A l’heure où les agriculteurs Européens viennent de faire des manifestations contre la Politique Agricole Commune de l’Union Européenne qui, selon eux, les empêche de gagner leur vie, à l’heure où la pénurie alimentaire fait son retour en Europe, où les famines réapparaissent dans les pays sous-industrialisés, en particulier en Afrique, le citoyen ordinaire pourrait penser que les politiques publiques internationales se focaliseraient sur la manière de sécuriser la production agricole mondiale. C’est en particulier le rôle du PAM, Programme Alimentaire Mondial de la FAO, l’Organisation des Nations Unies pour l’Agriculture et l’Alimentation. Qu’en est-il vraiment ?
L’agriculture de conservation des sols à l’honneur à la FAO
Le Partenariat Mondial des Sols (GSP) de la FAO fêtait à Rome le 4 juin dernier son dixième anniversaire, avec une série de tables rondes où ses partenaires ( ONG, scientifiques, institutions, entreprises) étaient invités à présenter aux représentants officiels des Nations Unies leurs activités et leurs propositions en faveur de la préservation et de l’amélioration des Sols Agricoles pour sécuriser la production alimentaire des populations. C’est donc tout naturellement que les agriculteurs du GCAN, de l’APAD, de l’AAPRESID, et un scientifique Marocain y ont présenté l’ACS, l’Agriculture de Conservation des Sols.
Pour rappel, cette agriculture a été définie par la FAO en 2001 par l’utilisation simultanée de trois méthodes :
1) Couverture permanente des sols par des cultures de rente ou des plantes de couverture ou de service environnemental destinées à protéger et nourrir le sol et ses habitants,
2) Absence totale de travail mécanique du sol,
3) Diversité des cultures et / ou plantes de couvertures en succession ou en mélange, afin de créer un environnement défavorable aux mauvaises herbes, aux maladies des cultures ou aux insectes et autres ravageurs des cultures.
L’ACS est maintenant bien connue pour préserver les sols agricoles, et même les restaurer quand ils sont dégradés par les pratiques traditionnelles de mise en culture utilisées en Afrique et en Europe, fondées sur le travail manuel ou mécanique (exemple charrues ou autre outil), particulièrement destructeur pour le sol : érosion hydrique ou éolienne, compaction, perte de matière organique et de biodiversité, ruissellement, pollution des eaux, émissions de gaz à effet de serre ( surtout CO₂). C’est ce qu’a montré l’étude SoCo du Centre Commun de Recherche de l’Union Européenne en 2008/2009 (1)
L’amélioration des sols et de leur fertilité par l’ACS permet une augmentation des rendements agricoles à l’hectare, de la productivité du travail et des revenus des agriculteurs, tous éléments fondateurs de la sécurité alimentaire et de développement économique et social.
Zoom : l’ACS au Maroc et dans le monde
Dans le cas du Maroc présenté, le passage en ACS a permis de multiplier par 3 les tonnages par hectare en blé et lentilles, et par 4 à 5 leur valeur commerciale.
L’adoption de l’ACS à grande échelle a été la principale clé du succès des grands pays producteurs, dont la proportion d’ACS varie entre 50 % et 90 % des surfaces arables, en Amérique du Nord et du Sud, Australie et Nouvelle Zélande. Le total mondial en ACS atteint 200 millions d’hectares, en constante augmentation, pour environ 12 % des surfaces agricoles.
Les autres régions du monde ont toutes une proportion en ACS inférieure à 5 %, comme en Europe et en Afrique.
On voit donc bien qu’il est possible d’augmenter rapidement la production alimentaire mondiale en accélérant le déploiement de l’ACS dans les pays aux pratiques agricoles dégradant le sol et disposant de surfaces agricoles significatives, en particulier en Europe et en Afrique.
Le Maroc a lancé un programme de conversion en ACS d’un million d’hectares.
Le GCAN, l’APAD, l’AAPRESID, des associations dédiées regroupant agriculteurs et ingénieurs, connaissent très bien les freins à l’adoption de l’ACS rencontrés par leurs collègues, et les leviers permettant de les lever :
- Connaissance et savoir-faire peuvent être apportés par les agriculteurs expérimentés dans les associations de développement dédiées et gérées par eux.
- Les outils technologiques adaptés à l’ACS, semoirs, machines, engrais, produits de protection des cultures, doivent être disponibles, ce qui nécessite qu’ils soient autorisés à la vente, et que des fournisseurs soient intéressés à les vendre, donc qu’il y ait un marché solvable suffisant pour eux.
- Un circuit de commercialisation doit exister et présenter pour les producteurs des conditions de rentabilité suffisantes.
- Des infrastructures de stockage et de transport doivent être opérationnelles.
- Dans les zones sujettes à sécheresse, le stockage de l’eau et sa restitution pour l’irrigation doivent être organisés.
- La bienveillance de la société et des politiques publiques qui en découlent sont nécessaires, car les agriculteurs comme les autres citoyens ne peuvent passer leur temps à se confronter à un environnement social hostile, se traduisant en réglementations tatillonnes, techniquement inadaptées, coûteuses et bureaucratiques.
Certaines de ces actions dépendent des agriculteurs eux-mêmes, mais la plupart dépendent de la volonté des décideurs politiques. Cette volonté existe dans les pays producteurs où l’ACS se déploie. Les pays Africains cherchent à se développer, partout où le secteur privé en a la liberté. Certains (Ghana, Sierra Leone, Guinée), ont vu des partenariats de projets très fructueux se nouer avec des Argentins de l’AAPRESID, d’autres, en Afrique Australe et Orientale, se lancent avec des entrepreneurs privés, qui investissent dès que l’insécurité endémique diminue.
Les progrès sont spectaculaires. Par exemple le projet des Argentins en Afrique de l’Ouest a vu la production passer en 7 ans de 120 $ / hectare /an à 4000 $, soit une multiplication par 30.
UE : l’ACS sous les fourches caudines de F2F ?
L’Europe, pendant ce temps, a choisi de diminuer drastiquement sa production, avec son Pacte Vert, sa stratégie « de la Ferme à la & Fourchette » (F2F), très dirigiste, très contraignante pour les producteurs, issue de l’écologisme idéologique anti-technique, rêvant d’une Agriculture « naturelle » 100 % sans pesticides, sans engrais, sans génétique, sans irrigation…
Cette politique, qui est en train de mettre massivement nos agriculteurs en cessation d’activité partout en Europe, d’augmenter les prix alimentaires à la consommation, et de préparer des pénuries dramatiques, a aussi une influence très notable sur les politiques agricoles en Afrique.
En effet, la réglementation des produits phytosanitaires et des semences (OGM et NTG), y est souvent copiée par les autorités locales de celles de l’UE, avec une pression locale des ONG occidentales. Il faut toute la détermination des agriculteurs et des populations locales pour exercer leur souveraineté et leur droit à décider par eux-mêmes de leur destin et de leurs modes de production et d’alimentation.
Parce que, si les citoyens Européens encore bien nourris s’imaginent pouvoir se passer d’une agriculture productive, les Africains, eux, savent encore bien qu’il n’en est rien pour eux, et qu’il leur faut impérativement accroître leur production pour faire face à leur démographie.
Les Européens aussi devraient veiller à ce qu’en Afrique la dégradation des sols, les sécheresses et les famines ne soient pas trop dommageables aux populations. Un continent d’ 1,5 milliards d’individus est à surveiller attentivement. Il vaut mieux pour tous qu’ils soient bien nourris et prospères.
Dialogue entre les instances publiques et les agriculteurs
C’est dans les groupes de travail des Nations Unies que la nécessité de cohérence des politiques publiques entre pays et continents apparaît de façon claire, pour éviter les conflits générés par des décisions unilatérales de certains créant de graves difficultés aux autres.
La FAO, le PAM et le GSP établissent les recommandations des politiques publiques des pays membres des Nations Unies sur la production agricole et alimentaire, la gestion durable des sols et des écosystèmes agraires.
C’est dans ces instances que des politiques agricoles cohérentes et efficaces, capables de régler rapidement les problèmes de l’alimentation, des sols, de l’eau, de l’environnement, pourraient et devraient être élaborées, tenant compte des propositions et des besoins des agriculteurs, tels que nous venons de les exposer.
L’ACS règle tous ces problèmes. Ses réseaux d’agriculteurs sont prêts à jouer leur rôle, à faire bénéficier les experts, scientifiques et fonctionnaires des pays et des Nations Unies de leur expérience, de leur savoir-faire de développeurs.
Cela paraît simple et de bon sens, il devrait être facile de mettre en œuvre cette co-construction entre acteurs de l’agriculture et penseurs et décideurs des politiques publiques. Il suffirait que les décideurs le veuillent et l’organisent.
Et pourtant, nous attendons encore. Notre atelier s’est bien passé, l’audience a été curieuse de rencontrer et entendre des agriculteurs et agricultrices. Cependant l’essentiel de l’échange fut encore : « vous employez du glyphosate, ce serait ben de vous en passer en faisant de l’Agriculture Régénérative » (l’ACS en Bio sans chimie ni engrais, avec des vaches).
Nous avons ouvert une porte, après 25 ans de plaidoyer, de tentatives répétées, de présence assidue ( et coûteuse, car il s’agit essentiellement d’entreprises individuelles auto-financées ).
Mais à force d’en ouvrir et de les voir se refermer à chaque fois, l’espoir s’amenuise de déboucher enfin un jour sur de l’action concrète. Et pendant ce temps, l’érosion emmène les précieux sols de notre planète polluer les rivières, les sècheresses augmentent, les productions diminuent dans les pays où ils en ont le plus besoin. Et les Européens rêvent du Graal de l’Agriculture Bio Régénérative Naturelle sans outils. Fin de l’histoire.
(1) https://publications.jrc.ec.europa.eu/repository/bitstream/JRC50424/jrc50424.pdf
Cliquer pour accéder à FR%20Fact%20Sheet.pdf
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Lexique
FAO : Organisation des Nations Unies pour l’Agriculture et l’Alimentation
PAM : Programme Alimentaire Mondial de la FAO.
GSP : Global Soil Partnership = Partenariat Mondial des Sols de la FAO
ACS : Agriculture de Conservation des Sols
GCAN : Global Conservation Agriculture Network, Réseau Mondial des Associations d’Agriculteurs en ACS
APAD : Association pour la Promotion d’une Agriculture Durable, association française des agriculteurs en ACS.
AAPRESID : Association Argentine des Producteurs en Semis Direct.
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A lire
« La technologie a un rôle à jouer dans l’atténuation du CO₂ » Tilly Undi (Interview)
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