Alors que l’économie mondiale semblait s’acheminer vers un retour à la normale après la parenthèse Covid-19, la crise ukrainienne relance les débats sur la souveraineté de l’Union Européenne pour la satisfaction de ses besoins alimentaires et industriels vitaux.
Face au risque de flambée des prix agricoles, voire de pénurie alimentaire pour les pays les plus déficitaires comme l’Afrique du Nord et le Proche-Orient, de nombreuses organisations agricoles (1) et le Ministre de l’Agriculture français J. Denormandie, rejoints par d’autres personnalités françaises ou européennes, ont appelé à accroitre la production agricole européenne pour atténuer l’effet de cette crise (2) , quitte à revenir pour cela sur certains objectifs de la politique européenne « Farm to Fork » (F2F), portant sur la réduction des surfaces agricoles productives.
Comme on pouvait s’y attendre, ces prises de position ont aussitôt entrainé une réaction d’ONG environnementales, qui ont adressé au ministre une lettre ouverte dénonçant cette initiative des « porte-étendards de l’agriculture industrielle [qui] s’engouffrent dans la brèche créée par la guerre pour tenter de réduire la portée de la stratégie “De la ferme à la fourchette” (3) . Certains chercheurs ont également contesté cette remise en cause de F2F, en particulier ceux de l’IDDRI (4) . Ils font valoir que les objectifs de cette politique sont précisément d’augmenter la durabilité de l’agriculture européenne et son autonomie agricole, à la fois en termes d’autosuffisance de la production, et d’autonomie vis-à-vis des intrants importés ou créant des dépendances énergétiques. L’IDDRI a d’ailleurs développé dans ce sens le scénario prospectif TYFA, cité par la lettre ouverte des ONG, qui irait dans ce sens. D’après ces défenseurs de F2F, la vraie solution serait de renforcer les stocks stratégiques et les outils financiers qui permettront d’atténuer les effets de la crise pour les pays les plus déficitaires, sans rien lâcher sur la politique agroécologique qui permettra à terme d’assurer l’autonomie alimentaire de l’Europe.
Ne pas confondre le court et le long terme
Comme souvent dans ce type de débat, les deux camps ont raison en théorie … mais à des échelles de temps différentes. Le scénario TYFA de l’IDDRI, tout comme le scénario voisin Afterres de Solagro, propose une voie vers une réorientation de l’agriculture européenne, permettant de satisfaire les besoins européens, et même de préserver sa capacité exportatrice sur ses points forts (céréales en particulier), afin de continuer à assumer la contribution européenne à la sécurité alimentaire mondiale. Mais il s’agit de scénarios de long terme (à l’horizon 2050 pour TYFA), alors que les réponses à la crise ukrainienne sont de court et moyen terme : il va falloir de toute évidence affronter une crise aigüe en 2022 et 2023, et très probablement une sortie de la Russie et de l’Ukraine des échanges commerciaux globaux pendant plusieurs années, sauf revirement miraculeux (reculade de la Russie justifiant l’arrêt des sanctions économiques, ou victoire militaire de l’Ukraine, soit deux hypothèses sur lesquelles il serait un peu hasardeux de miser). Pour les quelques années qui viennent, il sera sans doute nécessaire de combiner les mesures préconisées par les deux camps : meilleure gestion des stocks internationaux et soutien financier aux pays déficitaires, mais aussi augmentation, au moins temporaire, de la production européenne, en attendant que la transition agroécologique commence à produire ses effets bénéfiques. Toute la question est de savoir quand, et c’est là que le bât blesse, en particulier à cause des incohérences de la politique F2F.
Avec le scenario TYFA , l’IDDRI a proposé une feuille de route cohérente pour une transition agroécologique responsable. Comme nous l’avons vu TYFA vise à répondre aux besoins alimentaires de l’Union Européenne, et même préserver sa contribution à la sécurité alimentaire dans les pays actuellement les plus dépendants de ses exportations agricoles, tout en en supprimant les importations de protéines végétales. A ces objectifs, qui à terme répondraient parfaitement aux enjeux actuels, il ajoute l’élimination de
l’emploi des pesticides et des engrais de synthèse. Bien que le mot ne soit pas prononcé explicitement, il s’agit donc d’une transition vers une agriculture à 100% bio. On peut lui reprocher des hypothèses exagérément optimistes : l’écart qu’il postule entre les rendements bio et conventionnels est souvent inférieur à la réalité actuellement observée, et il suppose une capacité de production européenne de protéagineux pour l’alimentation humaine qui reste à démontrer. Mais l’essentiel est qu’il veille à équilibrer les pertes assumées de production agricole globale (-35%) par des changements radicaux d’alimentation, qui sont très clairement explicités : pour la consommation de viande, TYFA ne demande qu’une baisse minime de la consommation de viande bovine, mais suppose par contre une réduction drastique de celles de porc et de volailles (-60 et -65% respectivement), donc des viandes actuellement les moins chères.
Dans ses déclarations d’intentions, F2F tient un discours très voisin de celui de l’IDDRI. Malheureusement une politique se juge, non sur les ambitions affichées, mais sur ses objectifs chiffrés. Et c’est là toute la différence entre des scenarios ambitieux (peut-être trop), mais responsables, comme TYFA et Afterres, et l’usine à gaz incohérente et démagogique que constitue F2F. En effet, il lui manque tout simplement la clé de voute de toute feuille de route agroécologique crédible : des objectifs chiffrés de production agricole, filière par filière, et donc les objectifs d’évolution de la consommation des Européens qui en découlent, si l’on veut que cette production réponde aux besoins. Or les seuls objectifs chiffrés par F2F sont ceux de réduction des intrants : antibiotiques pour l’élevage, fertilisants et pesticides. Quant à l’évolution du régime alimentaire européen, elle se résume à des vœux pieux qui ne sont assortis d’aucun objectif chiffré (sauf pour le gaspillage alimentaire), ni d’échéance datée. Par contre les objectifs de réduction d’intrants sont fixés pour 2030 …là où TYFA programmait une évolution sur 30 ans !
On comprend la logique politique derrière ces « oublis » de F2F: il est plus facile politiquement d’imposer des contraintes à une population d’agriculteurs très minoritaires, et dépendants des financements publics, qu’à l’ensemble des électeurs-consommateurs…. Cela d’autant plus que c’est suivre la pente naturelle des partis écologistes, qui, pour les mêmes raisons, ont imposé une vision selon laquelle l’agriculture intensive serait responsable de tous les maux, et donc la réduction des intrants serait l’outil essentiel pour améliorer par miracle l’état des écosystèmes.
Cette obsession écologiste contre le « productivisme » agricole a des racines historiques : elle répondait à la vision de l’écologie scientifique naissante dans le dernier tiers du XXème, sensibilisée d’abord aux enjeux locaux (pollutions causées par les intrants, atteintes à la biodiversité dans les paysages agricoles). Elle tenait aussi au fait que c’est la gauche qui s’est d’abord saisie de l’écologie, et a donc naturellement favorisé les thèmes permettant d’incriminer le capitalisme et l’agriculture « industrielle » plutôt que les consommateurs et les petits paysans. Mais depuis, les enjeux et les priorités de l’écologie scientifique ont bien évolué :
• la prise de conscience du changement climatique nous impose de veiller à l’impact de nos activités et de nos consommations sur les émissions de gaz à serre. Au niveau agricole, cela conduit à s’intéresser aux analyses de cycle de vie (ACV) de notre alimentation, comme on le faisait déjà pour les biens industriels ou les transports. La conséquence de cette nouvelle vision plus globale est qu’il faut s’intéresser au bilan environnemental de l’agriculture en le rapportant aux quantités d’aliments produites, et non plus aux surfaces cultivées comme on le faisait précédemment. Or cela change radicalement le point de vue, car les ACV ramenées au kg d’aliments sont le plus souvent à l’avantage des produits des produits de l’agriculture conventionnelle, quand on les compare aux produits de l’agriculture extensive la plus développée, l’agriculture bio. Même si cette question fait encore l’objet de controverses d’arrière-garde, le simple fait que les représentants du bio réclament (sans succès pour l’instant) le retrait des comparaisons d’ACV entre produits bio et conventionnels montre bien de quel côté penche la balance des connaissances scientifiques (5) .
- L’érosion de la biodiversité au niveau mondial est également devenue une préoccupation majeure. Or, si les inventaires faunistiques mondiaux montrent que l’agriculture est une des causes majeures de cette érosion, ils montrent aussi que la baisse de la biodiversité est bien plus forte dans les Pays du Sud, où l’agriculture est plus extensive qu’en Europe et en Amérique du Nord, régions où l’agriculture intensive est de loin le modèle prédominant. De plus, le développement de l’agriculture dans ces pays du Sud est essentiellement poussé par les cultures d’exportation, destinées à répondre aux besoins de pays du Nord. Cela interroge sur les effets secondaires d’une extensification éventuelle de l’agriculture européenne, qui dans l’état actuel des échanges internationaux risque surtout de générer une demande accrue de déforestation dans le sud, si elle n’est pas accompagnée d’un changement radical de régime alimentaire en Europe, que F2F n’exige nullement. De plus, même pour la faune et la flore européenne, les études écologiques sur le thème dit du « land sparing et du land sharing » (qui visent à déterminer le modèle agricole optimal pour la biodiversité, pour un objectif de production donné) penchent clairement en faveur du land sparing : c’est-à-dire le maintien d’une agriculture intensive pour minimiser les surfaces cultivées, tout en veillant à restaurer les espaces semi-naturels intercalaires entre les cultures, ce que la Politique Agricole Commune favorisait d’ailleurs avant F2F (7) .
En clair, quand on ramène les impacts de l’agriculture aux quantités produites, l’écologie scientifique (contrairement à l’écologisme politique) montre clairement qu’extensifier l’agriculture européenne n’apporte aucun bénéfice environnemental clair au niveau global. Cela n’empêche bien sûr pas que réduire la fertilisation ou les pesticides puisse produire des bénéfices purement locaux, dans les secteurs particulièrement sensibles aux pollutions diffuses (par exemple les zones de captage des eaux, ou les régions hébergeant des espèces animales ou végétales particulièrement fragiles et spécialistes des milieux agricoles). La solution optimale est sans doute de différencier les politiques suivant les régions, pour préserver globalement le potentiel de production, tout en favorisant le bio ou d’autres formes d’agroécologie dans les régions où c’est réellement utile. La Grande-Bretagne post-Brexit explore d’ailleurs cette voie, suivant les recommandations de l’écologue A. Balmford (8). Une approche d’extensification globale, comme le préconise l’IDDRI, est peut-être possible, mais comme nous l’avons vu c’est un pari beaucoup plus risqué, dont la faisabilité agronomique n’est pas encore totalement démontrée, le coût économique pas encore évalué, mais surtout qui nécessite un changement encore plus radical de régime alimentaire.
Ce renversement de la vision écologique scientifique n’est toujours pas intégré par les courants écologistes dominants, qui s’obstinent à réclamer des réductions d’intrants non raisonnées, considérées comme des marqueurs de radicalité écologique, même si personne n’est capable de chiffrer les bénéfices de ces réductions pour le climat ou la biodiversité. Soucieux avant tout de se concilier ce courant d’opinion, mais aussi de se donner un vernis scientifique, F2F a donc mis en avant sa volonté de réduire les intrants, mais en associant à chaque fois sans souci de cohérence deux objectifs, l’un ayant réellement du sens d’un point de vue scientifique, l’autre purement idéologique ou démagogique.
Pour les fertilisants :
• réduire de 50% leurs pertes dans l’environnement, ce qui est bien sûr tout-à-fait souhaitable,
• et réduire de 20% leur usage, ce qui n’a aucun sens d’un point de vue environnemental, et induit nécessairement une perte de rendement, en particulier dans les zones classées vulnérables aux nitrates, où la fertilisation azotée est déjà plafonnée en fonction du potentiel de rendement.
Pour les pesticides :
• réduire de 50% l’usage des produits « les plus dangereux » (ce qui peut à la rigueur avoir du sens, à condition de s’en tenir aux produits présentant un risque avéré sur le terrain, et non un simple danger au sens toxicologique)
• et réduire de 50% l’usage de tous les pesticides (ce qui là aussi provoquera inévitablement une baisse des rendements, sans bénéfice environnemental à l’échelle globale).
Il faut ajouter à cela le développement du bio à 25% des surfaces, et la conversion de 10% des surfaces agricoles en zones non productives réservées à la biodiversité, qui induisent encore des pertes supplémentaires de production. Le tout sans la moindre mesure visant à changer le régime alimentaire des européens, seule solution permettant d’éviter que ces baisses de production ne se traduisent pas par un recours accru aux importations. Le seul effort demandé aux consommateurs par F2F est la réduction du gaspillage alimentaire, ce qui est certes nécessaire, mais très insuffisant, et surtout n’induit aucune évolution de l’équilibre entre productions animales et végétales.
Farm to Fork : une caricature de politique agroécologique
Par un euphémisme charmant, l’IDDRI admet dans son blog que F2F ne fait qu’ « esquisser » une transition écologique. C’est faire preuve de beaucoup d’indulgence. F2F n’est pas une esquisse, c’est une caricature de politique responsable, qui oublie toutes les mesures qui donneraient vraiment une impulsion vers une Union Européenne plus frugale sur le plan alimentaire, et donc plus vertueuse sur le plan environnemental, et moins dépendante des importations.
En refusant de réformer le modèle alimentaire occidental (ce que les scenarios TYFA et Afterres ont par contre le courage de faire), F2F ne donne satisfaction qu’à la version localiste de l’écologisme européen, celle qui réclame de réduire toujours plus l’impact de l’agriculture en Europe, en faisant semblant de ne pas voir que cela conduit à aggraver l’exportation de notre empreinte agricole. C’est une faute économique, mais aussi écologique (Le Brésil de J. Bolsonaro a beau jeu de rejeter les critiques contre sa politique de déforestation, en rappelant qu’elle produit essentiellement des aliments que nous consommons), et politique :
la crise ukrainienne nous rappelle brutalement que si nous refusons tout effort de production, nous laissons tout latitude à la Russie pour jouer de l’arme alimentaire, en retournant contre l’Europe la seule arme qui lui reste, celle des sanctions économiques. Il est déjà clair que l’UE est incapable de mettre en place pour elle-même un embargo sur le gaz russe ; si elle refuse également d’augmenter sa production agricole, elle ne pourra décemment demander aux pays dépendant des importations de Russie et d’Ukraine de soutenir un embargo sur les productions agricoles russes.
Pourtant, augmenter provisoirement la production agricole européenne pour atténuer le choc actuel n’aurait que des impacts écologiques très limités : contrairement à ce qu’essaie de faire croire la lettre ouverte des ONG écologistes, qui amalgame jachères et infrastructures agroécologiques (IAE), personne n’a demandé la réduction des IAE, qui sont les éléments permanents du paysage permettant la préservation de la biodiversité. Les seules demandes portent sur la remise en culture des jachères, parcelles qui de toute façon sont vouées à redevenir tôt ou tard productives. Leur mobilisation temporaire, pour affronter la phase la plus aigüe de la crise alimentaire qui s’annonce, n’aurait donc qu’un effet très limité et fugace sur la biodiversité, et n’est nullement incompatible avec les objectifs de long terme de l’IDDRI ou de Solagro.
Il est donc très regrettable que ces organisations respectables se sentent obligées de soutenir bec et ongles F2F, qui caricature leur pensée, et remet toujours à plus tard la seule transition qui ait du sens pour l’environnement : celle de notre alimentation, plus que celle de notre agriculture. Mais il est vrai que la crise actuelle remet cruellement sur le devant de la scène le point faible des scenarios comme TYFA ou Afterres : le choix qu’ils ont fait, de réduire non seulement la demande alimentaire mais aussi les rendements de l’agriculture, en développant massivement l’agriculture bio. Cette contrainte supplémentaire, sans avantage écologique clair au niveau global, complique et retarde encore l’atteinte des objectifs d’autosuffisance attendus de ces scenarios. Il aggrave aussi l’impact de la transition sur le prix de notre alimentation : un pari déjà risqué en temps normal, qui risque de devenir encore plus périlleux dans un contexte de restrictions mondiales, et de compliquer encore l’acceptation sociale de cette transition, grande inconnue de tous ces scenarios. Une alternative plus pragmatique serait sans doute de mobiliser d’abord les leviers agroécologiques les plus indiscutables, qui n’impliquent nullement une baisse des rendements : diversification des cultures, avec en particulier le développement des légumineuses, renforcement des IAE (ce qui n’implique qu’une réduction modérée des surfaces productives, contrairement aux jachères), développement des techniques de conservation des sols, sans chercher tout de suite à influer sur l’équilibre entre agricultures bio et conventionnelle. Le tout en incitant les consommateurs européens à se tourner vers un régime moins carné pour rétablir notre autonomie alimentaire. C’est seulement dans un 2ème temps, quand cette transition alimentaire sera bien amorcée, que l’on pourra envisager en plus une extensification de notre agriculture, qui permettrait d’améliorer encore la biodiversité européenne, mais entrainerait une baisse de production supplémentaire qui ne doit pas recréer de nouveaux besoins d’importations.
Pour l’environnement, la seule bonne décroissance est celle de la demande alimentaire, pas de l’offre
Contrairement aux scénarios TYFA et Afterres, F2F n’a jamais assumé d’être une politique de décroissance agricole. En fait, son effet sur la production semble avoir été le dernier souci de ses auteurs : quand ses grandes lignes ont été présentées en mai 2020, son effet attendu sur le volume des productions n’était même pas évalué. C’est seulement face à la levée de boucliers des organisations agricoles que la Commission Européenne a fini, après plus d’un an, par publier une étude d’impact sur les rendements, les prix et les émissions de gaz à effet de serre. Même avec des hypothèses extrêmement optimistes sur l’impact de la réduction des intrants, cette étude d’impact reconnait comme toutes celles qui l’ont précédée que F2F aurait un impact fort sur la production, en particulier pour les céréales et les oléagineux (-15%, là où les autres études prévoient plutôt -20 à -30%) (9). Les différentes études divergeaient moins pour l’effet sur les prix : une augmentation de l’ordre de 10% pour les céréales, ce qui reste modéré… mais c’était bien sûr avant la crise ukrainienne !
Avec cette problématique des prix, on touche au point sensible de toutes les politiques de décroissance, même les mieux étayées comme celle de l’IDDRI. La décroissance de la demande alimentaire des pays développées est bien sûr nécessaire, s’ils veulent réduire leur impact environnemental, mais aussi restaurer leur autonomie alimentaire. Le problème est qu’il est plus facile d’imposer une décroissance de l’offre agricole que de réduire la demande par un changement des habitudes alimentaires, seul moyen de réduire significativement l’empreinte alimentaire des européens. Le risque est donc grand d’aggraver le déficit agricole de l’Europe au lieu de le réduire, ce qui ne peut se traduire que par un recours accru aux importations extra-européennes (avec les conséquences économiques, stratégiques, mais aussi écologiques que cela implique), ou une augmentation des prix (les deux ne s’excluant d’ailleurs pas, l’affaiblissement de la capacité productive de l’Europe pouvant finir par peser sur les cours mondiaux).
La transition vers un régime moins carné est certes en cours, mais pas assez vite pour répondre aux attentes de scenarios comme TYFA : en France, qui est pourtant un des pays où la consommation de viande baisse le plus vite, elle n’a diminué que de 21% entre 2000 et 2018. Et elle augmente encore dans une proportion non négligeable des pays européens (10). Peut-on accélérer cette transition par des mesures politiques ? Nous avons vu que F2F a reculé devant l’obstacle, mais à vrai dire personne n’a la solution toute prête. C’est là qu’intervient le non-dit des scenarios décroissants : s’il est difficile d’accélérer le changement des régimes alimentaires par des incitations politiques positives, c’est une augmentation du coût de l’alimentation qui pourrait s’en charger, en particulier auprès des populations les plus pauvres, qui sont souvent les plus consommatrices de viande. Un pari qui était déjà risqué en termes d’acceptabilité sociale avant la crise ukrainienne, mais risque de devenir de plus en plus explosif dans le nouveau contexte géopolitique…
Au final, une augmentation temporaire de la production agricole européenne, afin d’amortir l’effet de la crise ukrainienne, n’aurait pas d’effet environnemental négatif sur le long terme. Elle aurait même l’avantage de limiter le risque de susciter un rejet social des politiques agroécologiques. C’est donc le bon moment pour réexaminer la mise en œuvre de F2F, et de séparer le bon grain de l’ivraie dans son bric-à-brac d’objectifs : rester ferme sur ceux qui ont réellement un sens écologique (par exemple la réduction de 50% des pertes de fertilisants dans l’environnement), et remettre aux calendes grecques ceux qui relèvent de la pure démagogie, et provoquent des pertes de rendement sans avantage écologique (réduction générale de 20% des mêmes fertilisants). Et comme ces objectifs raisonnables sont également les plus difficiles à atteindre, ce sera aussi l’occasion de se rendre compte qu’une vraie politique agroécologique nécessite une agriculture de haute technicité, et non un retour à l’agronomie de « Martine à la Ferme ».
PS : entre la rédaction de cet article et sa publication, la Commission Européenne a validé la décision de suspendre provisoirement les jachères. Il faut saluer ce retour au pragmatisme pour le court terme, mais les effets de cette mesure de court terme seront vite annulés par ceux des objectifs de long terme de F2F, si on les maintient tels quels. Un travail de fond sur le toilettage des objectifs F2F reste donc nécessaire, pour éliminer ceux qui induisent une perte de production sans avantage écologique démontré à l’échelle globale. Le débat est loin d’être clos !
(1) Guerre en Ukraine : Pour les syndicats, il est urgent de produire plus (lafranceagricole.fr)
(4) Guerre en Ukraine et sécurité alimentaire : quelles sont les implications pour l’Europe ? | IDDRI
(5) Quand l’agriculture bio veut censurer l’ADEME et l’INRAE (europeanscientist.com) et L’ACV (Analyse du Cycle de Vie) : indicateur d’impact environnemental, ou concours de vertu écologiste ? (europeanscientist.com)
(6) RAPPORT PLANÈTE VIVANTE 2020 | Official Site | WWF (panda.org)
(7)L’agriculture extensive bénéfique pour la biodiversité ? (2ème partie) (europeanscientist.com)
(8) Concentrer l’agriculture pour laisser de la place aux espèces | EurekAlert! Et La Stratégie alimentaire nationale – Le plan (nationalfoodstrategy.org)
(9) Stratégie Farm to Fork, les études confirment des impacts inacceptables | AGPB et image1_3.pdf (agpb.fr)
(10) La consommation de viande en baisse en Europe de l’Ouest – European DataLab (european-datalab.com)