Après avoir été soumis à la flambée du coût de l’électricité et aux risques de pénuries, le grand public s’intéresse enfin aux subterfuges qui se cachent derrière la production d’énergie. Certains commencent à comprendre que l’Energiewende, la transition énergétique Allemande que certains aimeraient nous imposer en France, nous condamne à une forme de décroissance, aussi il est important de revenir sur les impossibilités physiques auxquelles sont confrontées la production d’électricité à partir d’ENR pour bien comprendre pourquoi ça ne peut pas fonctionner. C’est ce que fait méticuleusement Michel Deshaies, professeur de géographie à l’université de Lorraine et spécialiste de l’Allemagne, dont les recherches portent en particulier sur la politique énergétique allemande et sur ses implications environnementales.
Retour sur la sortie programmée du nucléaire
Depuis le début des années 2000 la production d’électricité de l’Allemagne a connu des changements considérables, résultant d’une part de la sortie du nucléaire et d’autre part du développement à marche forcée des énergies renouvelables. À la suite de l’accord conclu en juin 2000 entre le gouvernement fédéral et les quatre principales entreprises de production d’électricité, la loi sur la cessation programmée de l’utilisation de l’énergie nucléaire (avril 2002), a planifié une sortie de l’atome à l’horizon 2022. Malgré des velléités de repousser d’une douzaine d’années cette sortie du nucléaire, la catastrophe de Fukushima en 2011, a conduit le gouvernement d’Angela Merkel à confirmer cette sortie à la date prévue initialement. L’électronucléaire qui représentait environ 30% de la production d’électricité du pays dans les années 1990 et encore plus de 22% en 2010, a vu sa production divisée par deux, de 133 TWh en 2010 à 65 TWh en 2021 (environ 12% du total), avant la fermeture complète des trois derniers réacteurs en avril 2023 (figure 1)
Le pari tenu de l’Energiewende
La sortie du nucléaire et la diminution de l’utilisation du charbon devaient être compensées par le développement des énergies renouvelables que la loi EEG de 2000 a fortement encouragé, afin de réaliser ce que l’on a appelé l’Energiewende (le tournant énergétique). Si l’on dresse le bilan en termes quantitatifs, on peut constater que, jusqu’à présent, le pari a été presque tenu. En effet, alors qu’entre 2000 et 2023 la production d’électricité à partir de charbon et de lignite a baissé de 155 TWh et le nucléaire également de 155 TWh, celle des énergies renouvelables a progressé de plus de 220 TWh (figure 1). Le mix de production d’électricité de l’Allemagne qui en 2000, était dominé par le charbon et le lignite (52% de la production), ainsi que le nucléaire (32%), est désormais à forte prédominance d’énergies renouvelables (61% de la production en 2023), alors que les combustibles solides ne représentent plus que 26% du total et le gaz naturel 11% (1).
C’est notamment cette constatation qui a conduit le gouvernement allemand en 2019, à envisager une sortie du charbon pour 2038 (2), objectif ramené à 2030 par la nouvelle coalition arrivée au pouvoir en septembre 2021 et maintenu malgré la guerre en Ukraine et la forte réduction de l’approvisionnement en gaz en provenance de Russie. À la fin de l’année 2023, le gouvernement allemand a pu d’ailleurs pavoiser en constatant que, malgré la sortie du nucléaire, le pays a pu réduire fortement sa consommation de charbon et donc ses émissions de gaz à effet de serre dans des proportions supérieures à ce qui était prévu. Elles ont ainsi diminué de près de 10% par rapport à 2022, principalement en conséquence d’une baisse sans précédent de la production électrique des centrales à lignite et à charbon (-30% par rapport à 2022). L’Allemagne semble donc avoir trouvé la recette du succès de l’Energiewende, pour sortir à la fois du nucléaire et du charbon en remplaçant ces sources d’énergie par des renouvelables (figure 2).
Diminution de la consommation, de la production et augmentation des importations
Les choses sont en fait plus compliquées car cette évolution résulte pour une part, d’une forte baisse de la consommation (-10%) et de la production (-20%) d’électricité de 2018 à 2023 (figure 2). La diminution de la consommation est pour l’essentiel la conséquence de la crise déclenchée par l’envolée des prix de l’électricité et aggravée par la guerre en Ukraine. Les foyers et l’industrie ont dû ainsi réduire fortement leur consommation d’environ 10% en 2023 par rapport à 2022.
Malgré cette forte diminution de la consommation, l’Allemagne est devenue pour la première fois de son histoire, fortement dépendante des importations d’électricité dès le mois d’avril 2023 durant lequel les derniers réacteurs nucléaires ont été fermés. À partir de la mi-avril, le pays a ainsi presque constamment importé de grandes quantités d’électricité jusqu’à la fin du mois de septembre, sauf durant les heures estivales où il y avait un maximum de production solaire, ou plus rarement une production éolienne importante (figure 3). De juillet à septembre 2023 le solde des importations d’électricité a représenté près de 13% de la consommation allemande.
Ce que cache l’intermittence des ENR
La montée en puissance des énergies renouvelables masque le fait que, malgré d’énormes capacités nouvelles créées, l’éolien (69 GW en 2023) et le photovoltaïque (82 GW) dont la production est intermittente, doivent en permanence être soutenus par des centrales « pilotables ». Alors que pendant quelques heures, l’éolien peut fournir jusqu’à 80% de la consommation d’électricité du pays, la plupart du temps, notamment lors des périodes de temps froids d’hiver, ou de temps chauds d’été, ce sont des centrales thermiques à lignite, à charbon et de plus en plus, à gaz, qui assurent l’essentiel de la production. La situation durant le mois de janvier 2024 a illustré parfaitement cette nécessité (figure 4). Alors que pendant la première semaine, marquée par un temps doux et venteux, l’éolien à lui seul, a fourni 47% de la consommation d’électricité du pays, contre 32% pour l’ensemble des centrales thermiques (lignite, charbon et gaz), l’arrivée d’un temps froid et peu venteux en deuxième semaine a fait chuter la production éolienne à 26% de la consommation, alors que les centrales thermiques ont fonctionné à plein régime, fournissant 55% de la consommation électrique du pays.
Les fluctuations sont encore plus spectaculaires quand on les observe à l’échelle de la journée. Par exemple, alors que le 3 janvier à 18 h, l’éolien a fourni 57% de la consommation d’électricité contre 21% pour l’ensemble des centrales thermiques, le lendemain 4 janvier à 18 h, l’éolien ne produisait plus que 17% de la consommation, contre 43% pour les centrales thermiques, rendant par ailleurs nécessaire l’importation de l’équivalent de 15% de la consommation du pays (figure 4). Une semaine plus tard, le 10 janvier à 18 h, en pleine période de froid, la part de l’éolien était même tombée à 9% alors que celle des centrales thermiques était montée à 65%, auxquels devaient s’ajouter 7% d’importations. Deux semaines plus tard, le 24 janvier à 18 h, le retour d’un temps doux et venteux faisait remonter la production éolienne à 67% de la consommation, tandis que la part des centrales thermiques était retombée à 25%, rendant possible d’importantes exportations.
Si l’on fait le bilan du mois de janvier 2024, il apparaît que les énergies renouvelables n’auront fourni la majorité de la consommation que pendant 14 jours contre 17 jours pour les centrales thermiques.
Surtout, il y a eu une longue période de sept jours du 6 au 13 janvier, durant laquelle la production éolienne est restée constamment très faible, avec la nécessité de faire fonctionner les centrales thermiques à plein régime.
Quand la production éolienne atteint son maximum
En conclusion, l’évolution de l’approvisionnement en électricité de l’Allemagne durant le mois de janvier 2024 illustre les limites de l’Energiewende. Le mois de janvier étant en moyenne, comme les autres mois d’hiver, une période où la production éolienne atteint son maximum, celle-ci ne couvre la plus grande partie de la consommation d’électricité du pays que pendant quelques jours, interrompus par des périodes de temps froid et calme plus ou moins longues. Celles-ci nécessitent alors de disposer d’importantes capacités de centrales thermiques de réserve qui doivent fournir l’essentiel de la consommation d’électricité. C’est d’ailleurs pour cela que, malgré la montée en puissance des énergies renouvelables intermittentes, les capacités totales des centrales thermiques dont dispose le pays sont restées presque aussi importantes qu’au début des années 2000. Or, il y a peu de chances que la situation change beaucoup dans les prochaines années, même si les capacités éoliennes et solaires sont fortement accrues, car en l’absence de vent, la production électrique des énergies renouvelables intermittentes est extrêmement faible, avec des fluctuations qui peuvent être très importantes en l’espace de quelques heures. Par ailleurs, il ne faut pas surestimer les possibilités du stockage de l’énergie dans les réservoirs hydrauliques, ou avec de la production d’hydrogène, car durant les journées de temps froid d’hiver la consommation d’électricité d’un pays comme l’Allemagne atteint couramment 1,3 à 1,5 TWh par jour, soit environ 35 fois la capacité totale des centrales hydrauliques à réservoir existant dans le pays (40 GWh). N’en déplaise au chancelier Scholz et aux idéologues de l’Energiewende, il sera nécessaire encore longtemps de disposer de grosses capacités de centrales thermiques pour assurer l’approvisionnement électrique du pays. Sinon, le risque de black-out deviendra extrêmement important.
Image par NoName_13 de Pixabay
1) https://www.agora-energiewende.de/fileadmin/Projekte/2023/2023-35_DE_JAW23/A-EW_317_JAW23_WEB.pdf
2) Décision annoncée à la suite du rapport de la Kohlekommission chargée d’établir des recommandations pour la sortie du charbon : https://www.bmwk.de/Redaktion/DE/Downloads/A/abschlussbericht-kommission-wachstum-strukturwandel-und-beschaeftigung.pdf?__blob=publicationFile
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