« Comment on parlait du rapport nature-agriculture et plus particulièrement des oiseaux au XIXeme siècle », c’est le sujet du nouveau livre de Christian Lévêque. Dans Agir avec la nature au XIXe siècle, l’écologue mène une enquête passionnante au sujet des oiseaux, de l’agriculture et de l’émergence de l’écologie. En exhumant des textes rares et précieux, il reconstitue les problématiques de l’époque et montre que bien qu’on ne parlait pas encore de biodiversité à l’époque, toutes les problématiques traitées aujourd’hui dans ce sujet étaient déjà présentes. Préfacé par Nadine Vivier et publié aux Presses des Mines dans la collection Académie d’Agriculture de France, dirigée par Catherine Regnault Roger, cet ouvrage est un recueil précieux pour tous ceux qui souhaitent comprendre l’émergence de l’écologie et mettre en perspective les problématiques auxquelles sont confrontées l’agriculture et l’écologie contemporaine… des sujets que Christian Lévêque traite dans l’interview qu’il a bien voulu nous consacrer.
The European Scientist : Vous venez de publier un ouvrage sur les oiseaux et l’agriculture au 19è siècle dans lequel vous exhumez de nombreuses citations d’époque. Comment vous est venue cette idée ? Qu’avez-vous découvert d’intéressant ?
Christian Lévêque : Cet ouvrage vient de mes interrogations concernant la diminution observée des effectifs d’oiseaux des champs. Partant de mes souvenirs de jeunesse en milieu rural, je m’étais déjà interrogé sur l’état de la diversité biologique au début du XXème siècle (Lévêque 2018 (1)) et j’avais émis l’hypothèse que la régression des effectifs de certaines espèces était le résultat des changements des pratiques agricoles plus que de l’usage des pesticides comme l’affirment des écologistes. La régression de la polyculture, les mesures d’hygiène portant sur les fumiers et les déchets, la disparition des mares dans les prairies, les modes et les périodes de récolte, etc. ont beaucoup changé. Mais il était difficile de trouver des informations quantifiées pour tester cette hypothèse.
En remontant encore dans le temps, et grâce à l’accès maintenant facile aux écrits du XIXème siècle grâce à Gallica, j’ai commencé à dénicher quelques textes qui portaient sur les captures des oiseaux. Et quelle ne fut pas ma surprise, en approfondissant la recherche, de constater que la question de la protection des oiseaux se posait déjà au XIXème siècle, dans des termes assez proches de ceux que nous connaissons actuellement : forte érosion des populations, destruction des haies, rôle de la chasse et du braconnage, et discours anxiogènes sur l’avenir des oiseaux.
Une différence, mais de taille, c’est que la protection des oiseaux était envisagée alors dans une perspective utilitaire comme un soutien à l’agriculture soumise aux déprédations des ravageurs de culture. A l’époque, faut-il le rappeler, l’usage de phytosanitaires était plutôt espéré que décrié ! On ne pouvait donc pas les incriminer !
TES. : D’après les écrits que vous avez trouvés vous a-t-il paru facile de vous faire une idée sur l’état de la biodiversité de l’époque ?
CL. : Si je m’en tiens aux oiseaux, on ne dispose pas de comptages comme on le fait maintenant, mais on a des témoignages oraux qui sont bien entendu à prendre avec précaution, et des inventaires ce qui est plus sérieux
On dispose en effet dans beaucoup de départements, d’inventaires publiés par des ornithologues amateurs, souvent aussi collectionneurs, En comparant ces listes aux listes disponibles sur le site de l’Inventaire national du Patrimoine naturel, il apparait que les communautés d’oiseaux n’ont pas connu de modifications majeures en espèces à de rares exceptions telles que la raréfaction de la grande outarde. En d’autres termes il n’y a pas d’espèces éteintes ni disparues de métropole depuis le XIXème siècle ce qui relativise le discours anxiogène sur l’impact de l’agriculture conventionnelle. En réalité on s’est aperçu que nombre de populations d’oiseaux se reconstituent de nos jours depuis que la chasse a été règlementée et que la destruction des « nuisibles » a été limitée (Alliot & Lévêque, 2022 (2))
Mais on dispose aussi de quelques évaluations des captures d’oiseaux pour la table réalisées avec des filets et des pièges. En 1898, dans la partie landaise du département de la Gironde, on estime que 25 tonnes de petits oiseaux soit l’équivalent de 750 000 individus ont été détruits en quelques mois. Plus d’un million d’oiseaux ont été détruits en deux mois de chasse dans les 14 cantonnements du département de Meurthe-et-Moselle ». Tout est bon à manger : merles, grives, pinsons, mésanges, hirondelles, etc. Des chiffres qui ne tiennent pas compte des captures non commercialisées… ce qui laisse penser que les populations étaient assez abondantes…
De nombreux témoignages oraux font état de véritables hécatombes un peu partout sur le territoire métropolitain et en Europe de telle sorte que des scientifiques certainement bien intentionnés, n’ont pas manqué vers la fin du XIXème siècle d’annoncer la disparition de certaines espèces et de tenir des discours alarmistes sur le devenir à court terme de la biodiversité….
Les causes de mortalité des oiseaux ne se limitaient pas aux captures pour la table. On parlait déjà, eh oui, du rôle des chats, du rôle de la lumière des phares, et du sport national à l’époque, chez les jeunes, de dénicher les oiseaux.
TES. : Vous montrez qu’il existait un rapport utilitariste à la nature. Notamment les agriculteurs comptaient sur les oiseaux pour protéger leurs cultures des insectes. Pouvez-vous nous expliquer ?
CL. : Au XIXème siècle, les agriculteurs étaient démunis face aux ravageurs des cultures. Ils cherchaient tous les moyens possibles pour y faire face.
Chez les scientifiques du XIXème siècle on pensait que la nature dans son ensemble était autorégulée par les relations trophiques, les prédateurs contrôlant les populations proies pour maintenir la nature en équilibre. Ils ont pensé appliquer ce principe théorique au contrôle des insectes ravageurs de culture pour répondre aux préoccupations des agriculteurs mais aussi pour montrer l’utilité sociale de leurs travaux.
Ils ont alors fait le constat que les populations d’oiseaux insectivores étaient fortement impactées par la chasse et le braconnage et ils en ont conclu, un peu hâtivement, qu’il fallait protéger ces oiseaux pour que la pression de prédation se rétablisse et contrôle efficacement les populations de ravageurs
Si on fait le bilan de ce projet, force est de constater que les résultats sont loin d’être à la hauteur des promesses des scientifiques. Au mieux, ils ont été marginaux. Cette belle construction intellectuelle s’est trouvée confrontée sur le terrain au fait que la fonction de prédation des oiseaux se révèle notoirement insuffisante quand il s’agit de faire face à des pullulations aléatoires, de telle sorte que les effectifs de prédateurs sont insuffisants pour assurer la régulation. Ce que mettront plus tard en évidence les équations de Lotka-Volterra. C’est cette situation du décalage entre effectifs de proies et de prédateurs qui plombe aussi beaucoup de projet de lutte biologique que des scientifiques continuent de promouvoir sur des bases théoriques en oubliant les réalités du terrain.
TES. : En même temps l’équilibre semble difficile à tenir car les oiseaux sont une menace pour leurs récoltes. C’est tout l’enjeu, par exemple, de la querelle des moineaux que vous citez.
CL. : Au fondement de cette démarche il y a beaucoup de pragmatisme : distinguer entre animaux utiles et animaux nuisibles spécifiquement à l’agriculture (et non pas de manière générale…). Mais décréter qu’un oiseau est insectivore ou pas, ici encore, s’est avéré plus complexe que prévu. Car certaines espèces granivores ont besoin, seulement à certaines époques, de capturer des insectes pour nourrir leurs jeunes.
Si diverses espèces ont été identifiées comme insectivores sur la base de leurs contenus stomacaux et décrétées « utiles » à l’agriculture d’autres qui pillaient les cultures étaient de toute évidence des « nuisibles » ! C’est sur cette base utilitaire qu’a démarré la protection des oiseaux qui, au début du XXème siècle, s’étendra à celle de tous (ou presque) les oiseaux. Ce sont ici encore des scientifiques qui ont encouragé cette distinction et se sont chargés d’établir des listes d’oiseaux utiles ou nuisibles qui auront force de loi. Rapidement, la difficulté de séparer ces deux ensembles sur la base du contenu des bols alimentaires entraine des débats animés à l’exemple de savoir dans quelle case classer les moineaux ! Mais la réalité des dommages causés par certaines espèces reste une réalité et le terme nuisible (au sens qui crée des dégâts), reste d’actualité
TES. : C’est également à cette époque que l’on voit fleurir les premières réflexions sur l’écologie. Quelles sont leurs particularités ?
CL. : Sans difficulté l’écologue retrouve dans les extraits d’articles publiés au XIXème siècle quelques-uns des thèmes favoris de sa discipline. La nature (que l’on appellera écosystème en 1935) est structurée par des relations trophiques entre espèces (relations proies-prédateurs), chaque prédateur ayant ses proies spécifiques (niche trophique). On fait l’hypothèse (non vérifiée) que les chaines trophiques permettent la régulation du système et le maintien des équilibres ! On parle du rôle des habitats dans la distribution et la biologie des espèces, et du rôle (négatif) des humains dans la dynamique des populations. Les relations proies/prédateurs sont connues depuis longtemps et, au XIXème siècle, on avait déjà une vision très dynamique du fonctionnement des écosystèmes. Haeckel qui a donné son nom à l’écologie en 1866, ne s’est pas intéressé par la suite à son devenir, mais l’écologie en tant que fonctionnement des systèmes écologiques a des racines bien plus anciennes que celles qui nous sont données habituellement par les historiens.
Linné sous le nom de philosophie naturelle parlait déjà de fonctionnement de la nature. Ce qui mérite un nouvel éclairage.
TES. : Quelles leçons tirer de ces écrits historiques ? Pour l’agriculture contemporaine d’une part, pour l’écologie d’autre-part ?
CL. : La société aujourd’hui, stigmatise l’usage des phytosanitaires en agriculture. On assiste, avec l’agriculture biologique à la résurgence de l’idée que la régulation des populations de ravageurs peut se faire en utilisant les moyens naturels… Certains parlent même de se passer totalement des phytosanitaires, ce qui relève d’une fiction. Bien évidemment on peut améliorer les pratiques agricoles pour réduire la pression des ravageurs il n’y a pas de doute là-dessus. Mais les phénomènes de pullulations sont souvent peu prévisibles et l’abondance des populations rend alors illusoire la lutte biologique. C’est vers la combinaison de mesures préventives et de moyens de traitement que l’on devrait évoluer, pas sur l’utopie que l’on peut se passer de phytosanitaires. Sans compter que de nouvelles espèces de ravageurs se naturalisent qui n’ont pas de prédateurs.
L’autre leçon est que les populations d’oiseaux dont on déplore actuellement la régression, n’ont pas toujours été florissantes. On peut raisonnablement penser que la capture en masse des oiseaux pour améliorer l’ordinaire alimentaire remonte loin dans le temps. Malgré la forte pression de capture, les espèces se sont maintenues même si leurs effectifs ont pu connaitre de mauvaises passes. Les scientifiques qui prédisaient au XIXème siècle la disparition des espèces se sont trompés. Ce qui pose des questions sur les discours alarmistes qui sont tenus actuellement par certains scientifiques.
L’analyse des textes du XIXème siècle fait apparaitre la fracture qui s’opère entre la représentation de la nature des urbains et celle des ruraux. La dénonciation fréquente du braconnage et du « chasseur de village » dans la littérature de la seconde moitié du XIXème siècle marque la ligne de partage entre le chasseur issu de la bourgeoisie, titulaire d’un permis de chasse et supposé respecter une certaine éthique, et le braconnier, un brigand qui pille le gibier dans l’illégalité en employant des pièges non autorisés.
Simultanément on voit émerger la représentation romantique et bucolique de la nature portée par cette même bourgeoisie urbaine et la nature source de nuisances vécue par le monde rural. Ce que j’ai de manière un peu provocante appelé la nature des riches et la nature des pauvres. Une opposition entre classes sociales, que l’on trouve bien décrite dans la Mare au Diable George Sand. Le mépris affiché par la bourgeoisie pour le paysan qualifié de « plouc » ou de « péquenot » est manifeste dans la littérature, une situation qui n’est pas loin de perdurer dans les discours des militants écologiques urbains. Le mépris des citadins reste vivace dans les discours actuels d’écologistes autoproclamés qui accusent l’agriculture de détruire la nature.
Je voudrais pour terminer et, pour ceux qui sont encore sensibles au charme de la langue française, dire combien j’ai apprécié le style parfois précieux, parfois emphatique, mais toujours agréable à lire des textes du XIXème siècle. Ce langage riche et imagé, contraste avec la sécheresse et le côté impersonnel des publications de notre époque. J’en donne donc volontairement de larges extraits pour vous faire partager ce plaisir, mais aussi parce qu’ils sont particulièrement
By Le Maout, Emm. – https://www.flickr.com/photos/biodivlibrary/7979279404, Public Domain, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=43053220
(1) Lévêque C., 2018a. Un âge d’or de la biodiversité ? p. 33-56. In: Regnault-Roger C. (dir.) Idées reçues en agriculture: parole à la science. Paris : Presses des Mines, (Académie d’Agriculture de France).
(2) Alliot B. & Lévêque C. (2022), Biodiversité, faut-il vraiment paniquer ? Lorsque tant d’espèces se portent mieux… Action Écologie, www.actionecologie.org
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