Cette question peut paraître incongrue en France qui est attachée aux notions de laïcité et dans lequel on évite de mélanger science et religion. Ce n’est pas le cas partout, notamment aux États-Unis où, dans le domaine de l’écologie, la pensée religieuse exerce toujours une forte influence et pèse sur les politiques environnementales. Les mouvements créationnistes y sont très actifs et c’est d’ailleurs dans le monde anglo-saxon qu’est née l’éthique environnementale relative à la protection de l’environnement.
Il est courant, en France, de réduire le phénomène créationniste au seul créationnisme de la jeune terre, qui nie que la terre ait plus de 9000 ans environs. Mais il existe aussi les créationnismes de la longue terre, qui ne nient pas l’ancienneté de l’univers ou l’évolution, tels la théorie du dessein intelligent, le créationnisme évolutionnaire[i] ou la doctrine de l’intendance de la création abordée ici.
De nombreux auteurs s’interrogent actuellement sur les dérives mystiques des mouvements militants de protection de l’environnement. La référence fréquente à la Terre mère et aux harmonies de la nature, à forte consonance théologique, dans les débats sur la protection de la biodiversité, pose la question de l’influence que ces mouvements peuvent avoir sur les politiques environnementales, ainsi que sur les valeurs non épistémiques qui influent sur les paradigmes de la science écologique.
Ainsi de l’entame de la Convention sur la diversité biologique de 1992 : Les Parties contractantes. Conscientes de la valeur intrinsèque de la diversité biologique…
Ce concept a de profondes implications spirituelles et religieuses car il faut bien qu’une puissance supérieure ait mis cette valeur intrinsèque dans notre environnement. Et il nous a de facto enlevé le droit de discuter de la valeur de notre environnement en termes humains et dans un contexte humaniste. L’environnement est bon, bon, bon, impossible d’en discuter la valeur aujourd’hui. La défense de sa valeur intrinsèque prime avant tout.C’est aujourd’hui le point central de nos politiques environnementales.
Cette convention de 1992 a été rendue possible grâce à un grand forum organisé à Washington en 1986 pour le marketing duquel a été inventé le mot biodiversity. Le livre collectif qui en est issu, BioDiversity[ii]contient un article écrit par John Cobb, théologien alors très influent, qui défend l’idée que nous devons agir comme les intendants (stewards) de Dieu sur terre. Son argument est précisément que toutes les choses vivantes ont une valeur intrinsèque car Dieu a créé les plantes et les animaux et a vu qu’ils étaient bons. Pas parce qu’ils sont bons pour les humains, mais parce qu’ils sont bon pour Dieu.
Il est vrai, selon Cobb, que nous occupons une place privilégiée dans la création car nous sommes une espèce crée à l’image de Dieu. Que Dieu nous a accordé un protectorat (dominion) sur les autres créatures n’est pas une excuse pour les exploiter. Notre mission consiste à exercer une intendance de l’œuvre divine. Éliminer inutilement des espèces entières c’est trahir cette intendance. Et c’est un crime contre notre Créateur.
Le concept théologique que Cobb exprime ici est né d’une réaction à une conférence[iii] publiée en 1967 dans la prestigieuse revue Science, dont l’auteur était Lynn White, un historien calviniste américain qui accusait le christianisme d’être coupable de la crise environnementale pour avoir abusé de la parole biblique semblant donner à l’humanité une domination sur les autres créatures. Elle suscita l’émoi que l’on imagine dans un pays très pieu. La solution trouvée fut de se rappeler que d’anciennes bibles utilisaient en fait le terme dominion, évoquant un protectorat plutôt qu’une domination. Un point de doctrine qui devint vite central à de nombreuses théologies et que l’on retrouve dans l’encyclique papale Laudato si’[iv], allusion voilée à l’accusation de White comprise.
Un intéressant exemple d’application du principe d’intendance par un scientifique fut donné par John Houghton[v], premier président du premier groupe de travail du GIEC, celui qui s’occupe de la science climatique proprement dite. Fondateur de la John Ray Initiative, ONG de promotion de la Science et de la Religion, pour laquelle il écrivit un texte[vi] consacré à l’intendance de la création, dont il fut un fervent missionnaire.
Que nous soyons les intendants de la création implique pour lui la notion de responsabilité vis-à-vis de Dieu. Nous avons à veiller sur la terre, non comme il nous plaît, mais comme Dieu veut que nous le fassions. Ensuite, nous avons la responsabilité du reste de la création comme étant à la place de Dieu. Une nouvelle catégorie de péché devrait inclure les activités menant à l’extinction d’espèces, à la pollution de l’environnement et au dérèglement de modes de vie durables. Il considérait que bien des principes de l’intendance du « jardin » sont inclus au moins implicitement dans la plupart des écrits sur l’environnement, par exemple dans les conventions et résolutions du « sommet de la Terre » tenu à Rio en 1992 – nous le voyons dans l’entame de la convention citée plus haut.
Pour Houghton veiller sur la terre est une responsabilité donnée par Dieu. Ne pas le faire est un péché ; le spirituel ne peut être séparé du matériel ; une théologie complète de l’environnement doit être développée ; notre intendance de la terre, comme Chrétiens, doit être poursuivie en dépendance et partenariat avec Dieu[vii]. Missionnaire infatigable, Houghton l’était tant pour sa foi chrétienne que pour sa foi climatique.L’historienne Katharine Wilkinson souligne que de nombreux dirigeants de la cause climatique lui ont témoigné l’impact important qu’avaient eu sur eux les qualités intellectuelles et la foi dévote que ce personnage important du GIEC partageait avec eux[viii].
Ainsi parvint-il à convaincre Richard Cizik, dirigeant évangéliste influent jusque-là sceptique, de la réalité du problème climatique. Il échoua par contre avec Calvin Beisner, porte-parole de la Cornwall Alliance for the Stewardship of Creation, fortement climato-sceptique. Wilkinson note[ix] que bien que ses dirigeants puissent utiliser le langage de l’intendance, ils maintiennent une théologie de l’autorité et de l’asservissement, plutôt que de l’attention et de la sauvegarde.
Houghton obtient également quelques succès inattendus chez les pétroliers, BP se lançant – pour un temps seulement – dans le solaire à grande échelle à son instigation et Shell lui permettant de s’impliquer personnellement dans des projets d’énergies renouvelables et de développement durable.
Cet exemple d’alliance entre science et religion ou spiritualité est loin d’être unique. Un autre exemple bien documenté, par lui-même, est celui d’E.O. Wilson[x] – le coordinateur de l’ouvrage BioDiversity. Il nous dit avoir connu trois lappels de l’autel. Né dans une famille de baptistes, religion qui interdit le baptême des enfants trop jeunes pour en comprendre le principe, c’est à quatorze ans qu’il le demande lui-même[xi]. Celui-ci le déçoit par sa trivialité. Il s’éloignera de l’église sans perdre pour autant la foi. Absorbé par les sciences naturelles, c’est dans ce domaine qu’il cherchera dorénavant la grâce. La science devint sa lumière et sa voie, son deuxième appel de l’autel. Jusqu’aux années 1970 où il ressentira un troisième appel, celui de la lutte militante. Qui en fera une figure centrale de la lutte pour la conservation de la biodiversité. Et un membre influent d’ONG telles que le WWF, le Nature Conservancy, ou Conservation International.
Techniquement athée, car il ne croit plus au Dieu biblique, il reste quelqu’un d’intensément spirituel et religieux[xii]. Pour lui science et religion sont les fondements de la société. Et il veut les réconcilier. Ce sont les deux forces les plus puissantes de la société, ensemble elles peuvent sauver la création. Mot dont il un livre[xiii] adressé à un pasteur baptiste imaginaire – comme s’il voulait convertir ses anciens coreligionnaires à sa nouvelle foi.
La mission d’intendance en laquelle Wilson croit n’est plus imposée par Dieu, mais se fait au nom des écosystèmes ou des espèces elles-mêmes : les écosystèmes et les espèces ne peuvent être sauvées qu’en comprenant la valeur unique de chaque espèce, et en persuadant les gens qui ont un protectorat[xiv] sur elles de les servir comme intendant.
Il pense que la croyance religieuse fait partie de la nature humaine et semble indispensable à l’existence sociale. Enlevez une foi, une autre se précipite pour remplir le vide. Pour Wilson, les hommes préfèrent croire que savoir[xv].
Parmi les célébrités ayant adhéré au principe d’intendance, outre le Pape François, on trouve Charles III[xvi]et Al Gore[xvii], ce dernier considérant également que le récit de l’arche de Noé doit nous inciter à préserver la biodiversité[xviii].
L’ONU n’est pas insensible au concept. En 1999, Klaus Töpfer, directeur de l’UNEP[xix] avait déclaré en adresse d’une réunion du Conseil Œcuménique des Églises que devrions tous signer un pacte avec notre environnement. Entrer dans la communauté plus vaste de tous les êtres vivants. Un nouveau sens de notre communion avec la planète Terre doit entrer dans nos esprits[xx]. Pour Töpfer, Dieu ne nous a pas donné un dominion sur terre pour nous multiplier indéfiniment, pour pousser à l’extinction des espèces ou altérer le climat.
Par sa voix, l’UNEP adoptait clairement une vision religieuse de la crise environnementale, incluant un soutient à la doctrine de l’intendance de la création. Il n’y a pas, à l’ONU, ni neutralité religieuse ni séparation de l’état et de la religion.
La même année 1999, l’ONU publie une brique monumentale intitulée Cultural and Spiritual Values of Biodiversity, qui développe les aspects spirituels et religieux liés à la biodiversité.
L’ONU célèbre officiellement le Mother Earth Day du 22 avril – Jour de la terre nourricière en français. Originellement fixé au 21 mars, date choisie par John McConnell en 1970, militant pacifiste et ancien prédicateur pentecôtiste, alors luthérien, qui voulait en faire un jour de la paix. Comme chrétien, McConnell n’appelait pas à un culte de la Terre mais à une intendance de celle-ci. Il espérait promouvoir un climat de paix et de justice, préalable à la conservation écologique, via une collaboration avec les Nations-Unies.
Mais la même année 1970, le sénateur américain Gaylord Nelson avait planifié pour le 22 avril une action politique de masse pour développer la prise de conscience environnementale. L’action devait se nommer Environmental Teach-In Day. Trouvant le terme Earth Day plus porteur il proposa, en vain, une association à McConnell. Il «emprunta» alors à celui-ci son appellation pour son événement dont le succès fut considérable. Selon John Cobb Population Bomb de Paul Ehrlich, le best-seller malthusien prophétisant une apocalypse démographique, fut l’une des influences majeures de l’évènement[xxi]. Le 22 avril éclipsant finalement le Jour de la Terre original, l’ONU elle-même finit par abandonner le 21 mars. En 2009 elle choisi le terme Mother Earth Day pour le 22 avril afin de promouvoir l’harmonie avec la nature et la Terre. L’idée religieuse d’harmonie avec la Terre fait de ce jour l’occasion idéale d’exprimer diverses convictions religieuses. Ainsi le Pape François tint un discours sur l’intendance de la création le jour de la Terre 2015. Et une Spiritual Alliance for Earth (SAFE), organisation développant les liens entre spiritualité et écologie, naquit d’une initiative visant à développer le sens spirituel du Jour de la Terre en rassemblant des personnes qui défendent la cause de l’intendance de la création.
On ne sera donc pas surpris que les textes d’institutions onusiennes telles que l’IBPES[xxii] abondent de références à l’harmonie supposée de la nature ou à la Terre mère. Ni que les politiques d’adaptation restent les parents pauvres des actions environnementales– représentant seulement 20 % des dépenses climatiques[xxiii]. Car pour les intendants de Dieu nous avons un devoir religieux de lutter pour « sauver» le climat et la biodiversité – parties prenantes de la Création – plutôt que de chercher des solutions pragmatiques à la crise – en termes humains.
Noah’s Ark, oil on canvas painting by Edward Hicks, 1846 Philadelphia Museum of Art
Edward Hicks – http://www.cs.berkeley.edu/~aaronson/zoo.html
[i] Voir par exemple https://biologos.org/
[ii] E.O. Wilson BioDiversity, Harvard University, Editor; National Academy of Sciences/Smithsonian Institution, 1988.
[iii] The Historical Roots of Our Ecological Crisis.
[iv] Sous le nom de gardien dans le version française.
[v] John Houghton, physicien britannique né à Dyserth, Pays-de Galles, en 1931 et mort en 2020 des suites du COVID 19. Fait Sir John en 1993.
[vi] The Christian Challenge of Caring for the Earth, site JRI.
[vii] John Houghton, In the Eye of the Storm, p286, Lion Book.
[viii] Katharine K. Wilkinson, Between God & Green, p47, Oxford University Press.
[ix] Katharine K. Wilkinson, Between God & Green, p69, Oxford University Press.
[x] Edward Osborne Wilson (1929-2022), entomologiste américain qui a fait l’essentiel de sa carrière académique à Harvard.
[xi] Naturalist, 2006, Island Press.
[xii] The Idea of Biodiversity , D. Takacs , John Hopkins University Press 1996, p264
[xiii] E.O. Wilson : Creation, W.W Norton & Company, 2006.
[xiv] Dominion.
[xv] The return to Natural Philosophy ,1992 Harvard Divinity Bulletin 21 in The Idea of Biodiversity ,D. Takacs, John Hopkins University Press 1996, p320.
[xvi] Voir A Reflection on the 2000 Reith Lectures.
[xvii] Al Gore, Earth in the Balance, p243, Earthscan, London, UK, 2007
[xviii] Al Gore, Earth in the Balance, p244-45, Earthscan, London, UK, 2007
[xix] Aussi PNUE : Programme Environnemental de Nations-Unies, l’agence onusienne en charge de l’environnement.
[xx] UNEP : Earth and Faith – A Book of Reflexion for Action-(2000)
[xxi] Encyclopedia of Religion and Nature, p394 Bron Taylor, Continuum 2008
[xxii] L ‘équvalent du GIEC pour la biodiversité.
[xxiii] Selon un discours du secrétaire général de l’ONU, 3 décembre 2020.