Il y a un peu plus d’un an maintenant, l’expert énergéticien, Philippe Charlez répondait à nos questions au sujet de la crise de l’énergie en lien avec la situation ukrainienne. Nous avons voulu faire le point avec lui à ce sujet.
The EuropeanScientist : En 2022 vous affirmiez « Le conflit ukrainien révèle à l’Europe sa fragilité énergétique ». L’année passée, politiques et médias s’inquiétait de possibles pénuries de gaz et / ou des black-out électriques pour l’hiver à venir. Pourtant, il semble que cette inquiétude ne soit plus aussi présente. Quelle est votre analyse de la situation ? Peut-on se rassurer pour l’hiver prochain
Philippe Charlez : Il faut d’abord bien différencier gaz et pétrole car l’approche est radicalement différente. Intéressons-nous donc d’abord au gaz. Au début du conflit ukrainien j’étais assez inquiet et même très perplexe quant à la capacité de l’Europe à remplacer ses importations de gaz russe (essentiellement par gazoduc) qui représentaient plus de 40% de sa consommation (soit 160 milliards de mètres cubes). Dans de nombreux pays européens comme l’Allemagne, elle excédait les 50% et pour certains pays de l’est comme la république Tchèque elle était de 100%. La seule source mobile disponible pour remplacer ces importations par gazoduc était le Gaz Naturel Liquéfié. Mais pour remplacer les importations russes il était nécessaire de rerouter vers l’Europe le tiers de la production mondiale de GNL et donc de priver de gaz un certain nombre de pays asiatiques.
Quand on compare 2021 et 2022 on observe tout d’abord une baisse très significative de la consommation européenne de gaz naturel (-14%). Si les européens ont été sensible aux appels des gouvernements n’oublions pas qu’ils ont bénéficié d’un hiver extrêmement clément ce sont surtout les prix très élevés qui ont encouragé nos concitoyens à la sobriété. Un exemple parmi d’autre que le signal prix est le meilleur des indicateurs pour encourager les économies d’énergie. Il faut toutefois relativiser cette baisse qui en énergie primaire toutes énergies confondues n’est que de 3,5%. La baisse de la consommation gazière s’est en partie reportée sur le charbon dont la consommation européenne s’est accrue de 2% et le pétrole (+3,3%). En conséquence, l’UE n’a baissé en 2022 ses émissions de GES que de 0,6%.
Mais, en dehors des économies les flux gaziers ont été profondément modifiés : la baisse de près de 62% des importations russes a été compensée par un accroissement de 57% des importations de GNL. D’où la question fondamentale de la provenance de ce GNL.
Dans un marché en forte croissance (la production mondiale de GNL s’est accrue de 5,2% entre 2021 et 2022), une partie significative du GNL destiné au sud est asiatique (Pakistan, Inde, Bengladesh et Chine) ont été reroutés à grand frais vers l’Europe en particulier le GNL produit aux Etats-Unis : sur les 92 milliards de mètres cubes importés par l’Europe en 2022, 72 provenaient des Etats-Unis ! Observons toutefois que malgré cette évolution drastique des flux, l’Europe a quand même importé en 2022 62 milliards de mètre cube de gaz Russe. C’est beaucoup moins mais ça reste significatif. En conclusion, si l’Europe s’en est finalement bien sortie elle n’est pas pour autant à l’abris d’une nouvelle crise gazière en cas d’hiver rude. Restons toutefois optimistes : les stocks stratégiques de gaz sont remplis à 90% et permettent d’envisager l’hiver avec sérénité.
TES. : Parlons maintenant pétrole. Comment a évolué le prix du baril et comment impacte-t-il le prix de l’essence ? Vous avez indiqué dans une analyse publiée cet été que les distributeurs avaient fortement accru leur marges sur l’essence. Pouvez-vous nous expliquer ?
P.C. : Après les soubresauts liées au début du conflit Russo Ukrainien (baril à 130 dollars en mars 2022), les prix du pétrole se sont stabilisés depuis un an oscillant grosso modo dans une fourchette comprise entre 75$ et 85$. Les prix élevés du litre d’essence s’expliquent davantage par la flambée de la marge de raffinage (différence entre la valeur marché du produit raffiné et celle du pétrole brut) qui s’est accrue de 35% au cours des trois derniers mois. Ceci reflète de très fortes tensions sur le marché des produits raffinés dont une partie significative était importée de Russie avant le conflit Russo-Ukrainien. Les raffineries européennes ne pouvant à elles seules satisfaire la demande en produits raffinés (SP95 mais aussi Diésel), l’Europe est obligée d’importer ces produits du Moyen Orient mais aussi d’Inde et de Chine. En revanche les marges de distribution qui, comme vous le mentionnez, étaient anormalement élevées jusqu’en juillet ont été réduites par les distributeurs. Les distributeurs étant aussi souvent raffineurs c’est un classique jeu de vases communiquant : des marges de raffinages basses sont associées à des marges de distribution plus élevées et vice versa.
En conséquence si, depuis janvier, le prix HT s’est accru de 7%, le litre à la pompe TTC n’a finalement pris que 4% passant en moyenne de 1,88€ à 1,96€. C’est moins que l’inflation (+4,8%) et bien moins que les produits alimentaires (+11%). Compte tenu de l’engagement de TotalEnergies de maintenir sous les deux euros le prix de l’ensemble des carburants (SP95, SP98 et diésel), on ne devrait pas assister à de nouvelles augmentations au cours des prochains mois.
TES : Dans le chapitre 3 de votre ouvrage les 10 commandements (dont nous avons publié un extrait cet été) vous appelez les citoyens à optimiser leur consommation. Concrètement que suggérez-vous aux Français de faire cet hiver pour mettre cela en œuvre ?
P.C. : Comme précisé avant, les européens on très bien réagi en baissant significativement leur consommation gazière sans pour autant sombrer dans les sirènes de la sobriété mortifère. C’est surtout sur le chauffage qu’ils peuvent agir en maintenant leur température à 19°C et en chassant toutes les fuites thermiques de leur habitat. Mais l’effort doit aussi et surtout venir du tertiaire privé et public. Dans une étude récente réalisée pour l’Institut Sapiens nous pointions du doigt le manque de sobriété énergétique du tertiaire qui est énergétisé 80 % du temps alors qu’il est occupé moins de 30% du temps.
Image par Lukas Baumert de Pixabay
(1) https ://www.energyinst.org/statistical-review/resources-and-data-downloads
A lire également
Oiseaux d’Europe : les populations remontent ! (mais ce n’est pas forcément une bonne nouvelle)
Un pays peut-il laisser la production de son énergie électrique en des mains étrangères ?