En résumé…
Dante Alighieri n’en dit rien dans ses notes de voyage, mais l’Enfer se révèle pavé de bonnes intentions, et comme de tous temps, le vouloir faire mieux, s’est souvent mué en ennemi du bien.
Ainsi le Gouvernement, entraîné dans le maelstrom de la réforme des retraites, devait-il se mettre en péril sur un autre dossier d’importance : « la relance du nucléaire », où un consensus sociétal, récemment constaté, reste néanmoins fragile et vulnérable ?
Fallait-il, en effet, profiter d’une loi dite « d’accélération du nucléaire », déjà votée au Sénat, aux fins d’aplanir les obstacles administratifs, de raccourcir les délais d’instruction et de simplifier les arcanes d’autorisation, pour y inclure, à l’occasion de son examen par l’Assemblée, un amendement portant sur la réforme des structures de contrôle de la sûreté nucléaire en France ?
Dégager la perspective industrielle pour le nouveau nucléaire en France ne peut passer par la suppression ou l’allègement inconsidéré des instructions et des contrôles de sûreté et telle n’est certainement pas l’intention du Gouvernement, mais la concomitance des propositions peut conduire à cette lecture.
Ce serait pain béni pour les opposants, les tenants parleront, au mieux, de maladresse, d’autant qu’il ne s’agit pas d’une évolution à la marge, mais de vouloir placer l’expertise nucléaire (et la R&D connexe) directement sous la coupe de l’ASN, l’IRSN, qui les portait jusqu’ici pour une large partie (1), devenant une nouvelle phalange de l’ASN.
Par la vertu d’un adage bien en cour, citant Victor Hugo : « la forme c’est le fond qui remonte à la surface », le Gouvernement s’est immédiatement trouvé sur la défensive», nonobstant les avantages que peut porter toute réforme, et celle-ci mérite certainement d’être regardée autrement que comme une tentative de passage en force.
Lors de l’examen de la loi, en première lecture, l’Assemblée a rejeté l’amendement litigieux, votant même, dans la foulée, et à la diable, un autre amendement disposant que la structure du contrôle de la sûreté doit rester bicéphale, un schéma qui se révélerait totalement inopérant !. Un double échec pour le Gouvernement, sanctionné pour avoir confondu vitesse et précipitation.
In fine, le 21 03, le projet ainsi modifié, a été largement adopté par l’Assemblée, et plus tôt cette année (24 01), le Sénat avait voté le texte dans sa forme originelle, ce sont donc des avancées indéniables s’agissant d’un enjeu national, mais il semble que les sénateurs ait peu apprécié l’évolution de la proposition gouvernementale avant qu’elle ne soit soumise aux députés. Cette disposition pourrait bien constituer un point dur lors de la poursuite du parcours parlementaire de ce texte.
Après ces camouflets infligés en rase campagne, tout a-t-il été dit en la matière ? Non sans doute, car il est probable que le Gouvernement revienne à la charge sur sa proposition de fondre l’IRSN dans l’ASN.
Le risque est alors grand pour l’Exécutif de s’enferrer et d’obérer les votes définitifs de la loi « d’accélération du nucléaire » par les Chambres, sauf à séparer prudemment les variables, dans l’espace et dans le temps.
Les courts développements qui suivent, visent à contextualiser davantage ces épisodes, à mieux les éclairer et à augurer ce qui pourrait advenir.
Plus en détails…
Accélération
Le gouvernement « accélère », du moins si l’on en croit le libellé des textes qu’il soumet au Parlement : la loi sur l’accélération des renouvelables (2) (implantation des champs éoliens et solaires) a déjà été votée et son analogue sur le nucléaire (3) (construction des EPR2 et consolidation de l’exploitation du parc existant) est actuellement en lice parlementaire.
Pour ce dernier projet, il s’agit de simplifier les étapes réglementaires pour l’implantation et la construction, lorsque les nouvelles installations sont adjacentes à des centrales existantes ; pour l’essentiel, autoriser plus tôt la construction de parties non nucléaires, appliquer pragmatiquement les lois littorale et d’artificialisation des sols,….
En même temps…
Mais, comme dit supra, porté par cet élan simplificateur, le Gouvernement, mettant en œuvre une décision prise début février 2023 en Conseil de Politique Nucléaire, a souhaité, « en même temps » réformer l’organisation du contrôle de la sûreté nucléaire, en fusionnant IRSN et ASN.
Cette création d’un pôle unique (qui existe dans plusieurs grands pays nucléaires) avait déjà été suggérée dans des articles et études afférentes (3), à vocation de pouvoir mieux mobiliser les capacités d’expertises au regard des délais et des enjeux, une recherche d’efficacité capitale en appui des ambitions nouvelles affichées en matière d’électronucléaire.
Le Gouvernement, après avoir reçu l’intersyndicale des personnels de l’IRSN et sur la base d’avis formulés par les Directions des instances concernées (ASN, IRSN, CEA), a confirmé et explicité ses intentions :
- Parachever l’indépendance du contrôle de la sûreté en regroupant les entités en charge sous une égide indépendante de l’Etat, l’ASN, qui possède le statut d’AAI (4), alors que le statut de l’IRSN, celui d’un EPIC(5), le rattache à plusieurs Ministères.
- Renforcer l’action de l’ASN par une capacité à mobiliser plus facilement l’expertise et par un accès et une appropriation plus rapide des résultats.
- Créer une masse critique de compétences en renforçant l’attractivité des métiers de contrôle des activités nucléaires.
En outre, les attendus précédents ont pour corollaires le maintien des activités de recherche à l’intérieur de la nouvelle organisation, la séparation des activités d’expertise et de contrôle, et le maintien de la publication de l’avis des experts et des décisions du Collège de l’ASN.
Les experts sont là pour donner un avis technique et scientifique au
collège de l’ASN, qui doit prendre une décision appuyée sur cet avis, mais aussi
tenir compte d’autres dimensions déterminantes, entre autres les capacités de réalisation dans le temps. L’expert ne doit pas devenir le décideur.
Mais une telle évolution, révolution à l’échelle de ce macrocosme ([1700+500] techniciens, ingénieurs, scientifiques sont concernés (6)), ne semble pouvoir être envisagée sans un travail de fond préalable, exposant clairement les finalités et impliquant les acteurs et leurs représentants.
Pourtant c’est une autre approche, qu’on pourrait facilement qualifier de cavalière (voire de cavalier législatif(7)) qui a été choisie, et la méthode n’a pas laissé les parties prenantes indifférentes, surtout les personnels de l’IRSN, car on bouscule ainsi le paysage bien établi de l’évaluation de la sûreté, sur le fond cette fois, Questionner le schéma actuel apparaît pourtant légitime, s’agissant de son efficience, de la clarification des rôles, de son indépendance, des communications parallèles, de la visibilité et de la reconnaissance de celui qui possède l’autorité.
Réactions
Dès connues les intentions du gouvernement, l’OPECST (8) a entendu, longuement, l’avis des parties concernées, ASN, IRSN, EDF, CEA,.. d’où ressortait clairement que l’ASN soutenait cette réorganisation, sans qu’on puisse pour autant lui en imputer l’initiative, ni que par le passé elle se soit exprimée dans ce sens, y compris récemment dans une longue audition devant la Commission Parlementaire Schellenberger (9).
Les personnels, la hiérarchie et les instances de contrôle de l’IRSN se sont immédiatement mobilisées contre ce « dictat », organisant protestations et manifestations, que les media ont bien relayées, mettant le conflit sur la place publique et orientant d’emblée l’opinion.
EDF, concernée au premier chef, ne s’est pas prononcée sur le fond, insistant cependant pour que le dialogue technique (EDF-ASN pour les équipements sous pression, EDF-IRSN-ASN, pour les autres thèmes) puisse perdurer et même gagner en efficacité, rappelant que dans le présent schéma, la sûreté nucléaire avait progressé, au point que les réacteurs en service franchissent le seuil des 40 ans avec un niveau de sûreté commensurable avec celui de l’EPR. Pour EDF, l’ASN doit garder la maîtrise d’ouvrage de la recherche afin qu’émergent, in fine, les meilleures techniques disponibles exploitables (pesées à l’aune du ratio : couts versus efficacité sûreté).
Modèle
Certes, le schéma français de sûreté nucléaire est souvent regardé comme un modèle dans le monde (compétence, indépendance, rigueur, pouvoir de coercition,..) et personne de bonne foi ne peut nier qu’il fonctionne, mais cette organisation est-elle optimale quand il s’agit : « d’organiser la mobilisation de l’ensemble des compétences de la filière pour être prêt à réussir un programme de relance du nucléaire », suivant les mots de la Ministre ?
Mais la précipitation gouvernementale interdit désormais qu’on puisse regarder la question sereinement, même si envisager une réforme d’ampleur du système actuel, où l’IRSN a pris ses marques et ses habitudes depuis longtemps, n’aurait pas été une sinécure.
Aujourd’hui, chacun a regagné son Aventin, pour fourbir ses arguments et se préparer à de nouvelles joutes.
Confusions
Dans les différentes interventions (presse, radio, télé, réseaux) l’IRSN s’est vu érigé en gardien du temple de la sûreté nucléaire, ce qu’institutionnellement et pratiquement, elle n’est pas, et que vouloir placer formellement l’institut sous la tutelle de l’ASN (gagnant ainsi une vraie indépendance statutaire vis-à-vis de l’Etat), reste étonnamment vu comme une volonté d’affaiblir le contrôle du nucléaire en France, afin d’en permettre une relance moins regardante, le simple devenant le simplifié ! (0)
Les contempteurs du nucléaire ne s’y sont pas trompés, s’engouffrant dans la brèche, contraints, à l’occasion, de reconnaître, malgré eux, que le système actuel fonctionne. Mais qu’on puisse améliorer son efficience pour faire face aux lourdes instructions qui se profilent, n’est visiblement pas leur préoccupation, ni évidemment leur vœu.
Gageons pourtant que cet acte manqué n’empêchera pas la poursuite de l’examen d’un texte de loi dont la France a besoin, ni son vote définitif. A cet égard, les députés ont concrètement demandé au Gouvernement de produire un argumentaire détaillé explicitant sa position sur spécifique de l’inclusion de l’IRSN dans l’ASN.
Une affaire à suivre donc, l’enjeu est de taille.
- : Gaston Bachelard : « le simple est toujours le simplifié »
- : L’expertise nucléaire n’est pas du seul ressort de l’IRSN, ainsi, pour les appareils à pression nucléaires, c’est l’ASN qui la possède (héritage du BCCN)
- : loi n° 2023-175 du 10 mars 2023 relative à l’accélération de la production d’énergies renouvelables, loi en discussion relative à l’accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires à proximité de sites nucléaires existants et au fonctionnement des installations existantes.
- Dérive bureaucratique et sûreté nucléaire : Dominique Finon dans revue Commentaire 2023/01, Sûreté pour le nucléaire : Arguments scientifiques pour une évolution, Yves Bréchet, Claude Le Bris · Dans revue Commentaire 2021/4
- AAI : Autorité Administrative Indépendante (sans rattachement à l’Exécutif).
- EPIC : Etablissement Public à caractère industriel et commercial , (rattaché à un ou plusieurs ministères).
- 1700 agents IRSN, 500 agents ASN
- Cavalier législatif : c’est une mesure introduite dans la loi en préparation par un amendement qui n’a aucun lien avec le projet.
- OPECST : Office Parlementaire d’Evaluation des choix Scientifiques et Techniques (composés de députés et de sénateur).
- Commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France (Président : Raphaël Schellenberger, député LR du Haut-Rhin).
A lire également
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La salutaire transition énergétique n’est pas celle qu’on croit
Excellent article. Connaissant « un peu » le sujet après 37 ans d’exploitation nucléaire à EDF et avec un contact régulier avec l’ASN, je trouve les mots de l’articles excellemment choisis et dosés.
– « pain béni pour les opposants » « la précipitation gouvernementale » « qui. crée la confusion ». J’ai du mal à comprendre cette faute politique ! A en croire que c’était volontairement précipité pour pourrir la loi sur l’accélération du nucléaire ! Les écolos qui ont gangrené les couloirs de l’état en seraient capables.
– « le schéma français de sûreté nucléaire est … un modèle dans le monde » les résultats sont là pour le prouver si besoin était.
Néanmoins, ce n’est pas parce que c’est un modèle qu’il faille le laisser en l’état. Le management de la sûreté nucléaire impose qu’on réinterroge systématiquement les processus pour s’assurer qu’ils sont toujours efficients au jour d’aujourd’hui.
En résumé, oui pour se réinterroger mais avec un argumentaire et une analyse de risques qui pèse les avantages et les inconvénients. Non à la précipitation. Et surtout pas d’amalgame avec la loi d’accélération de ce dont nous avons expressément besoin, de moyens de production bas carbone sûr économiquement rentables et de durée de vie largement supérieure aux ENR. On l’a prouvé depuis 1978. On est capable de poursuivre dans cette voie.