Depuis 20 ans, lors des « Séminaires de gastronomie moléculaire » que nous faisons chaque mois sauf juillet et août, des questions culinaires sont étudiées de manière expérimentale, à Paris, dans le Lycée hôtelier Guillaume Tirel. Ces expériences sont réalisées en public, devant un public composé de chefs, de personnes intéressées, d’étudiants, de professeurs (l’entrée est libre), et elles portent sur les différents phénomènes qui se produisent lors de préparation des aliments.
Est-il vrai que l’on peut éliminer l’excès de sel dans une sauce en trempant une pomme de terre ?
Est-il vrai qu’il faut chauffer la pâte à génoise à 55 °C pour obtenir un meilleur résulat, comme on l’enseigne dans les écoles culinaires ?
Est-il vrai que l’huile de la sauce est absorbée lorsque des pommes de terre cuites sont immergées dans la vinaigrette alors qu’elles sont encore chaudes ?
Est-il vrai que les fraises perdent leur goût lorsqu’elles sont lavées à l’eau, comme le disent certains chefs étoilés ?
De telles questions semblent anecdotiques, mais elles correspondent à des pratiques que les cuisiniers mettent en œuvre quotidiennement, partout dans le monde. Sur le plan économique, leur intérêt est évident, car les réponses à ces questions peuvent déterminer la « qualité » des plats, que ce soit à la maison, au restaurant ou dans l’industrie alimentaire (où travaillent les chefs, avant que les ingénieurs n’appliquent leurs recettes). Il y a aussi une question de technologie, et d’efficacité de l’activité culinaire : si mettre les haricots verts dans de l’eau avec de la glace, après la cuisson, ne change pas la couleur des haricots, alors on comprend facilement qu’il ne faut pas passer du temps à préparer un bain avec de l’eau et de la glace, et y stocker les haricots, au risque de perdre du goût, par la dissolution des composés des haricots.
Les séminaires de gastronomie moléculaire ont bien d’autres intérêts que le simple établissement de faits techniques. Le principal, à mon goût, est qu’ils révèlent parfois des phénomènes qui étaient inconnus, et c’est d’ailleurs la première étape de la recherche scientifique, dans une séquence qui va de cette identification à la quantification du phénomène, puis à la synthèse des résultats de mesure en « lois » (des équations), puis à la création de « théorie » (avec l’introduction de nouveaux concepts quantitativement compatibles avec les lois), puis à la prévision de conséquences testables de la théorie, et aux tests expérimentaux de ces prévisions.
Les tests expérimentaux qui sont réalisés au cours des séminaires sont également l’occasion de discuter des protocoles, et d’enseigner aux participants comment concevoir rigoureusement des expériences, avec un seul paramètre modifié pour la comparaison de deux produits. De surcroît, ils montrent fréquemment que les anciennes « connaissances techniques culinaires » doivent être révisées, ou, du moins, être considérées avec prudence. L’époque n’est pas si lointaine où l’on enseignait dans les principales écoles culinaires du monde qu’on « ne pouvait » pas fouetter à nouveau un blanc d’œuf qui avait été fouetté et était retombé (il a été démontré que l’on peut fouetter, laisser retomber, fouetter à nouveau, etc. sept fois de suite). Ou qu’on obtiendrait un plus grand volume de mousse en fouettant toujours dans le même sens (cela ne change pas le résultat). Etc.
Les précisions culinaires ?
Pendant un certain temps, ces séminaires ont été nommés « Réunions du groupe d’étude des précisions culinaires », mais le but n’a jamais changé : il s’agit de tester des « précisions culinaires ». Qu’est-ce que cela signifie ? Toute recette (orale, écrite) donne des informations dans trois domaines : social, artistique et technique. En ce qui concerne la technique, les recettes donnent une « définition », c’est-à-dire l’objectif, mais elles ajoutent fréquemment des conseils, des astuces, des on-dit, et diverses informations techniques qui devraient aider à atteindre l’objectif. On trouve de tout.
Certaines précisions culinaires semblent erronées, et elles sont effectivement fausses (1) ; certaines semblent fausses et elles sont vraies (2) ; certaines semblent vraies et elles sont fausses (3) ; certaines semblent vraies et elles sont vraies (4) ; et pour certaines précisions culinaires, nous n’avons aucune idée de leur exactitude (5).
Voici quelques exemples de ces diverses catégories :
(1) Comme nous l’avons démontré, il ne semble pas vrai, et ce n’est d’ailleurs pas vrai, que les menstruations empêchent les femmes de préparer la mayonnaise, comme cela est a été proposé en France. Il est d’ailleurs étrange que cette histoire de règles féminines soit racontée en France, mais pas en Angleterre (dans ce pays, on dit que les règles ont une influence sur la conservation de la viande : les femmes ayant leurs règles ne doivent pas frotter la viande avec du sel) ni dans d’autres pays. Cela montre à quel point la cuisine est ancrée dans la culture et pourquoi la gastronomie moléculaire comparative pourrait être utile, à l’avenir.
(2) En 1994, nous avons cherché à savoir si la peau des cochons de lait est plus croustillante lorsque la tête du porc est coupée immédiatement après le rôtissage. Ce conseil semblait erroné, mais il était bon ! Il figurait déjà dans L’Almanach des gourmands du gastronome français Alexandre-Balthazar Grimod La Reynière : « Les cochons de lait doivent avoir la tête coupée dès leur sortie du four, sinon leur peau se ramollit ». Le même conseil se retrouve dans de nombreux autres ouvrages culinaires. Par exemple, Carême indique de faire une entaille autour du cou (« Lorsque vous êtes prêt à servir, vous séparez immédiatement, avec la pointe du couteau, la peau du cou, de sorte que la peau dise croustillante, ce qui fait l’intérêt principal des cochons de lait rôtis »).
Ces remarques sont étranges, car chez le cochon de lait rôti, aucun liquide ne semble s’échanger entre la tête et la peau ; il était improbable que le conseil fût vrai, mais l’expérience a été réalisée (expérience publique à Saint-Rémy-l’Honoré Yvelines, France, 7 juillet 1993) avec 4 cochons de lait de la même portée, élevés ensemble dans la même ferme, pesant 7,2 kilos, cuits sur un grand feu extérieur de 16 à 21 heures, une tête coupée pour chaque paire de cochons dès le débrochage. Une dégustation à l’aveugle pour 143 personnes a montré que la peau des porcs avec la tête coupée était plus croustillante. Le mécanisme sous-jacent a été facilement découvert, car on a observé, pendant la cuisson, qu’un jet de vapeur s’échappait d’un porc par un trou fait pendant la préparation dans le corps d’un des cochons. Cela signifie que la chaleur fait s’évaporer l’eau de la surface de la viande pendant la cuisson, formant ainsi la croûte, et que la vapeur formée à l’intérieur de la viande ne suffit pas à compenser la perte d’eau de surface. Lorsque les porcs ne sont plus chauffés, la croûte se ramollit si la vapeur passe à travers ; le fait de couper la tête empêche la perfusion de vapeur, car celle-ci s’échappe par l’ouverture.
(3) Il est dit que la casserole où sont cuits les haricots verts ne doit pas être couverte, car cela permettrait de conserver les acides volatils, qui favoriseraient la phéophytinisation des chlorophylles, mais les tests montrent qu’il n’y a pas de différence de couleur. L’idée semblait vraie, mais elle est fausse.
(4) On dit parfois que les soufflés devraient être faits à partir de blancs d’œufs fouettés très fermes, ajoutés à une préparation visqueuse. Il a été démontré que cette précision tient, car les bulles de vapeur formées dans la partie inférieure des soufflés, lors de la cuisson, s’échappent moins facilement à travers la mousse ferme. Ce conseil semblait juste, et il l’est.
(5) Discutons maintenant d’une cinquième classe : les précisions culinaires ayant un statut non tranché. Par exemple, il a été dit par le chef français Pierre Gagnaire que les sauces au vin sont plus « brillantes » lorsqu’elles sont vannées que lorsqu’elles sont fouettées. Une telle déclaration, même de la part d’un chef célèbre, doit être considérée avec prudence, car dans de nombreuses circonstances, les expériences ont montré que les cuisiniers étaient influencés par la tradition plutôt que par des expériences et des faits. Dans de tels cas, il faut définir soigneusement la question, car il serait inutile de faire des tests dans des conditions différentes de celles de la réalité à partir de laquelle une observation est faite. En particulier, la production de sauces au vin dépend à la fois des auteurs et de la période de l’histoire de la cuisine. Les « sauces au vin » dont parle Pierre Gagnaire sont faites à partir d’un « fond » de veau, de vin et de beurre. Ce « fond » est une solution obtenue en grillant les os de veau jusqu’à ce qu’ils aient une couleur brune (et non noire). On ajoute ensuite de l’eau, des racines de carottes, des bulbes d’oignons et éventuellement d’autres tissus végétaux. On cuit pendant quelques heures (entre 2 et 20, selon les auteurs et selon les sauces), avant de filtrer et de réduire la sauce à un dixième environ de son volume initial. On ajoute du vin rouge. La sauce est à nouveau réduite, et on ajoute à nouveau du vin rouge, avant d’ajouter du beurre pendant que la sauce est chauffée à frémissement.
Dans nos études, la sauce a d’abord été modélisée par de l’eau distillée (au lieu du bouillon et du vin), de la gélatine (car la gélatine est extraite lors des premières étapes de la production de la sauce) et du beurre (environ 100 mL d’eau, 6 g de gélatine, 60 g de beurre, sur la base d’analyses antérieures). Le mélange initial d’eau et de gélatine a été divisé en deux parties, et la même quantité de beurre a été ajoutée dans chacune d’elles. Ensuite, la sauce modèle a été chauffée et soit vannée (la casserole est déplacée d’avant en arrière sur une distance de 5 cm, 23 fois en 10 s pendant 65 s), soit fouettée à l’aide d’un fouet (4 mouvements de fouet par s). Les premiers tests visuels effectués auprès de 52 personnes n’ont pas permis de déceler de différence dans l’aspect visuel. Cependant, l’observation des modèles de sauces par microscopie optique (microscope Meiji Techno ML Serie 2000, modèle ML2300) a montré des différences nettes qui ont été caractérisées. Ces différences peuvent s’expliquer par le fait que l’énergie donnée à la sauce est très différente lorsque la sauce est vannée ou fouettée. Cette énergie est utilisée pour augmenter l’énergie de surface de l’émulsion et, par conséquent, la taille des gouttelettes de beurre fondu dispersées dans la phase aqueuse. À ce stade, il faut conclure que s’il n’y a pas de différence de « brillance », il y a cependant une différence de saveur, comme il a été démontré sur des émulsions modèles que la composition des molécules odorantes au-dessus d’une émulsion est différente selon la microstructure de l’émulsion, la composition étant maintenue constante.
Il reste beaucoup à faire
Après 20 ans de séminaires mensuels, seules quelque 200 précisions culinaires ont été testées, sur un total d’environ 25 000 recueillies uniquement pour la cuisine française, et beaucoup ont été réfutées. Mais si cela est utile pour l’éducation culinaire (il vaut mieux enseigner la bonne information, n’est-ce pas ?), il faut souligner que la réfutation n’est pas la partie la plus intéressante du travail : pour l’amélioration des sciences de la nature, le plus utile est lorsque les idées préconçues, fondées sur les théories actuelles, sont réfutées. Et c’est pourquoi des phénomènes mystérieux tels que le grainage des blancs d’œufs fouettés, ou le massage du chocolat fondu sont scientifiquement plus intéressants.
Pour terminer, donnons quelques résultats, parmi la longue liste de ceux qui ont été synthétisés récemment, en ajoutant que les résultats ne sont valables que dans les conditions particulières des expériences, que vous pouvez consulter dans les rapports complets
http://www2.agroparistech.fr/-Les-Seminaires-de-gastronomie-moleculaire-
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