Loïk Le Floch-Prigent : Les ingénieurs sont dans l’action, dans la recherche d’efficacité et de résultats, les médias communiquent essentiellement sur les intentions, les prévisions. Il y a beaucoup de déni de réalité dans les présentations actuelles et l’ingénieur est celui qui met le doigt là où cela fait mal, on ne favorise donc pas son expression. Dans le débat énergétique, par exemple, on considère que le stockage électrique est simplement un problème qui verra rapidement sa solution et l’ingénieur vient rappeler que les électrons en mouvement ne se stockent pas : il ennuie ainsi aussi bien le journaliste que l’auditeur, les deux ont envie qu’on ne leur enlève pas leurs rêves. A chaque fois qu’un ingénieur parle il faut donc qu’il commence par la base de la démarche scientifique, l’observation de la réalité, et qu’il le fasse avec pédagogie pour ne pas repousser l’interlocuteur. L’auditoire n’est pas préparé à entendre ce que nous pouvons lui dire, il faut en tenir compte.
LLFP : Je conteste d’une façon générale le poids de la technocratie bureaucratique dans les décisions prises en matière scientifique, technique et industrielle. Je comprends que l’argent soit rare et qu’il faille faire des choix, mais je pense que plus on implique dans ces choix les personnes du terrain et plus on peut avoir l’espoir que l’on soit efficace. Le Pacte Vert pour l’environnement et l’Union Européenne sont en train de prendre une direction contraire, ceci conduira à un gaspillage d’argent et probablement à l’échec. Il faut commencer par savoir avec les scientifiques, les techniciens et les industriels ce qu’il est possible de faire, le coût, les disponibilités actuelles et ce qu’il faudrait ajouter comme moyens pour la réalisation plutôt que de balancer des chiffres ronflants sur des fantasmes médiatiques. Les politiques et les technocrates connaissent visiblement le futur, moi non. Ce sont les ingénieurs qui bâtissent quotidiennement notre avenir et non les bureaucrates. La méthode est donc mauvaise, et les moyens financiers envisagés sont quelquefois dérisoires et à d’autres moments exagérés. Pour revenir dans l’industrie des micro-processeurs dont la pénurie coupe aujourd’hui notre chaine d’approvisionnement ce n’est pas de quelques milliards d’euro dont il faut parler mais de plusieurs dizaines de milliards et il suffit d’écouter les « hommes de l’art » pour s’en convaincre. De nouveau la réalité est dure à regarder !
LLFP : L’Union Européenne s’est peu à peu bureaucratisée et rappelle les derniers sursauts du régime soviétique. L’Europe et en particulier la France regorgent d’entrepreneurs et d’innovateurs dans tous les domaines. Beaucoup n’y trouvent pas les conditions pour utiliser correctement leurs talents et cèdent aux sirènes d’autres Continents. Il faut les écouter sur les raisons de leurs départs et réfléchir aux mesures permettant de conserver notre potentiel scientifique, technique et industriel. Nous avons inventé des outils performants comme le programme Erasmus, mais plutôt que de nous focaliser sur ses réussites et sa prolongation on préfère le bureaucratiser et éloigner les britanniques pour cause de Brexit. C’est une ânerie de plus sur une grande chaine d’incohérences. L’Europe peut redevenir un terrain d’importance mondiale pour l’innovation, mais pas si on laisse les programmes dans les mains des comptables. Si l’UE ne se réforme pas en profondeur nous continuerons à dégouter les meilleurs qui nous quitteront et notre déclin continuera : prendre la mesure de nos échecs pour un nouveau départ est une urgence.
LLFP : L’Energiewende est un échec, dans le monde énergétique tous le savent. La Commission continue à fermer les yeux à cause de la présence des anti-nucléaires un peu partout dans tous les dispositifs. Cette politique anti-nucléaire est mortifère pour notre pays, elle l’est aussi pour l’Europe et même l’Allemagne. La multiplication des installations de parcs d’énergies électriques intermittentes est chère, mal adaptée à notre continent, et conduit à l’effet inverse de celui souhaité, l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre et le massacre de notre environnement et de la biodiversité. Ce constat est dur à avaler pour un grand nombre d’Européens , en particulier les Allemands. Pour ma part je souhaite que la France ne prenne pas cette voie et qu’elle maintienne et développe son parc nucléaire. Je suis loin d’être le seul sur cette position et nous espérons convaincre car si notre Continent peut espérer retrouver une position mondiale, elle ne pourra le faire que grâce à la disposition d’une énergie abondante et bon marché. Si, comme cela semble se préciser, on veut faire appel à plus d’énergie électrique, on ne pourra le faire en respectant les préconisations climatiques qu’avec l’utilisation de l’énergie nucléaire, il faut arrêter de mentir aux Européens.
LLFP : On a voulu faire jouer un rôle à l’Union Européenne lors de la crise du Covid . Elle n’y était pas préparée et elle a donc bafouillé, rien d’étonnant ! Admettons que si les politiques de santé des pays sont différentes les unes des autres, ce n’est pas vraiment de sa faute ! Vouloir ainsi unifier « à chaud » notre Continent était voué à l’échec ! Finalement ce sont plutôt les pays qui ont eu une politique chaotique et l’Union Européenne s’est adaptée à ce concert discordant en ayant quelques réussites notables. Je trouve que les résultats dans l’énergie et le Pacte Vert sont beaucoup plus catastrophiques que ceux de la politique de la santé.
TES : De plus en plus d’auteurs dénoncent le déficit cognitif, le catastrophisme, le retour de la pensée magique. Pensez-vous que nous vivons une période de déclin ?
LLFP : Le déclin est clairement pour notre pays, la France, dans l’éducation. Plutôt que de nous gargariser de résultats à plus de 90% pour le baccalauréat, nous ferions mieux de constater la baisse de niveau de l’ensemble de nos étudiants et de réfléchir à la manière de revenir à la méritocratie républicaine qui a conduit à nos réussites. Mais cette faillite éducative va de pair avec un affaiblissement gigantesque des connaissances scientifiques, des conditions de l’élaboration des avancées scientifiques et techniques, et donc des opinions émotives à l’élaboration douteuse. De plus en plus de responsables politiques, dans tous les pays de l’Union, n’ont qu’un vernis de connaissances scientifiques et veulent prendre des décisions bien acceptées par les médias sans avoir creusé les sujets traités. Nos pays sont, par exemple, partis sur la politique de disparition des véhicules à propulsion thermique et leur remplacement par les véhicules électriques sans vraiment mesurer les réalités scientifiques, techniques et industrielles sans parler des sociétales. Nous disposons pourtant des connaissances nécessaires à la simulation des conséquences des décisions prises et il suffirait de peu de choses pour anticiper les blocages et les difficultés que la politique brutale actuelle va rencontrer ! Mais la méconnaissance, issue d’une éducation trop éloignée de la science, associée à une image fantasmée de l’avenir et à un désir de satisfaire une partie très agitée de la population européenne va conduire à des chocs inutiles. Il faut que chaque élève puisse sortir de notre système éducatif avec un bagage suffisant dans les sciences et techniques : utiliser les smartphones c’est très bien, comprendre comment la science mondiale a permis leur existence est indispensable .
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