).
A partir de là, on peut dire qu’APR, Ministre de la Transition Energétique, a pris le Président au mot et s’est employée, avec une belle énergie, à donner corps aux décisions annoncées, affirmant encore début 2024 : « qu’il faut du nucléaire au-delà des six premiers EPR.» [7].
Parallèlement, deux autres chantiers européens étaient couverts avec pugnacité, l’admission du nucléaire dans la taxonomie verte et la réforme du marché intérieur de l’électricité, fronts toujours actifs, même si des compromis ont été trouvés tentant de masquer, pour un temps au moins, la persistance de divergences de fond sur la place du nucléaire.
A cet égard, APR a été l’instigatrice et la cheville ouvrière de « l’alliance du nucléaire » qui regroupe 14 pays européens [8], le RU étant puissance invitée, Italie et Belgique des observateurs. Il s’agit de mettre sur pied une coopération visant à faciliter la construction d’importantes capacités électronucléaires en Europe (150 GW) sur la base de normes et d’exigences partagées. Le 12 juillet 2023, une feuille de route a été remise à la Commission visant à « mener à bien la relance du nucléaire en Europe »
En réponse les « Amis des renouvelables » [9] se sont groupés à l’initiative de la Ministre autrichienne de l’énergie, pour faire pièce à l’initiative française, mais la France qui, selon APR, « n’oppose pas nucléaire et renouvelables » a souhaité faire partie de cette « amicale » !
L’Alliance du nucléaire et le futur des EPR français, déjà orphelins ?
On a nommé « remaniement gouvernemental », ce qui ressemble, en fait, à une restructuration qui, comme dit déjà, a conduit à des apparentements thématiques curieux, afin de réduire le nombre des ministres de plein exercice, une finalité affichée, mais dont la raison échappe largement à l’entendement du citoyen. Par contre, ce même citoyen perçoit clairement que, tant dans les nominations que dans les rattachements, on pourrait possiblement avoir changé de paradigme s’agissant de la politique nucléaire.
APR n’a pas été reconduite dans son poste de Ministre de la Transition Energétique, et pour cause, celui-ci n’existant plus en tant que tel dans la nouvelle donne, une partie des précédentes attributions ayant été (on le suppose) transférée à un Ministre délégué auprès du ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, chargé de l’Industrie et de l’Énergie.
Roland Lescure, nouveau titulaire du maroquin, occupait le même portefeuille dans le précédent gouvernement, lequel s’est désormais élargi à l’Energie, phalange clé, autonome à l’époque APR, mais qui revient donc sous la tutelle de Bercy.
Les premières déclarations de Roland Lescure, chromatiques et ambitieuses, donnent le ton : « « Aux cotés de Bruno Le Maire pour faire de la France la première nation verte d’Europe ». On ne peut qu’approuver, bien sûr, même si plus de modestie et moins d’inféodation potentielle n’auraient rien gâché.
Son premier geste politique a été de recevoir les délégations du réseau RAC-France, 27 membres, dont Greenpeace, Sortir du nucléaire, WWF, les Amis de la Terre…., « qui fédère les associations engagées dans la lutte contre le dérèglement climatique et pour une transition écologique solidaire et équitable ».
Sachant que cette fédération affiche dans sa charte que le nucléaire est « une fausse solution pour le climat », soit Roland Lescure a dû faire un grand écart désagréable, soit cette position lui est apparue à considérer, se félicitant même de cette rencontre dans un message empathique posté sur X, ponctué par un « au travail !» roboratif.
Et quelle sera la position de la France désormais représentée par Bruno Le Maire et Roland Lescure dans l’Alliance du Nucléaire ?
La France en était l’âme et l’animatrice, va-t-elle décevoir les pays qui se sont engagés avec elle ?, Réponse rapidement, l’Alliance se réunissant le 04 mars avec, entre autres, une proposition française d’avoir des projets nucléaires communs à l’échelle de l’Europe, cet élargissement de la focale étant plus inquiétant que rassurant, sachant le peu d’appétence de la Commission Européenne pour l’atome.
Reculer pour mieux sauter ?
On sait très tendu le planning qui prévoit de connecter au réseau le premier EPR-2 en 2035, aussi doit-on s’étonner, voire s’alarmer, de toute rupture dans un élan porteur, d’autant que tout atermoiement des décideurs est susceptible de faire à nouveau douter l’opinion et l’appareil industriel, qui s’étaient retournés vers le nucléaire, enfin considéré source autonome abondante et pilotable d’électricité décarbonée, plutôt que péril potentiel inacceptable.
Mais dans le même temps, et sans surprise, les prises de position contre les choix nucléaires français et européens se sont succédés, telle cette tribune parue dans « Le Monde »[10] signée par le mouvement « Des énergies renouvelables pour tous », qui affirme, via un raisonnement alambiqué, que mêler la contribution du nucléaire à la décarbonation avec celle des renouvelables, introduit la confusion et affaiblit l’action de l’Europe contre le changement climatique (en gros, si le nucléaire gonfle la statistique, c’est une incitation de moins à remplir les quotas européens avec les EnR..).
Dans la même veine verte, une tribune parue dans « Libération » [11] signée par des parlementaires écologistes français (nationaux et européens), prétend déciller le Président, affirmant que « dire que le nucléaire sauvera le climat est un mensonge», assertion vaine au demeurant, jamais personne n’ayant prêté cette vertu à l’atome, juste d’y contribuer, ce qui est déjà remarquable.
Mauvais temps pour les plannings, à côté des délais et des surcoûts annoncés pour les EPR Anglais d’Hinkley Point, EDF vient d’annoncer [12] que le « basic design » des futurs réacteurs EPR-2, déjà attendu à l’automne 2023, ne sera achevé qu’à l’été prochain. Or celui-ci constitue la référence à partir de laquelle seront élaborés les plans détaillés des bâtiments des matériels et des systèmes. L’incomplétude et le retard des plans détaillés avaient été pointés comme l’une des causes des difficultés de l’EPR en construction à Flamanville. On peut pourtant espérer que ce retard porte aussi en lui une forme d’assurance, cependant, ce signe ne manquera pas d’être interprété négativement par des contempteurs à l’affût de tout écart.
Reste qu’il semble bien, que dans la définition des objectifs de souveraineté énergétique de la France, les cartes soient rebattues à la recherche d’un consensus entre les différentes filières, comme si tous les éléments déjà réunis depuis deux ans et qui avaient permis d’opter pour une ligne volontariste s’agissant du nucléaire, étaient à reconsidérer.
Une nouvelle ligne pourrait même être fixée réglementairement, sans débat parlementaire, un crève-cœur compte tenu de l’importance du sujet. Quid alors des 6 EPR-2 et des 8 options, on est en droit de s’interroger.
Porteurs de ses mêmes interrogations, Raphaël Schellenberger, député du Haut-Rhin, Président de la Commission parlementaire déjà citée, vient d’adresser un courrier au Président Macron (24 02 2024) qui appelle à lever le doute sur des zones d’ombre et à des décisions rapides et fortes.
Enfin, on peut souhaiter à APR, devenue « Ministre déléguée auprès du Ministre de l’Agriculture et de la souveraineté alimentaire », par la grâce (ou la disgrâce) du « Sélectionneur-Président», qu’elle suive, avec distance et détachement, la remise en jeu de son fructueux travail de deux années, et qu’elle creuse son sillon dans cette nouvelle terre de mission que l’actualité propulse au premier plan.
[1] Projet de loi sur la souveraineté énergétique censé entériner la construction de six réacteurs EPR 2 (assortis de 8 en option) et la prolongation « autant que possible » du parc historique.
[2] Grand Robert : définition de l’homologie
[3] Commission d’enquête parlementaire visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France
[4] Discours prononcé le 15 02 2014 devant les eurodéputés de la commission de l’Industrie, de la Recherche et de l’Énergie (ITRE) du Parlement européen.
[5] Gouvernement de Lionel Jospin dit « de la gauche plurielle », 1997-2002, qui comprenait : le Parti communiste français, le Parti socialiste, le Parti radical de gauche, le Mouvement des citoyens et Les Verts.
[6] PPE : Programmation Pluriannuelle de l’Energie. C’est la loi de programmation sur l’énergie et le climat (LPEC) qui fixe les grands objectifs de la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) et de la Stratégie nationale bas-carbone (SNBC, période couverte 2024-2033.
[7] Entretien donné à La Tribune-Dimanche le 07 janvier 2024
[8] Alliance du nucléaire : Bulgarie, Croatie, République tchèque, Finlande, France, Hongrie, Pays-Bas, Pologne, Roumanie, Slovénie, Slovaquie, Suède.
[9] Amis des renouvelables : Autriche, Espagne, Allemagne, Danemark, Irlande, Luxembourg, Portugal, Lettonie, Lituanie, Estonie (+ Pays -bas et Belgique comme observateurs).
[10] Tribune parue dans « Le Monde » le 14 01 2024 . à noter que sans notoriété particulière, le mouvement se voit d’emblée ouvrir les colonnes « Du Monde », quotidien de référence…
[11] Tribune parue dans « Libération » le 09 01 2024 qui appelle la France à ne pas s’enferrer de nouveau dans la dépendance coûteuse et dangereuse à l’énergie nucléaire.
[12] Annonce faite par EDF le 20 02 2024
Image par kyuubicreeper de Pixabay
Excellent résumé de la situation.
Notre pays en a marre de naviguer à vue, il a besoin d’un cap clair et net.
Le mix énergétique et la place du nucléaire en sont un exemple flagrant, mais ce n’est pas le seul.