Le feuilleton scientifico-politique du glyphosate est devenu un « marronnier » de la presse environnementaliste, et s’invite encore régulièrement dans les médias généralistes. Ces derniers temps, l’accent est mis sur un thème un peu inattendu, à propos d’un herbicide : ses effets néfastes sur les insectes. Une publication récente[1], et très commentée dans la presse (y compris dans European Scientist[2]) est très représentative de ce nouveau cheval de bataille : elle affirme avoir mis en évidence des effets physiologiques inquiétants du glyphosate, sur la flore bactérienne intestinale d’un insecte commun, et conclut que ces résultats « tracent un tableau inquiétant sur les usages du glyphosate, à la lumière du déclin récent des populations d’insectes ».
Glyphosate + microbiome + extinction des insectes : on voit déjà apparaître trois mots-clés essentiels pour appâter le lecteur. Sur un plan plus scientifique, ce travail s’inscrit aussi dans les recherches sur les effets sublétaux des pesticides, qui pourraient être mal évalués par les procédures d’homologation. Ce thème est un élément clé des accusations envers le glyphosate, tout comme il l’a été aussi pour les néonicotinoïdes. En effet, l’évaluation des pesticides avant leur homologation prévoit bien sûr de vérifier l’absence d’impact grave des traitements sur la faune non-cible. Toutefois, il reste possible que des effets plus discrets ou indirects passent sous le radar des tests écotoxicologiques demandés par les agences d’évaluation, mais puissent à long terme affaiblir les populations d’insectes exposés régulièrement à ces traitements.
Cette question est légitime sur le plan scientifique… mais elle a pour l’instant produit bien peu de résultats convaincants ! Cette publication en est une fois encore un exemple très parlant : quand on la lit en détail, on se rend compte de son excellente qualité scientifique… mais aussi de l’écart risible entre l’importance des résultats obtenus, et l’interprétation qui en est faite, non seulement dans la presse, mais aussi par les auteurs eux-mêmes.
Une publication presque parfaite… sauf pour sa conclusion !
Dans le cas du glyphosate, il y a peu de doutes que le produit lui-même soit très peu toxique pour les insectes. C’est ce qu’indiquent les tests toxicologiques classiques, et ce résultat empirique est confirmé par le fait que son mode d’action sur les plantes est bien identifié, et concerne une enzyme qui n’est pas présente chez les animaux. Par contre, le glyphosate peut inhiber la croissance de certaines bactéries. Ce constat a suscité beaucoup de travaux, pour vérifier si ces effets sur le microbiome peuvent se traduire par un affaiblissement significatif des insectes, qui, sans les tuer, pourrait perturber leur croissance ou leur reproduction, ou les rendre plus sensibles aux agressions extérieures, comme les attaques de certains parasites.
L’étude en question portait sur le Sylvain des grains (Oryzaephilus surinamensis). Il s’agit d’un petit Coléoptère bien connu des amateurs de bio, car c’est celui que l’on trouve le plus souvent dans les graines de céréales, la farine ou les biscuits. Contrairement à beaucoup d’études alarmistes sur les insectes[3], cette publication est irréprochable sur le plan scientifique, tout au moins jusqu’à sa conclusion. De plus, elle a obtenu des résultats significatifs indiscutables non seulement sur le microbiome des insectes, mais aussi sur leur anatomie. Là où elle devient franchement comique, c’est quand on met ses résultats en rapport avec les inquiétudes exprimées par les auteurs.
Reprenons le protocole expérimental :
- Les larves d’Oryzaephilus ont d’abord été traitées par un antibiotique, pour éliminer leur flore intestinale naturelle
- Elles ont été ensuite nourries avec des flacons d’avoine, non traités, ou imprégnés de glyphosate à la concentration de 0,1 ou 1% en masse
Après tant de maltraitances sur des insectes innocents, qu’observe-t-on ?
- Les auteurs ont procédé à des analyses génétiques sur leur microbiome. Ils ont observé que le glyphosate perturbait la reconstitution de la flore intestinale des insectes, en défavorisant les bactéries qui y sont sensibles.
- Ils ont également constaté un effet significatif, mais très fugace, sur la teneur en certains acides aminés chez les pupes et adultes émergents (mais cet effet ne s’observait pas chez les larves, ni les adultes âgés d’une semaine).
- Ils ont ensuite mesuré la cuticule (la carapace des insectes), et ont constaté que celle des insectes traités au glyphosate était plus mince de 10% environ, et un peu plus claire. Cet effet n’est toutefois significatif qu’à la dose de 1%.
- Aucun effet sur la croissance, la mortalité ou la reproduction des insectes n’est signalé. Ce résultat est d’autant plus intéressant que les mêmes auteurs rappellent avoir montré, dans une publication précédente, que la destruction des symbiontes d’Oryzaephilus pouvait provoquer une augmentation de la mortalité… qui ne s’est apparemment pas produite ici !
On n’a donc obtenu que des symptômes tout-à-fait mineurs, et seulement à la concentration de 1% de glyphosate dans l’alimentation. Au fait, que représente cette concentration en pratique ? Rappelons qu’Oryzaephilus se nourrit seulement de grains de céréales et de leurs dérivés. En pratique, d’après les suivis de résidus de pesticides faits par l’EFSA, on n’observe jamais pour le blé de dépassement de la LMR (Limite Maximale de Résidus) qui est fixée à 10mg/kg, soit 0,0001%[4], donc 1/10 000ème de la dose qui a donné si peu d’effets. Imaginons néanmoins le « worst case scenario » d’un agriculteur qui traiterait son blé au glyphosate dans un instant d’égarement, glyphosate qui passerait ensuite à 100% dans le grain par un phénomène physiologique inexpliqué. Le glyphosate s’emploie généralement à une dose de l’ordre de 2kg de matière active par ha. Pour un rendement de 70 q/ha, on arriverait alors à une concentration de 0,28%, soit environ ¼ de la concentration qui produit ces effets mineurs !
On peut donc faire deux lectures de ces résultats :
- Considérer, comme le font les auteurs, que ces résultats « exacerbent les inquiétudes… sur les preuves qui s’accumulent à propos des effets négatifs [du glyphosate] sur les symbiontes ou sur la mélanisation de la cuticule »
- Ou bien se rassurer, en constatant que, pour que ces effets très bénins s’observent dans nos cultures, il faudrait que des insectes tombent malencontreusement dans une flaque d’antibiotique, puis s’alimentent sur un champ traité au moins 4 fois au glyphosate.
On conviendra qu’une telle malchance a peu de chance de se produire, et qu’il est peu probable que cela explique la 6ème extinction qui menacerait les insectes.
On l’on retrouve la différence entre danger et risque
L’interprétation alarmiste, généralement donnée à ce genre de publication, est révélatrice de la confusion fréquente entre le danger (c’est-à-dire le fait qu’une substance ait un effet néfaste sur les personnes ou les animaux qui lui sont exposés) et le risque (c’est-à-dire le fait que ce danger se concrétise réellement, compte tenu des expositions réellement observées).
Cette expérience prouve indiscutablement que le glyphosate présente un danger d’affaiblissement de la cuticule pour les insectes. Mais elle montre aussi que le risque est nul, ou en tout cas aussi proche de zéro que possible : ce risque (d’ailleurs tout relatif) n’apparait qu’à des concentrations très supérieures à celle qu’un insecte risque de rencontrer sur le terrain. De plus, il ne concerne que des insectes dont la flore intestinale naturelle a été détruite, ce qui n’a pas plus de chance d’arriver en conditions réelles. Les conclusions des auteurs, qui n’ont de sens que s’ils avaient démontré un risque, sont donc totalement déplacées.
Ce glissement entre danger et risque est fréquent, y compris à l’intérieur d’une même expérience. Dans une autre publication sur les abeilles[5], on trouvait un bel exemple de dérapage contrôlé entre la démonstration d’un risque et celle d’un danger. Le résumé affirmait que « les abondances absolues des espèces dominantes du microbiote digestif sont réduites chez des abeilles exposées au glyphosate à des concentrations documentées dans l’environnement » et « l’exposition de jeunes ouvrières au glyphosate augmentait la mortalité d’abeilles exposées ensuite à la bactérie pathogène Serratia marcescens ». Or, seul le premier résultat sur la flore bactérienne était réellement observé à des concentrations de 5 à 10 mg/l, pouvant être rencontré par des abeilles butineuses, et démontrait donc un risque. Le second résultat, le seul vraiment préoccupant, était obtenu à une concentration beaucoup plus élevée de 170mg/l, et après une contamination artificielle par Serratia marcescens : il montrait donc seulement un danger, dans des conditions très éloignées de la réalité, d’autant plus que ce danger ne concerne que les ouvrières juste après l’émergence, alors qu’elles sont encore dans la ruche, et avec une exposition au glyphosate encore plus minime que celle des butineuses.
Si on raisonne en termes d’analyse de risque, ces deux articles sur des expérimentations de laboratoire démontrent donc à chaque fois l’existence d’un danger, mais aussi l’absence de risque dans des conditions réalistes. Bien sûr, on peut considérer qu’une seule publication ne suffit pas à démontrer l’absence de risque, et que dans le doute il vaut mieux interdire le produit concerné. Mais c’est oublier que l’interdiction d’un produit dangereux n’a rarement que des avantages. En l’occurrence, l’interdiction éventuelle du glyphosate risque d’entrainer le plus souvent son remplacement par d’autres produits moins sous le feu des projecteurs médiatiques… mais au profil toxicologique moins favorable selon les critères classiques, et pour lesquels d’éventuels effets aussi indirects n’auront jamais été recherchés ! Cette focalisation sur un danger très médiatisé, sans vision globale du problème environnemental soulevé, entraine de plus en plus souvent des décisions politiques irraisonnées, dont les conséquences risquent d’aller à l’inverse du but visé. Deux chercheurs du King’s College de Londres, R Löfstedt et A. Schlag, en donnent des exemples récents tirés des politiques environnementales européennes[6]. L’un de ces exemples est d’ailleurs très proche du cas du glyphosate : il s’agit de l’interdiction des insecticides néonicotinoïdes. Cette décision a été prise suite à nombre de publications suggérant des dangers d’effets sublétaux importants pour les insectes, en particulier les abeilles, mais sans aucune démonstration d’un risque réel dans les conditions du terrain[7]. Elle oubliait que cette interdiction, prise même pour les usages en traitements de semences, qui créent une exposition minime, se traduirait par le retour à des traitements classiques… dont les risques pour les abeilles sont pourtant beaucoup mieux avérés !
Ces « trocs de risque » sont en grande partie la conséquence de la focalisation sur quelques « boucs émissaires » environnementaux signalée par Löfstedt et Schlag, et organisée par les médias environnementalistes. Mais ils sont aussi alimentés par la tendance de certains chercheurs à se focaliser sur l’annonce de dangers, sans assurer le « service après-vente » qui consisterait à vérifier s’il y a réellement un risque derrière ces dangers[8]. Tendance favorisée par les orientations éditoriales de certaines revues : on notera en passant que, parmi les 8 publications « lanceuses d’alerte » citées dans notre article et ses références, pas moins de 3 viennent de la revue Nature… et, malgré la réputation d’excellence de cette revue, ce ne sont pas les moins aventureuses dans leurs interprétations !
Cet activisme de certains chercheurs serait une saine émulation pour les agences sanitaires, s’il n’y avait pas une telle disproportion entre les efforts à faire pour montrer l’existence d’un danger, et ceux beaucoup plus lourds qui sont nécessaires pour confirmer…ou pas, l’existence d’un risque. Il y a là une variante scientifique de la « Loi de Brandolini », qui affirme que « la quantité d’énergie nécessaire pour réfuter des idioties est supérieure d’un ordre de grandeur à celle nécessaire pour les produire »[9]. Bien sûr, signaler un danger n’a rien d’une idiotie, mais cela pose le même problème d’asymétrie entre une affirmation aventureuse, et sa réfutation rigoureuse. C’est cette asymétrie qui est le facteur majeur du discrédit inquiétant des agences sanitaires dans une certaine presse, et se traduit au final par des décisions irréfléchies[10]. Il serait grand temps que les décideurs politiques prennent conscience de ce problème, et que les chercheurs, ainsi que les revues scientifiques, prennent la mesure de leur responsabilité sociétale, quand ils brouillent ainsi la frontière entre danger et risque.
[1] https://www.nature.com/articles/s42003-021-02057-6
[2] https://www.europeanscientist.com/en/agriculture/another-way-glyphosate-is-harmful-to-insects/
[3] Voir deux exemples particulièrement réjouissants dans : https://www.europeanscientist.com/fr/environnement/lextinction-de-75-des-insectes-comment-nait-une-legende-scientifique/
[4] https://efsa.onlinelibrary.wiley.com/doi/epdf/10.2903/j.efsa.2020.6057
[5] https://www.pnas.org/content/115/41/10305
[6] https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/13669877.2016.1153505?needAccess=true
[7] Voir par exemple http://www.forumphyto.fr/2016/09/15/les-nuisances-virtuelles-des-neonicotinoides-episode-1-les-abeilles-sauvages/et http://www.forumphyto.fr/2016/09/26/les-nuisances-virtuelles-des-neonicotinoides-episode-2-le-retour-des-abeilles-a-puce/
[8] http://www.forumphyto.fr/2016/10/04/peche-aux-alphas-contre-chasse-aux-petits-betas-pourquoi-lanalyse-des-risques-environnementaux-ne-devrait-pas-etre-seulement-un-travail-de-chercheurs/
[9] https://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_de_Brandolini
[10] https://www.academie-agriculture.fr/system/files_force/seances-colloques/20210120presentation1.pdf?download=1
J’ai du mal à comprendre ce passage dans votre article :
« Dans le cas du glyphosate, il y a peu de doutes que le produit lui-même soit très peu toxique pour les insectes. C’est ce qu’indiquent les tests toxicologiques classiques, et ce résultat empirique est confirmé par le fait que son mode d’action sur les plantes est bien identifié, et concerne une enzyme qui n’est pas présente chez les animaux. »
Peu de doutes que le produit soit très peu…
Il y a un typo ou vous affirmez que le produit est effectivement toxique pour les animaux ? Merci.
C’est vrai que l’expression est maladroite ! Je voulais simplement dire qu’il est à peu près certain que le glyphosate est très peu toxique pour les insectes.