Quel est l’apport de la sociologie dans le métier de l’ingénieur civil ? Voici la question à laquelle entreprend de répondre Hocine Hammoum, professeur au département de génie civil, l’université Mouloud Mammeri, de Tizi Ouzou, en Algérie. Au travers de trois expériences vécues sur le terrain, il montre le rôle essentiel de l’interdisciplinarité et la complémentarité des différentes professions.
QUEL POURRAIT ETRE L’APPORT DE LA SOCIOLOGIE DANS LE METIER DE L’INGENIEUR CIVIL ?
Dans cette contribution essentiellement consacrée à une certaine facette du métier de l’ingénieur civil, certains de mes collègues pourraient s’étonner d’y voir développer ici plutôt une dimension sociologique que technique. Celle-ci est cependant loin d’être négligeable comme le laisse entendre le concept usuel de l’ingénieur tel qu’il est vécu actuellement dans notre siècle. Comme le dit si bien Barthelemy [1], nous, ingénieurs, sommes malheureusement les héritiers d’une funeste dichotomie, apparue au 19° siècle entre, d’un côté, l’art avec tout ce qu’il comporte comme sociologie et d’un autre côté, l’ingénierie. Bien sûr, les visions modernes et futuristes invitent à un rapprochement de toutes les disciplines impliquées dans le quotidien des hommes en considérant leurs complémentarités. L’exemple le plus éloquent qui reflétait si bien ce rapprochement déjà au 16° siècle est incontestablement Léonard de Vinci (1452-1519) qui était à la fois artiste, scientifique, ingénieur, inventeur, architecte, urbaniste, philosophe et écrivain.
Nous constatons, en effet trop souvent, que la conception qui entoure les grands travaux d’infrastructure et d’équipements, éléments essentiels dans l’aménagement de notre territoire et notre espace de vie, sont soustraits à cette réflexion globale de la complémentarité des disciplines. Par exemple, l’aspect esthétique des réservoirs de stockage d’eau potable n’a jamais été le souci dominant des ingénieurs civils, si bien que l’on est arrivé à une certaine systématisation des silhouettes où des châteaux d’eau types sont adoptés d’un site à un autre, se souciant uniquement de considérations fonctionnelles et financières, négligeant ainsi toute la réflexion esthétique, architecturale et sociologique. Nous pourrions dire autant des ouvrages d’art qui se réalisent depuis les années 1980, et qui sont devenus des répliques de ponts en poutres multiples en béton précontraint qui meublent pour ne pas dire agressent notre paysage routier.
Que de carences ont été observées à cause de cette tendance, à vrai dire fort commode de négliger dans les décisions d’aménagements de nombreuses données considérées à tort comme mineures ou éloignées de l’objectif poursuivi. Effectivement, dans l’esprit des ingénieurs, une telle attitude bien regrettable, est particulièrement fréquente lorsque les facteurs et paramètres à introduire dans leurs calculs ne sont pas mesurables ou quantifiables. L’ingénieur civil, formé à la rigueur mathématique, est plus préoccupé par la complexité du problème qui lui est posé, qu’il ne pense qu’à simplifier les hypothèses pour rendre l’ensemble du problème parfaitement calculable. Dans ses raisonnements, les facteurs socio-culturels considérés de type qualitatifs échappant à toute quantification objective, sont dès lors négligés. Paradoxalement, l’esprit scientifique, au lieu d’être maintenu dans sa rigueur, s’en trouve malencontreusement trahi.
À titre d’exemple, face à un phénomène vibratoire d’une passerelle au passage d’une foule de piétons, un usager lambda vous parlera d’une sensation d’inconfort qui va se manifester par une perte de confiance dans la résistance de cette structure, il s’agit là d’une appréciation qualitative. Alors que l’ingénieur civil va plutôt chercher à interpréter cet inconfort en le liant à une valeur quantifiable, représentée par une grandeur physique, qui dans ce cas précis n’est autre que l’accélération verticale du mouvement de la passerelle, représentative de ce phénomène communément connu par les ingénieurs et les physiciens sous le nom du « phénomène de résonance ».
Cela conduit à des affrontements d’écoles et des incompréhensions opposant les ingénieurs de formation purement technique et tous ceux dont la formation est sensibilisée aux sciences sociales tels que les sociologues et à l’esthétique tels que les architectes. Ces divergences de point de vue et/ou d’approche sont trop fréquentes pour ne pas y voir une carence dans les programmes de cursus de formation dispensée. On voit bien clairement que l’on pose ici indirectement le problème du contenu de la formation universitaire de l’ingénieur civil.
Bien entendu, les tâches essentielles dévolues à l’ingénieur civil sont des tâches d’exécution réclamant une grande maitrise scientifique et technique, bien qu’elles soient influencées inconsciemment par des décisions faisant intervenir des facteurs socio-culturels extrêmement nombreux et complexes à cerner. Sa formation orientée vers la maitrise des techniques d’exécution, de calcul de résistance de matériaux et de l’analyse de la dynamique de structures, nécessitant une grande connaissance des sciences physiques et mathématiques, a contribué à former des hommes plus préoccupés à réduire la complexité de chaque problème posé, par l’application systématique d’hypothèses simplificatrices que par l’analyse et la maitrise des paramètres socioculturels de son environnement immédiat.
Il est vrai qu’au fil du temps, la formation s’est peu à peu orientée vers les différents aspects réglementaires et normatifs tant les différents aléas naturels menaçant nos structures de génie civil sont aléatoires et difficiles à quantifier. C’est peut-être la raison pour laquelle l’ingénieur est devenu incapable d’imaginer au-delà de ces standards et codes de calcul qui le confortent dans une certaine sécurité. Ce qui a contribué vraisemblablement à le rendre insensible à l’appréciation des paramètres non quantifiables (socio-culturels).
Alors que, les premiers ingénieurs, de talent qui pour la plus part étaient Polytechniciens, n’ont pas été influencé par les approches normatives tant les règles normatives n’étaient pas encore bien élaborées, voire même inexistantes. Pour les standards Algériens, la première mouture du règlement parasismique est parue en 1981 après le séisme d’El Asnam, la première version du règlement neige et vent est sortie en 1999 alors qu’il aurait fallu attendre 2012 pour voir la parution du règlement parasismique des ouvrages d’art. Ces ingénieurs ont été plus libres dans l’exercice de leur profession, et donc plus audacieux en faisant exploser leur génie créatif, en étant des acteurs importants dans les années 1980 dans le secteur du Bâtiment, Travaux Publics et Hydraulique, en participant à la formation des générations d’ingénieurs dans les différentes universités et écoles.
Dans ce qui va suivre, je voudrais mettre en exergue un point de débat, à travers l’examen de trois situations réellement vécues et puisées de mon retour d’expérience d’ingénieur. Ces situations, somme toutes banales pour un ingénieur civil évoluant dans le domaine des études et de conception des ouvrages, mettent en évidence l’approche sociologique apportée à chacun des problèmes d’ingénierie posés ici. L’ambition de cette contribution est d’interroger le lecteur, plutôt que de lui apporter des solutions prêtes à l’emploi.
À la recherche d’un point géodésique désespérément
En 1999, dans le cadre d’une étude d’ingénierie qui consistait en la conception d’une digue en terre pour la lutte contre des inondations [2], nous étions amenés, contractuellement, à implanter l’ouvrage sur un levé topographique rattaché au Nivellement Général d’Algérie (NGA).Toute la difficulté reposait sur l’identification d’un point géodésique(*) à proximité du site de l’étude pour pouvoir initier notre levé topographique et ainsi le rattacher NGA. La carte graphique issue du levé topographique allait être le document de base pour la conception et l’implantation du projet en question. Cette démarche très pratique est courante dans le métier de l’ingénieur lorsque le point géodésique est à portée de main.
Sauf que, chercher un point géodésique dans le grand sud Algérien, et particulièrement à 450 km au sud de Tamanrasset, revient à chercher une aiguille dans une botte de foin. D’ailleurs, les premières recherches au niveau des services techniques, à In Guezzam puis à Tamanrasset (villes du sud Algérien appartenant culturellement à la région Touareg) se sont avérées infructueuses. Ce n’est qu’après discussions et échanges avec certains intervenants du projet que nous avons été orientés vers le Père Antoine Chatelard, un missionnaire catholique originaire de la Loire (France),connu et respecté de tous, installé à Tamanrasset depuis Septembre 1954. Ce grand connaisseur du milieu touareg et du Tamacheq (langue Touareg), auteur de nombreux articles et d’études sur Charles de Foucauld(**), nous a accueillis dans sa maison au confort spartiate. Après des heures de discussion, il nous apprendra que sur le mont qui surplombe la ville d’In Guezzam, se trouve effectivement un point géodésique datant de l’époque coloniale. Renseignements pris, et après une journée de route en plein désert faite de successions de pistes caillouteuses et de dunes de sable, nous sommes arrivés sur site. Le lendemain à la fraicheur du petit matin, nous avons entamé l’escalade du mont. Après près d’une heure de recherche, nous sommes finalement tombés sur ce fameux point géodésique. À partir de là, il nous a fallu près de quatre heures pour lever en cheminement direct sur environ quatre kilomètres jusqu’au site du projet où nous avons créé une borne topographique, dite aussi station, à partir de laquelle le levé topographique, pouvait enfin se faire.
Ce qui est intéressant dans cette première situation, c’est qu’aucune personne n’aurait pensé qu’une information technique aussi pointue pouvait être détenue par un religieux. Encore moins un ingénieur civil, dont la démarche académique, l’aurait directement amenée à chercher cette information sur une carte topographique, lorsque celle-ci est en sa possession, ou encore se procurer la nomenclature de points géodésiques de la région de l’étude au niveau des services compétents de l’Institut de Cartographie. Les échanges avec les intervenants du projet nous ont permis de prendre la mesure de l’impossibilité de suivre cette procédure bien formalisée, qui au demeurant aurait ralenti le projet de quelques semaines.
Ayant repéré l’importance du problème technique posé (rattachement NGA); et ayant identifié au plus juste la nature des difficultés dans la démarche de résolution (absence de point géodésique); il fallait envisager d’autres moyens, plus appropriés à une situation inédite pour la résoudre en sortant de sa zone de confort, et en allant chercher au-delà des procédures techniques habituelles auxquelles l’ingénieur est rompu. In fine, on retiendra de cette expérience que l’ingénieur doit être préparé à écouter, communiquer puis comprendre les groupes sociaux avec lesquels il est amené à travailler.
Pour l’histoire, j’aurais à revoir et à rencontrer encore quelques fois le Père Antoine ; considéré comme lointain successeur de Charles de Foucauld ; lors de mes divers voyages que j’aurais à effectuer sur Tamanrasset. Et c’était toujours un plaisir de partager des moments de discussion avec lui. Incontestablement, cet amoureux du désert, était un témoin et un dépositaire d’une certaine mémoire de la région de l’Ahaggar. Il nous quittera en Janvier 2021 à l’âge de 90 ans.
L’oued détourné de son lit originel
En 2004, dans le cadre d’une étude de réhabilitation et d’aménagement du lit de l’oued Allaghane dans la commune de Tazmalt (Béjaia, Algérie) [3], l’objectif était le recalibrage de l’oued Allaghene afin de solutionner un problème d’inondations localisées à la sortie Est de la ville du même nom, au niveau de la Route Nationale 26 (RN26). Au niveau du cône de déjection, les pistes agricoles menant vers les fermes et habitations se retrouvent coupées à chaque épisode de crues et certaines habitations devenaient même inaccessibles et isolées.
Plusieurs missions de terrain ont été effectuées par une équipe d’ingénieurs (Hydrologue, hydrogéologue, hydraulicien et civil) afin de reconnaître les zones inondables et les différents itinéraires de l’oued Allaghane, d’affiner le schéma d’aménagement, de préparer les zones à lever topographiquement et de définir l’étendue de l’étude hydrologique. Il a été constaté que le ruissellement et l’écoulement de l’oued changeait périodiquement d’itinéraires au grès des crues ou d’aménagements particuliers, ce qui rendait incompréhensible le phénomène et difficile à ébaucher la moindre solution.
Mais, durant ces sorties, un phénomène insolite avait attiré notre attention. Un pont réalisé en maçonnerie implanté sur la RN 26 a été érigé au milieu de nulle part sur un champ d’olivier. On pouvait lire l’inscription « 1932 » sur le fronton en pierre de cet ouvrage d’art.
Une enquête auprès des riverains, nous a fait croiser par hasards un vieil homme âgé d’environ 85 ans, rencontré durant l’une de nos diverses visites de terrain et avec qui nous avions sympathisé. Il nous apprit que le lit de l’oued Allaghane n’était pas celui que l’on connait aujourd’hui. Ce dernier nous révéla que dans son enfance, l’oued coulait dans l’axe central du cône de déjection et débouchait au pont maçonné, que nous avions signalé plus haut. Puis, il se remémora que lors d’une crue exceptionnelle qu’il avait vécue lorsqu’il était enfant, vers le milieu des années 1930, l’oued qui s’écoulait normalement dans son lit, s’est concentré vers la rive droite causant des dommages aux propriétés se trouvant sur son passage pour resurgir au niveau du carrefour de la RN26 avec la CW42. Il se rappela aussi, que des sauveteurs évacuaient à l’époque des automobilistes surpris par l’ampleur du ruissellement, pour les sauver d’une noyade certaine. Récit difficile à croire à en juger par la carte topographique de la région, qu’on avait sous les yeux et qui semblait contre dire ce récit. C’est de là que nous est venue l’idée de consulter les plans du sénatus-consulte(***) de la région, que nous nous sommes procurés aux archives. Les extraits des plans des lots ruraux datés de 1878 (Ech. 1/4000°) [4], retranscrivent fidèlement les cours d’eau tels qu’ils étaient dans leur état initial et plus particulièrement le lit de l’oued Allaghene avant cette crue exceptionnelle de 1935, telle que décrite par le vieil homme.
Finalement, l’ensemble des cartes recueillies, ont été géo-référencées dans un même Système d’Informations Géographiques (SIG), et le cours d’eau a été rétabli dans son lit initial après une étude d’ingénierie très sérieuse. Il ressortait alors que le lit originel passait effectivement sous le pont maçonné réalisé en 1932.
De cette deuxième situation, on ne peut pas s’empêcher de faire un parallèle entre l’approche adoptée et les enquêtes sociologiques. À la différence que ces dernières visent l’observation et la compréhension des phénomènes de société tels que les comportements, les attitudes et les opinions. En sciences sociales, l’enquête de terrain est la procédure méthodologique appropriée à la recherche empirique, que l’on peut qualifier de qualitative [5]. Par contre, dans notre cas de figure, l’objectif était de saisir, par des entretiens, la vision et les observations d’un groupe social sur la réalité d’un phénomène naturel se produisant dans son espace physique. Bien sûr une étude d’ingénierie doit se démarquer et se détacher du simple propos, de l’intuition et de l’affirmation non vérifiée. L’ingénieur, doit s’assurer de la crédibilité des informations recueillies en recourant aux méthodes scientifiques rigoureuses afin de valider et vérifier une information d’une manière quantitative. Ce qui a par ailleurs été fait par le calage des différentes cartes (sénatus-consulte, levé topographique …) dans un SIG dont la précision numérique n’est plus à prouver.
L’oued en furie
En 1999, il était question de présenter une méthodologie pour le dimensionnement d’un barrage infero-flux (barrage souterrain) sur l’Oued Tamanrasset. Le problème auquel nous étions confrontés était l’estimation du débit de crues qui transitait dans l’oued. L’évaluation du débit de crues fréquentielles, avec une certaine période de retour, dans cet extrême sud de l’Algérie est une opération très difficile qui décourage très souvent les hydrologues les plus aguerris. Ce paramètre est d’un intérêt capital pour le dimensionnement de ce type d’ouvrage. Il est connu que pour des raisons de sécurité, quelle que soit la méthode d’estimation utilisée, pour l’évaluation de cette crue, nous sommes tenus de nous référer aux valeurs des plus forts débits de crues observées.
Par manque d’observations dans cette région, il fallait trouver un moyen d’approcher au plus juste ce paramètre d’entrée considéré comme essentiel pour le projet. C’est là que mon ami, M. Touat, Hydro-climatologue de profession, a mis la main sur un recueil d’observations anciennes [6] sur l’hydrologie superficielle au Sahara et des pays sahéliens limitrophes. Les renseignements et observations compilés dans ce document ont été recueillis par des militaires missionnaires sur le transafricain, des informateurs locaux touaregs, de missionnaires religieux, du Révérend Père (R.P.) de Foucault et bien sûr de René Basset, et publié par le gouvernement général de l’Algérie dans les années 1950. Le bassin versant de l’oued Tamanrasset (Le père de Foucauld l’écrit Tamanghasset), y est décrit comme étant un long et étroit couloir de 160 kms de long sur 20 kms de large. Il prend son origine sous le nom de Taremmout sur la face Sud de l’Atakôr-n-Ahaggar, dans la région de l’Assekrem, vers 2 700 m d’altitude. On pouvait lire aussi dans le manuscrit [6] ce qui suit : « De mémoire d’indigène, la crue la plus importante fut celle du 15 Janvier 1922. Débordant sur les deux rives, elle emporta des jardins et atteignit la base du fortin construit par le R.P. de Foucauld. Sa largeur a dû ainsi excéder 200 m et sa hauteur 2 à 3 m. Le Capitaine Aymard, qui l’observa, nous dit que sa vitesse atteignit celle d’un cheval au galop. Une crue presque aussi importante s’observa récemment en Septembre 1951 ».
C’est là que l’idée nous est venue de modéliser la section transversale de l’oued à l’endroit exact où ces observations ont été faites. La pente du profil en long de l’oued a été reconstituée par le biais d’un relevé topographique précis. Ensuite, ces données ont été introduites dans un programme de calcul numérique avec lequel nous avons simulé plusieurs scenarii, jusqu’à ajuster au plus près les limites de la crue observée et ainsi caler la valeur du débit recherché, nécessaire au dimensionnement de notre ouvrage.
Ce qui est intéressant dans cette troisième situation, c’est la simplicité avec laquelle l’observateur, non averti, a pu rapporter ce phénomène naturel pourtant très complexe à modéliser mathématiquement, tant le nombre de paramètres rentrant en ligne de compte est important. Je ne m’empêche pas d’imaginer l’observateur regardant l’oued Tamanrasset en furie, impuissant, subissant cette crue dévastatrice. Alors que l’ingénieur, dans sa démarche aura un autre rapport à cette situation, puisqu’il va s’efforcer de comprendre au-delà de la simple description en associant des chiffres et des valeurs mesurables sur chaque paramètre agissant sur le comportement de cette crue. C’est sa manière à lui de prendre le contrôle de cet ensemble physique complexe.
Naturellement, la démarche académique reprend le dessus, en ce sens que l’on a adopté une méthodologie de validation du choix des paramètres influents et bien identifiés du modèle sur l’observation décrite et utilisée ici comme validation expérimentale. Le but étant d’évaluer la qualité du modèle en termes de justesse et de fidélité.
En résumé, la démarche a consisté à prouver, après plusieurs simulations, que les résultats du calcul sont bien la solution du problème décrit par l’observateur de son environnement.
Des sciences sociales aux sciences de l’ingénieur, il n’y a qu’un pas
Il est connu que le processus de maturation d’un projet d’ingénierie obéit à une hiérarchisation passant par une phase préliminaire, phase d’Avant Projet Sommaire (APS), phase d’Avant Projet Détaillé (APD) pour aboutir à la phase d’exécution. Si les trois dernières phases sont des étapes éminemment techniques faisant appel à des compétences purement en ingénierie, la phase préliminaire, qui est la plus cruciale d’un projet d’Ingénierie, est plutôt pluridisciplinaire, en ce sens qu’elle fait mutualiser plusieurs intervenants de divers bords (élus, citoyens, économistes, topographes, géologues, géotechniciens, hydrologues, hydrogéologues ….). Cette phase préliminaire est dédiée à la collecte des données, des cartes de la zone d’étude et surtout à des visites de site et enquêtes de voisinage pour la reconnaissance de terrain. Le but étant de cerner au plus juste la problématique ainsi que les besoins exprimés pour le projet. C’est justement, dans cette phase préliminaire que s’inscrivent les trois situations relatées plus haut dans cette contribution. On comprend par là que l’ingénieur civil doit s’initier à quelques techniques d’enquête, aux entretiens et à l’observation notamment. Il doit posséder des outils et des clés de compréhension originales du monde social dans lequel il évolue. Il est aussi appelé à agir en qualité d’animateur, ou en tant qu’acteur autonome, entre des groupes sociaux qui interagissent au sein du projet tout en modérant les éventuels conflits, ou en faisant face aux différents obstacles pouvant se poser, pour faciliter la gestion et l’avancement du projet.
Nous déduisons qu’une formation en sciences humaines, qui relève d’un régime de scientificité particulier par rapport aux sciences expérimentales ou de l’ingénieur [8], contribuera à la formation de l’esprit critique des futurs ingénieurs.
Conclusion
N’étant ni anthropologue, ni sociologue, ma contribution s’est bornée à l’examen de l’apport certain des sciences sociales au métier de l’ingénieur pour l’aider à comprendre les groupes sociaux avec lesquels il interagit. Il va sans dire que pour réussir à faire ce rapprochement, d’une manière efficace, de l’observation qualitative, à un résultat quantitatif calculé ou estimé, il faut un esprit non seulement ouvert sur les sciences, mais aussi sur tout son environnement immédiat.
Afin de préparer les ingénieurs à exercer des responsabilités dans le monde professionnel, tel que décrit ici, la formation devrait être à la fois pluridisciplinaire et polyvalente. Il paraît évident que la démarche pédagogique que l’on devrait retrouver sous-jacente à tout projet de formation des ingénieurs civils est celle qui devrait conduire à l’observation et à la compréhension de leur milieu naturel et social.
L’université devrait chercher à faire en sorte que, dans le même temps, les ingénieurs acquièrent une compétence professionnelle et technique, tout en intégrant une dimension humaine et sociale forte dans la pratique de leur métier. En conclusion, même si les sciences sociales et les sciences de l’ingénieur s’y prennent différemment pour poser les problèmes et les résoudre, l’introduction d’un enseignement en sciences sociales ne peut être séparé du projet pédagogique de la formation globale de l’ingénieur civil.
Aussi, un séminaire animé par des ingénieurs, intervenants dans la pratique, devrait être adossé à la formation universitaire. Le but étant de partager, leurs expériences professionnelles autour de cas concrets réellement vécus sur le terrain.
Notes de bas de page
(*) Un point géodésique est un point topographique, dont la position sur la terre a été déterminée précisément grâce à la géodésie, lié à un système de projection, en l’occurrence au système UTM WGS84.
(**) Charles Eugène de Foucauld (1858-1916 ) est un officier de cavalerie de l’armée française, devenu explorateur et géographe, puis religieux catholique, prêtre, ermite et linguiste. Il a laissé de nombreux documents scientifiques, issus de son important travail de recherche sur les Touaregs et plus généralement des Berbères.
(***) Le sénatus-consulte du 22 avril 1863 est une loi, votée par le Sénat français sous le Second Empire, visant à organiser la propriété foncière en Algérie et à délimiter les territoires des tribus et des douars.
REFERENCES
[1] Jean Barthelemy, Pour une pédagogie adaptée à l’art de l’ingénieur, In L’eau, la Matière et l’homme, LHCN, Univ. de Liège, Belgique 1997.
[2] Geosystem Consult, Conception d’une digue en terre pour la lutte contre des inondations, 1999
[3] AGC, Etude de Réhabilitation et d’Aménagement du lit de l’Oued Allaghane, 2004.
[4] Extrait du plan de lotissement de la commune de Tazmalt. Territoire de Tazmalt échelle 1/4000 è lot rural n° 157 levé en 1878 (dépôt à Constantine).
[5] Madeleine Grawitz, Méthodes des sciences sociales, Paris, Dalloz, 1993
[6] Jean Dubief, Essai sur l’hydrologie superficielle au Sahara, Gouvernement général de l’Algérie, 1955
[7] Christian Thuderoz, Clefs de sociologie pour ingénieur(e)s, Collection Metis Lyon Tech
[8] Cynthia Colmellere, Des élèves ingénieurs s’essaient à l’enquête sociologique, Zilsel 2017/2 (N° 2), pages 251 à 280
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