Ce texte est la suite de la première partie de l’analyse de Philippe Stoop que nous avons publiée précédemment.
Les angles morts du rapport OPECST
Un rapport parlementaire publié le 16 mai 2019 étudie le fonctionnement des agences chargées de l’évaluation des risques sanitaires, souvent critiquées dans la presse pour leur complaisance supposée envers les lobbies industriels, en particulier dans le cas de l’étude du glyphosate. Ce rapport explique de façon très pédagogique le fonctionnement de ces organismes et les processus d’évaluation, et formule des propositions constructives pour retrouver « le chemin de la confiance ». Toutefois, en ne formulant que des propositions d’amélioration des agences, sans jamais s’interroger sur la pertinence des critiques qui leur sont adressées, ce rapport risque d’avoir l’effet inverse du but affiché : entrainer les agences dans une spirale infinie de justifications, pour répondre à des interrogations pas forcément fondées scientifiquement. Cela d’autant plus que le rapport n’aborde pas une question relevant pourtant pleinement du domaine législatif : le nécessaire amendement de certains textes réglementaires, incohérents avec la complexité de l’évaluation des risques sanitaires.
Dans la première partie de cet article, nous nous sommes intéressés aux deux premiers chapitres de ce rapport, qui expliquent les fondements de l’expertise sanitaire et le mode de fonctionnement des agences, et analysent les raisons des divergences potentielles entre agences. Dans ce second article, nous étudierons le chapitre III du rapport, qui analyse les raisons des doutes citoyens sur les agences, et formule des propositions pour retrouver le « chemin de la confiance » prôné par les parlementaires.. et verrons par la même occasion en quoi ce rapport n’a fait que la moitié de ce chemin.
Nous avons vu dans la première partie de cet article que les analyses formulées par l’OPECST dans les deux premiers chapitres de son rapport sont très pertinentes, mais ne portent que sur le fonctionnement des agences sanitaires, et non sur celui des organismes de recherche qui produisent les publications scientifiques étudiées par ces dernières. Cette lacune devient particulièrement regrettable quand on passe au dernier chapitre, sur les propositions de l’OPECST pour restaurer la confiance dans les avis des agences… et donc dans l’application pratique du principe de précaution.
Une vision unilatérale de la recherche scientifique
Le titre du dernier chapitre du rapport pose une question essentielle : « UN NOUVEAU MODÈLE D’ÉVALUATION DES RISQUES À CONSTRUIRE ENTRE SCIENTIFIQUES ET CITOYENS » ?
Ce chapitre commence, comme il est normal, par l’examen des « RESSORTS DU MALAISE CITOYEN FACE À L’EXPERTISE DES RISQUES SANITAIRES ET ENVIRONNEMENTAUX » : défiance vis-à-vis des acteurs économiques, des scientifiques, et des décideurs publics. L’inventaire de ces causes de défiance est particulièrement exhaustif, mais il y manque un élément essentiel : un examen, au moins a minima, de leur légitimité. Ce sujet est pourtant crucial, pour éviter que le principe de précaution soit détourné par des remises en cause continuelles du travail des agences, sans fondement scientifique sérieux. Or cette question centrale n’est abordée que dans un paragraphe de moins de deux pages (contre 8 pour les causes de défiance) : « Le risque inverse d’une application trop sévère du principe de précaution ? ». De plus, la majeure partie des arguments invoqués dans cette partie porte sur l’impact économique d’une conception trop stricte de la précaution. Par cette étonnante maladresse, l’OPECST alimente les insinuations selon lesquelles les questionnements sur l’application du principe de précaution servent de prétexte, pour faire passer l’intérêt économique des agrochimistes ou des agriculteurs avant la santé publique. Il y a pourtant derrière ces questionnements de vrais sujets scientifiques, qui portent bien sur la manifestation de la vérité dans les controverses sanitaires, et non sur la prise en compte des intérêts économiques.
Ce problème est particulièrement flagrant dans l’analyse que fait l’OPECST du rôle des scientifiques. Le rapport envisage seulement le risque que ceux-ci tendent à minimiser les risques sanitaires. C’est bien sûr une éventualité plausible, sur laquelle il faut être vigilant. Mais il ne faut pas oublier le risque inverse, tout aussi avéré, sinon plus : que certains chercheurs surmédiatisent, sans disposer de preuves suffisantes, des publications tendant à démontrer des risques sanitaires non pris en compte par les agences. En pratique, c’est bien cette médiatisation prématurée de travaux de recherche, qui introduit le plus souvent dans l’opinion publique l’idée que les agences occultent des risques apparemment bien avérés. Pourtant, un nombre croissant de scientifiques s’inquiète de la multiplication de publications dont les résultats sont insuffisamment démontrés, et, plus gênant encore, s’avèrent par la suite impossibles à répéter : un phénomène que l’épidémiologiste J. Ioannidis a pointé dès 2005 dans un article bien connu au titre provocateur « Pourquoi la plupart des résultats de recherche publiés sont faux[i] ». Le mécanisme de ce problème est clairement identifié : l’évaluation de la recherche publique, reposant essentiellement sur le nombre d’articles publiés et sur leur impact, incite les chercheurs à publier prématurément des résultats encore incertains, et les dissuade de chercher à consolider ce résultat par la suite, une simple confirmation n’ayant aucune chance d’être publiée. Dans la plupart des tentatives menées pour confirmer des résultats déjà publiés, moins de la moitié des publications étudiées ont pu être confirmées par une réplication ayant donné à l’identique les mêmes résultats significatifs[ii].
Or ce manque de réplication des publications scientifiques est particulièrement gênant pour le travail des agences sanitaires, qui consiste justement à évaluer la crédibilité des travaux complexes d’épidémiologie ou de toxicologie qu’elles étudient. Pour le comprendre, il faut rappeler une notion de base, souvent oubliée, de l’analyse statistique. Dans la littérature scientifique, on considère généralement comme valable un résultat dit significatif à 5%, c’est-à-dire qu’il n’y a que 5% de chance que l’effet attribué au produit étudié soit dû au hasard (c’est ce que l’on appelle le risque de 1ère espéce). Cela peut paraitre un risque d’erreur faible, mais on oublie trop souvent la réciproque : si on étudie l’effet sur la santé d’un produit inoffensif, on va trouver environ un vingtième (5%) de résultats « faussement » significatifs ! Chaque publication comprenant en général plusieurs dizaines de tests statistiques, il est bien rare qu’aucun d’entre eux ne donne un résultat erroné. A partir d’un certain niveau de complexité, il est donc inévitable qu’une publication d’épidémiologie ou de toxicologie obtienne un ou des résultats significatifs, même si elle examine un produit inoffensif. La question qui se pose en expertise sanitaire n’est donc pas de savoir s’il y a des résultats significatifs, mais s’il y a un excès de résultats significatifs (c’est-à-dire si on obtient un pourcentage de résultats significatifs nettement supérieur à 5%). Il existe bien sûr de tests statistiques pour s’en assurer : test de Bonferroni, procédures FDR (False Discovery Rate). Mais ces tests sont rarement pratiqués dans les publications scientifiques, et, quand ils le sont, leur signification réelle est parfois occultée : un exemple spectaculaire en a été fourni récemment, par un article déclarant avoir observé un lien significatif entre perturbateurs endocriniens et troubles du comportement de jeunes garçons, alors que la procédure FDR pratiquée dans l’article montrait clairement que ces résultats significatifs n’étaient qu’un effet du hasard[iii] ! En l’absence de ces tests statistiques complémentaires, la seule façon de s’assurer qu’un effet néfaste observé est « réellement » significatif est de répéter l’expérience, pour vérifier que l’on obtient le même résultat. Or nous avons vu que les chercheurs ne répliquent que très rarement leurs travaux, ou ceux déjà publiés par leurs confrères.
Les mécanismes de la recherche publique conduisent donc à accumuler des résultats potentiellement alarmants en termes de santé publique, généralement sans les confirmer, et ces résultats sont souvent médiatisés sans prendre les précautions suffisantes pour leur interprétation. Or cette médiatisation excessive de résultats alarmistes est bien évidemment la raison majeure des soupçons des citoyens envers les agences sanitaires. Elle est bien plus fréquente que les divergences entre agences, qui restent exceptionnelles. Il est donc très regrettable que l’OPECST n’ait pas étudié cette question, beaucoup plus importante pour rétablir la confiance des citoyens que les arguties techniques sur les méthodes respectives du CIRC et des autres agences. Dans la situation actuelle, c’est aux agences que revient la tâche ingrate (et forcément polémique) de trier le bon grain de l’ivraie, parmi la masse de publications qu’elles doivent étudier. Or leurs moyens actuels ne leur permettent pas de réaliser ou de commander les études nécessaires pour confirmer des résultats alarmants insuffisamment démontrés (analyses statistiques complémentaires type Bonferroni ou FDR, ou réplication de l’expérience). On ne peut donc que souscrire à la proposition la plus consensuelle de l’OPECST, la recommandation n°1 : « Donner aux agences la possibilité de déclencher des études destinées à améliorer la connaissance des dangers et des expositions, à travers un fonds de recherche inter-agences. ». A condition de bien rappeler que la première étape pour déclencher des études complémentaires n’est pas d’acquérir des connaissances nouvelles, suite à des publications scientifiques mettant en cause les analyses des agences : c’est de s’assurer d’abord de la validité et de la répétabilité de ces publications.
Une impasse sur les incohérences réglementaires génératrices de controverses
On peut comprendre que l’OPECST n’ait pas voulu trancher sur la controverse entre le CIRC et les autres agences, et de façon plus générale ne prononce pas d’avis scientifique, ce qui n’est pas de son ressort. Mais, en tant qu’organisme relevant du pouvoir législatif, il est plus surprenant qu’il ne se soit pas saisi d’un problème flagrant, qui rentre pleinement dans son champ de compétence : l’impact de décisions réglementaires, dont les implications scientifiques ont été mal évaluées. Le cas du glyphosate en offre pourtant un exemple très révélateur, dont aucune leçon n’est tirée dans le rapport. Nous avons vu dans la 1ère partie de cet article que le point majeur de la polémique est l’interprétation du règlement européen 1107/2009, qui postule qu’un produit classé cancérogène probable ne peut être autorisé. Or les divergences d’appréciation entre le CIRC et les autres agences sont récurrentes : le rapport OPECST rappelle que, pour 54 pesticides qui ont été examinés à la fois par l’EFSA et le CIRC, leurs classements ne convergeaient que pour 29 produits. Auparavant, ces divergences n’avaient aucun impact sur les procédures d’autorisation des pesticides, et passaient d’ailleurs totalement inaperçues. En attribuant un rôle réglementaire critique à la classification « cancérogène probable », le règlement 1107/2009 a créé un risque de controverse majeur, qui s’est manifesté pour la première fois à propos du glyphosate, mais se reproduira sans doute à l’avenir. Il aurait été préférable d’anticiper ce problème, et, maintenant qu’il est clairement posé, il est nécessaire de proposer rapidement une solution pour traiter ces divergences. Or l’OPECST ne fait aucune proposition claire et opérationnelle dans ce sens. Il est normal qu’il ne se prononce pas sur le fondement scientifique de ces divergences, ce qui serait une ingérence dans le travail des scientifiques et des agences. Mais le législateur pourrait au moins demander que, dans ces situations, au lieu de parler chacun de leur côté, le CIRC et l’EFSA s’engagent à publier une note commune récapitulant les motifs de leurs divergences d’appréciation, et indiquant quels travaux supplémentaires seraient nécessaires pour trancher leur différend et arriver à une position commune.
Par ailleurs, le règlement 1107/2009 a également aggravé les risques de dérive dans l’application d’un texte antérieur, le règlement 1272/2008[iv]. Celui-ci caractérise les critères de définition des « preuves suffisantes de cancérogénicité » chez l’animal dans les termes suivants : « un lien de causalité est établi… Dans (a) au moins deux espèces animales ou (b) au moins deux études indépendantes sur une espèce…[ou] une incidence accrue de tumeurs chez les deux sexes d’une même espèce dans une étude correctement réalisée, de préférence [c’est nous qui soulignons] selon les bonnes pratiques de laboratoire.». Par ailleurs, un lien de causalité est défini dans la classification CLP comme une « liaison significative (à 5%) entre exposition à l’agent étudié et une incidence accrue des néoplasmes malins ou d’une combinaison donnée de néoplasmes bénins et de néoplasmes malins »[v]. Dès l’origine, ce texte posait problème à cause de ses critères beaucoup trop vagues. Nous avons vu que, statistiquement, et quelle que soit la qualité de l’étude, 1/20ème environ des résultats significatifs à 5% sont susceptibles d’être faux. Quand on accumule beaucoup d’études sur un produit comme le glyphosate, il est donc inévitable d’obtenir au moins 2 études comprenant des liens entre ce produit et « des néoplasmes malins ou une combinaison de néoplasmes malins et bénins ». Une application à la lettre de ce règlement exposerait donc à classer comme cancérigène probable tout produit ayant fait l’objet d’études approfondies.. voire tout autre facteur n’ayant aucun effet sanitaire, tel le signe astrologique ![vi]. Tant que l’homologation des produits phytosanitaires reposait sur l’analyse du risque, ce texte imprudent ne posait pas trop de problème : l’analyse du risque nécessitant l’établissement de courbes doses-réponses pour les effets sanitaires des produits, il était facile d’identifier les résultats statistiquement aberrants sortant de la courbe (les fameux 5% de « faux positifs »). Il est d’ailleurs probable que c’est à ce type d’expérimentation que pensaient les rédacteurs initiaux des critères CLP. Mais le règlement 1107/2009 a changé la donne : pour la démonstration du danger, un résultat isolé à une dose quelconque peut suffire, il est donc plus difficile de s’assurer de la plausibilité des résultats publiés que dans le cas d’une étude dose-réponse. Le règlement 1107/2009, qui consacrait le passage d’une réglementation basée sur le risque à une règlementation basée sur le danger, aurait donc dû être accompagné d’amendements du règlement 1272/2008, afin de préciser des critères plus stricts pour établir des « preuves suffisantes de cancérogénicité ». Cela n’a pas été fait à l’époque, et n’est toujours pas à l’ordre du jour actuellement. C’est donc aux agences que revient la responsabilité de décider quelles publications scientifiques paraissent solides ou non, sans lignes directrices officielles. Cette situation ouvre bien sûr la voie à des soupçons sur l’objectivité avec laquelle elles ont sélectionné ou éliminé les références utilisées dans leurs avis. Pourtant, quelques précisions simples permettraient de limiter les risques d’interprétation abusive du 1272/2008 : ne retenir que les publications confirmées pour un même couple produit*pathologie (cette précision élémentaire ne figure pas explicitement dans les textes) et avec des éléments minimaux de méta-analyse (si le nombre de références le permet), ou à défaut des tests de Bonferroni ou VFD sur les publications individuelles.
Répondre aux questionnements scientifiques et sociétaux, oui, mais jusqu’où ?
Nous avons vu dans la 1ère partie de cet article que l’OPECST a relevé que, contrairement aux autres agences, le CIRC considérait comme recevables des expérimentations non conformes aux lignes directrices de l’OCDE (c’est même cette divergence méthodologique, à elle seule, qui suffit à expliquer leur divergence de classement sur le glyphosate). Ce constat aurait dû amener à poser la question du niveau de preuve minimum qui doit être exigé, pour que des publications scientifiques puissent remettre en cause l’avis des agences. Or l’OPECST n’aborde nulle part cette question qui est pourtant cruciale, surtout si l’on admet, comme l’Office semble le faire, que le respect des lignes directrices de l’OCDE est facultatif. Suffit-il alors qu’une publication ait été acceptée dans une revue à comité de lecture pour que les agences soient obligées de la prendre en compte ? Si c’était le cas, cela voudrait dire par exemple que la fameuse publication de G-E Séralini en 2012, sur les effets du maïs OGM, devrait être retenue par les agences, bien qu’elle ait été contestée par l’immense majorité des scientifiques dès sa sortie, et réfutée par toutes les tentatives de réplication qui ont suivi[vii]. En ne fixant aucun critère minimal de qualité, en remplacement des lignes directrices de l’OCDE, l’OPECST retire aux agences sanitaires toute légitimité pour faire le tri face aux défaillances de la presse scientifique.
Au-delà de la qualité minimale des publications éligibles à une expertise, se pose aussi la question du périmètre des questionnements pouvant être légitimement posés aux agences. Le rapport OPECST cite de façon positive un exemple récent d’interpellation venue de scientifiques, se présentant comme « lanceurs d’alertes », auquel l’ANSES a répondu par la voix d’un GECU (Groupe d’Expertise Collective d’Urgence). Il s’agit de la tribune du 15 mai 2018, par laquelle un collectif de chercheurs et médecins alertait à propos des dangers potentiels des fongicides de la famille des SDHI[viii], et à laquelle l’ANSES a répondu par un avis publié le 15 janvier 2019[ix]. Le principe de ces GECU, pour répondre (relativement) rapidement aux interrogations nouvelles soulevées par des publications scientifiques, est bien sûr excellent, et théoriquement tout-à-fait apte à restaurer la confiance. Encore faudrait-il s’interroger sur la nature des interrogations auxquelles l’ANSES serait tenue de répondre par cette procédure, qui mobilise des ressources au détriment du travail de routine de l’agence. En l’occurrence, le seul élément nouveau invoqué par les chercheurs est le mode d’action chimique de cette famille de pesticides, très employés, et donc déjà longuement étudiés par les agences sanitaires. Or la décision d’homologation des produits phytopharmaceutiques ne porte pas sur l’examen de leur mode d’action, mais sur leurs effets sanitaires et environnementaux. L’identification d’un nouveau mode d’action n’apporte donc en soi aucune information susceptible de remettre en cause les autorisations en cours, sauf dans l’hypothèse où ce mode d’action pourrait conduire au développement de maladies rares et non examinées dans les expérimentations réglementaires actuelles. Mais ce n’était pas le cas ici, les chercheurs alléguant simplement un risque de cancer et de maladies neurodégénératives, déjà prises en compte dans le travail des agences. Si on suit le raisonnement de ces chercheurs, la démonstration d’un danger ne serait même plus nécessaire pour empêcher l’autorisation d’un produit : il suffirait que son mode d’action présente un danger purement théorique, même si ce danger n’a jamais été observé à aucune dose d’exposition. Poussé à ce niveau, on ne voit pas comment le principe de précaution pourrait encore permettre l’autorisation du moindre produit chimique. L’exemple de ce GECU aurait donc dû être l’occasion de réfléchir aux limites à poser sur les questions qui peuvent y être adressées das le cadre du principe de précaution. Sinon, le risque est grand de paralyser le fonctionnement des agences par des requêtes excessives. Autre interrogation oubliée par l’OPECST, l’efficacité réelle de cette procédure pour rétablir la confiance dans les agences : tous les grands médias ont rendu publique la tribune des chercheurs, mais combien ont parlé de la réponse de l’ANSES 8 mois plus tard ?
Le chemin de la confiance doit être construit des deux côtés
En fin de compte, malgré l’élargissement de sa saisine et le titre consensuel de son rapport, l’OPECST est resté proche de la mission très orientée que lui avait fixé sa lettre de saisine initiale : enquêter sur l’Indépendance et l’objectivité des agences sanitaires européennes (un intitulé qui excluait de fait le CIRC, qui ne relève pas d’une juridiction européenne, et se trouve être le seul organisme à avoir classé le glyphosate comme cancérogène probable). C’est d’ailleurs encore sous cette accroche que le rapport a été publié sur le site Web du Sénat[x], la seule concession étant le retrait de l’adjectif « européennes ». Un retrait de pure forme toutefois, puisque le fonctionnement du CIRC a été beaucoup moins interrogé que celui des autres agences, et que son avis a été examiné avec une grande bienveillance, pour ne pas dire indulgence.
Bien que l’OPECST ait déclaré vouloir élargir son sujet au-delà du glyphosate, son analyse est restée très marquée par ce cas d’espèce très particulier, où l’avis d’une agence diverge de celui de toutes les autres. Ce cas de figure n’est pourtant pas représentatif des principales raisons de la défiance croissante envers les agences sanitaires. La remise en cause continuelle de leurs avis par des publications scientifiques médiatisées prématurément, et la mauvaise prise en compte des inévitables incertitudes scientifiques par les textes législatifs, y contribuent beaucoup plus. De plus, s’il est bien sûr nécessaire que les agences répondent aux questionnements des chercheurs et de la société civiles, ne fixer aucune limite à la légitimité de ces questionnements les place en situation de perpétuelles accusées, et risque à terme de bloquer l’application du principe de précaution, en saturant les agences par des demandes d’approfondissement scientifiques non justifiées.
Bien plus que par leurs rares divergences, la crédibilité des agences sanitaires est surtout remise en cause par la surinterprétation de publications scientifiques qui demanderaient à être confirmées, et par certains textes réglementaires inadaptés à la complexité statistique de la prise de décision basée sur des expérimentations biologiques. La plupart de ces discordances s’expliquent très simplement, par des différences de culture entre experts sanitaires d’une part, et chercheurs et législateurs d’autre part. Contrairement à la vision binaire implicite dans le titre du chapitre III ( « un modèle… à construire entre scientifiques et citoyens), ce ne sont pas deux points de vue qui s’affrontent, mais trois : les citoyens, les chercheurs, et les experts sanitaires. Et la perplexité des citoyens est surtout due aux discordances apparentes entre chercheurs et experts, alors que ces deux points de vue sont le plus souvent confondus à tort sous le titre de « scientifiques ».
En rappelant toutes les critiques émises contre les agences, sans interroger leur légitimité, et en ne formulant que des propositions d’amélioration du fonctionnement des agences sanitaires, le rapport OPECST cautionne involontairement leur remise en cause continuelle. Il prend ainsi le risque de les entrainer dans une spirale sans fin de justification, pour répondre aux revendications de « marchands de doute », qui cette fois ne sont plus les industriels mais les militants anti-pesticides. Bien sûr, comme toute œuvre humaine, le travail des agences est perfectible. Mais la confiance ne reviendra que si le pouvoir politique affirme clairement les limites raisonnables de l’application du principe de précaution, et de sa transcription dans la loi. Faute d’avoir entrepris ce travail, la mission OPECST n’a fait que la moitié du chemin. Il devient maintenant nécessaire d’entamer la 2ème partie du travail : examiner les mécanismes qui conduisent parfois la recherche publique à dramatiser excessivement les enjeux sanitaires de ses découvertes, et proposer des méthodes de consensus entre chercheurs et agences.
Enfin et surtout, le rapport OPECST analyse la crise de confiance actuelle qui frappe les agences, comme un problème de compréhension entre les citoyens d’une part, et les scientifiques dans leur ensemble d’autre part. Cette approche passe complétement à côté des causes réelles des doutes des citoyens, qui reçoivent des signaux contradictoires entre la communication des agences d’une part, et les publications des scientifiques « lanceurs d’alerte » d’autre part, alors que ces deux points de vue sont perçus à tort comme des avis scientifiques qui devraient nécessairement converger. Faute d’un effort de pédagogie pour expliquer les différences de raisonnement entre agences et chercheurs, et de recommandations pour améliorer leur dialogue, l’OPECST passe à côté des vraies raisons du doute qui s’insinue chez les citoyens sur l’objectivité des agences.
Les polémiques affligeantes qui ont précédé la publication du rapport ont d’ailleurs bien montré que le chemin de la confiance était encore loin… Dans une interview à La Dépêche du 12 mai, le Sénateur P. Médevielle (UC), membre de la mission OPECST, annonçait cette publication, et rappelait que le glyphosate « est moins cancérogène que la charcuterie et la viande rouge »[xi]. Une affirmation vertement démentie par ses collègues de l’OPECST A . Genetet (LREM) et C. Villani (LREM)[xii]. Elle est pourtant conforme à l’ensemble des avis des agences sanitaires, y compris le CIRC, qui sont rappelés dans le rapport. La seule approximation que l’on peut reprocher à P. Médevielle est d’avoir mis sur le même plan la charcuterie et la viande rouge : il aurait été plus juste de dire que le glyphosate est moins cancérogène que la charcuterie, et pas plus que la viande rouge. Mais curieusement, sur ce sujet, rappeler le socle de consensus des agences ne fait que relancer les polémiques… Avec cette tempête dans un verre d’eau, l’OPECST montre lui-même qu’il n’a pas progressé sur le « chemin de la confiance ». Et surtout, il pointe involontairement la raison majeure du discrédit actuel qui frappe les agences sanitaires : l’instrumentalisation politique de la complexité de l’évaluation des risques sanitaires.
NB1 : cet article présente le point de vue de son auteur, et non celui de l’Académie d’Agriculture de France
NB2 : les questions soulevées dans ce texte ont fait l’objet d’une conférence à l’Académie d’Agriculture de France le 30 mai 2018. Son support visuel ( accessible ici ) comprend les liens vers les références bibliographiques utilisées. Ce document avait été présenté en avant-première aux membres de l’OPECST le 8 mars 2018.
[i] https://journals.plos.org/plosmedicine/article?id=10.1371/journal.pmed.0020124
[ii] https://cos.io/our-services/research/rpcb-overview/
[iii] https://ehp.niehs.nih.gov/ehp1314/ . Pour une étude critique de cette publication, voir http://www.forumphyto.fr/2017/10/10/perturbateurs-endocriniens-une-etude-hautement-significative-des-troubles-du-comportement-des-chercheurs/
[iv] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex%3A32008R1272
[v] http://www.prc.cnrs.fr/IMG/pdf/criteres-cmr-clp-2.pdf
[vi] http://www.forumphyto.fr/2016/04/01/pours-sourire-et-sinstruire-statisticien-epidemiologiste-astrologue-quel-scientifique-etes-vous/ (Poisson d’avril à fondement néanmoins sérieux…)
[vii] http://presse.inra.fr/Communiques-de-presse/Mais-OGM-MON-810-et-NK603-pas-d-effets-detectes-sur-la-sante-et-le-metabolisme-des-rats
[viii] https://www.liberation.fr/debats/2018/04/15/une-revolution-urgente-semble-necessaire-dans-l-usage-des-antifongiques_1643539
[ix] https://www.anses.fr/fr/system/files/PHYTO2018SA0113Ra.pdf
[x] http://www.senat.fr/espace_presse/actualites/201905/independance_et_objectivite_des_agences_chargees_devaluer_la_dangerosite_des_substances_mises_sur_le_marche.html
[xi] https://www.ladepeche.fr/2019/05/12/pierre-medevielle-senateur-udi-de-h-garonne-non-cette-molecule-nest-pas-cancerogene,8195468.php
[xii] https://www.lexpress.fr/actualite/societe/environnement/le-glyphosate-est-moins-cancerogene-que-la-charcuterie-affirme-un-rapport-senatorial_2077729.html