En science comme en poésie, le choix des mots n’est jamais anodin. Que nous révèle, par exemple, l’expression « Catastrophe de l’oxygène » ? Il s’agit d’un processus démarré il y a environ 2,4 milliards d’années à une époque où la Terre était essentiellement peuplée de bactéries trouvant leur énergie dans des réactions de fermentation. Certaines d’entre elles se mirent à produire un gaz tellement réactif qu’il tua la plus grande part des organismes existant alors. Ce gaz, c’était l’oxygène qui représente aujourd’hui environ un cinquième de notre atmosphère. Sans cet événement, les êtres vivants pluricellulaires que nous connaissons, y compris nous-mêmes, n’auraient jamais pu exister.
Que se passa-t-il dans l’esprit de l’individu qui eut l’idée d’appeler cela une « Catastrophe » ?
Pour la plupart des écologistes, la biosphère se présente sous la forme d’un « équilibre naturel » qui n’évolue que sous l’effet de chocs, d’accidents ou de catastrophes d’origine extérieure aux lois de cet équilibre. L’un de mes amis écologues résume cela ainsi : « Ils sont évolutionnistes en paroles, mais fixistes en réalité. » Cette manière de penser est cohérente avec la culture actuelle où l’on parle de « Sixième extinction de masse » et où l’on désigne même parfois l’existence de l’être humain comme la pire cause de catastrophe qu’ait connue la nature.
Une nouvelle science : la biogéochimie
Certes, l’histoire de la biosphère est peuplée de discontinuités parfois extrêmement brusques, mais pour ne pas confondre les causes et les effets, nos scientifiques auraient besoin de redécouvrir l’approche du savant russe Vladimir Vernadski (1863-1945). Après tout, c’est lui qui a véritablement développé la notion de biosphère – même si le mot n’est pas de lui – et il a écrit sa Biosphère en français après avoir travaillé plusieurs mois à Paris avec Marie Curie.
Géologue à l’origine, attaché avant tout à l’amélioration des conditions de vie de la population, il arpentait le terrain à la recherche des ressources naturelles nécessaires au développement de l’économie et des sciences de la Russie. Son travail multidisciplinaire a rendu de tels services à la nation, qu’il était respecté aussi bien par les tsars que par les soviétiques, malgré des idées peu conformes au matérialisme dialectique (notamment ses recherches sur la noosphère). Ses méthodes de prospection font encore référence à l’heure actuelle.
Le premier, Vernadski a étudié de manière systématique l’interaction entre l’ensemble des organismes vivants et l’ensemble de la matière inerte dans laquelle ils évoluent. Fasciné par l’aptitude du vivant à croître et à coloniser l’espace, il comprit que la vie est le facteur de transformation géologique le plus puissant sur Terre (avant l’apparition de l’être humain), et que l’importance de son impact ne fait que croître au fur et à mesure de l’évolution. Pour donner un outil de mesure à cette théorie, il étudia ce qu’il appelait la « migration biogène des éléments chimiques ».
Cette expression désigne la capacité des organismes vivants à concentrer de manière sélective des éléments de la table de Mendeleïev, à les déplacer et les déposer dans certains lieux de la planète. Par exemple, certains sites calcaires ont résulté de l’accumulation de restes de crustacés et d’invertébrés supérieurs qui ont assimilé du calcium dans leur squelette de leur vivant, et l’ont restitué à l’environnement après leur mort. Mais il existe d’autres processus de migration biogène que celui-ci. Pour s’entretenir, un organisme vivant organise en permanence des flux d’échanges de matière avec son environnement (respiration, nutrition, reproduction, etc.). La migration des oiseaux avec leurs déjections, le travail des animaux fouisseurs ou constructeurs, constituent également d’autres formes de migration biogène.
Tous ces flux transforment notre planète de manière irréversible. Comme signalé ci-dessus, l’oxygène de notre atmosphère vient lui-même du vivant et joue un rôle fondamental dans la géologie terrestre.
Ayant ainsi fondé une nouvelle science, la biogéochimie, Vernadski en énonça un premier principe pour exprimer l’idée que les différentes formes de vie tendent à se multiplier et à occuper le plus d’espace possible. Cela donne la formulation suivante :
« La migration biogène des éléments chimiques dans la biosphère tend à sa manifestation la plus complète. »
L’évolutionnisme de Vernadski
Ce premier principe caractérise en quelque sorte le comportement du vivant dans l’espace. Il faut cependant lui adjoindre un second principe pour rendre compte de l’évolution de la biosphère dans le temps. Vernadski est un évolutionniste, mais pas un darwinien : il ne pense pas que l’évolution des espèces est une série de mutations aléatoires ou accidentelles, mais qu’elle suit une certaine direction globale qu’il exprime sous la forme de son Second principe biogéochimique :
« L’évolution des espèces, en aboutissant à la création des nouvelles formes vitales stables, doit se mouvoir dans le sens de l’accroissement de la migration biogène des atomes dans la biosphère. »
Un exemple permettra de mieux saisir la portée de cet énoncé. Considérons la transition K-T, c’est-à-dire le moment où la biosphère passe de l’ère Secondaire qu’on associe habituellement au « règne des dinosaures » à l’ère Tertiaire, dit « règne des mammifères ». Dans l’imaginaire collectif, les dinosaures auraient disparu suite à une catastrophe comme la chute d’un astéroïde sur Terre, et cet événement imprévisible aurait créé une opportunité pour les mammifères de prendre le pouvoir. Rien dans ce qu’écrit Vernadski ne s’oppose à l’occurrence d’un ou plusieurs événements déclencheurs de ce genre, mais il pense que les vraies causes de l’évolution se situent ailleurs.
Dans la mesure où l’on peut grossièrement assimiler un dinosaure à un reptile, on peut considérer la différence entre dinosaures et mammifères du point de vue de la migration biogène des atomes. Le métabolisme des mammifères nécessite beaucoup plus d’énergie, donc beaucoup plus d’échanges de matière entre l’individu et le milieu extérieur. On sait, par exemple, que nous avons une température relativement constante indépendamment des conditions climatiques, ce qui n’est pas le cas des reptiles. Pour cela nous avons donc besoin de consommer davantage d’énergie. Gaspillage ? Pas du tout : on trouve des mammifères à toutes les latitudes, alors qu’un reptile ne peut plus bouger s’il fait trop froid.
En passant du Secondaire au Tertiaire, on assiste donc au développement d’espèces ayant une plus grande liberté d’action. Et ceci ne concerne pas seulement certaines espèces vivantes particulières, mais bel et bien l’ensemble de la biosphère – car n’oublions pas que Vernadski considère la biosphère comme un tout harmonieux et non pas comme une somme algébrique d’organismes individuels.
En effet, au moment de la transition K-T, c’est toute la biosphère qui se transforme, animaux et végétaux compris. Et c’est heureux, car les mammifères trouvant l’énergie qu’ils dépensent dans leur nourriture, ils n’auraient pas pu se développer ainsi avec la seule végétation du Secondaire. Le Tertiaire leur a procuré des fruits et donc de l’énergie qu’ils n’auraient pas obtenue en mangeant seulement des feuilles comme les dinosaures.
De la biosphère à la noosphère
A chaque discontinuité de l’évolution, l’activité de l’ensemble de la biosphère augmente donc de manière radicale. Dès lors que faut-il penser de l’apparition de l’être humain qui introduit une discontinuité encore plus radicale que toutes les précédentes ? A l’opposé de l’hypothèse Gaïa mise de l’avant par James Lovelock, un malthusien qui dénature sa pensée, Vernadski est un humaniste :
« Il faut noter ici deux phénomènes : premièrement, l’homme, ce qui n’est pas douteux, est né d’une évolution, et secondement, en observant le changement qu’il produit dans la migration biogène, on constate que c’est un changement d’un type nouveau qui, avec le temps, s’accélère avec une rapidité extraordinaire. (…) La forme nouvelle quantitative de la migration biogène correspondant à la civilisation, a été préparée par toute l’histoire paléontologique. »
Autrement dit, la discontinuité introduite par l’humanité s’inscrit dans la continuité des discontinuités précédentes de l’évolution de la nature.
Par son activité scientifique et industrielle, par sa capacité de découvrir des principes physiques nouveaux et les utiliser, l’être humain crée de nouveaux états de la matière (par la métallurgie, par exemple) et dispose d’une liberté d’action sans égale dans toute la biosphère.
Vernadski n’est pas un scientiste naïf pour autant : ayant vécu deux guerres mondiales et une révolution, il sait que cette liberté d’action mal employée peut être très destructrice. Mais, à l’opposé de tout fantasme de « surhomme », il pense que cette liberté donne à l’être humain une responsabilité fondamentale : non pas de maintenir la biosphère dans un équilibre stable qui serait par essence incompatible avec les lois de la nature, mais d’en devenir le principal facteur de progrès.
BIBLIOGRAPHIE
Vernadsky W., La Biosphère suivi de L’évolution des espèces et la matière vivante, Seuil, 2002.
Vernadsky W., La Géochimie, Librairie Félix Alcan, Paris, 1924.
150 Years of Vernadsky : The Biosphere – Vol.1, 21st Century Science & Technology – Anthology, 2014.
150 Years of Vernadsky : The Noosphere – Vol.2, 21st Century Science & Technology – Anthology, 2014.
Bonnefoy P., Principes non mathématiques de la science, Institut Schiller, 2020.
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