Le 12 janvier la revue Environemental Science and Pollution Research a publié un article faisant suite à l‘étude de „science citoyenne“ menée par les pisseurs de glyphosate. Contestant la méthodologie utilisée par l‘étude en question, un groupe de scientifiques s‘est associé pour écrire une lettre à l‘éditeur. Dans ce texte ils listent une série de problèmes soulevés par cette publication dont l‘objectif était de prouver des traces de glyphosate dans les urines de milliers de citoyens volontaires dans toute la France. Philippe Stoop, porte-parole du collectif auteur de la lettre, répond ici à nos questions.
The European Scientist : La revue Environmental Science and Pollution Research, a publié une étude portant sur des analyses d’urine des « pisseurs de glyphosate ». Sur quoi porte cette étude ? Quels sont ses résultats ?
Philippe Stoop : Il s’agit du traitement statistique d’une grande campagne anti-pesticides lancée par l’association Campagne Glyphosate. Celle-ci a effectué des recherches de glyphosate dans les urines de milliers de citoyens volontaires depuis 2018, en médiatisant fortement ses campagnes de recrutement et les résultats obtenus. Elise Lucet avait également réalisé ce type d’analyses dans son Envoyé Spécial de janvier 2019 sur le glyphosate. Aussi bien Campagne Glyphosate qu’Envoyé Spécial prétendaient démontrer ainsi que nous sommes tous imprégnés de cet herbicide controversé. Ce que la publication d’ESPR semble confirmer, puisque son titre affirme que 99,8% des résultats ont été positifs, mais avec des moyens méthodologiques très surprenants pour une publication scientifique.
TES. : Un échantillon de plus de 6848 personnes a été réuni, n’est-ce pas suffisant ? Vous remettez en cause le test Elisa de la société Abraxis qui a été utilisé par Campagne Glyphosate ?
P.S. : Nous ne remettons pas en cause le test d’Abraxis, mais l’usage qu’en a fait Campagne Glyphosate. Ce test a été développé initialement pour faire des recherches de routine de glyphosate dans l’eau. Pour cet usage, il fonctionne très bien. Mais toute la question est de savoir si on peut l’utiliser dans l’urine. Comme tout test Elisa, il est possible qu’il réagisse également avec des molécules ayant une structure proche de celles du glyphosate, et donne ainsi des résultats faussement positifs. Or ce risque est beaucoup plus élevé dans un liquide biologique comme l’urine, que dans l’eau. Là-dessus, Abraxis a un discours assez ambigu : le fabricant affirme que son test fonctionne aussi dans l’urine, et recommande un protocole spécifique de mesure pour cela, mais reconnait que les résultats positifs doivent être confirmés par la chromatographie, ce que Campagne Glyphosate n’a pas fait. Depuis le début de cette campagne, la seule publication « scientifique » citée par l’association pour justifier que le test Abraxis obtiendrait des résultats proches de la chromatographie est un article publié par Monika Krüger…la fondatrice du laboratoire allemand Biocheck qui réalise leurs analyses! Or dans cet article elle ne démontre absolument pas que le test ne donne aucun faux-positif.
Dans une « vraie » publication scientifique, on s’attendrait donc à ce que les auteurs commencent par vérifier si la méthode d’analyse est correcte. Or quand on lit cet article d’ESPR, on se rend compte avec surprise que cette nécessaire validation n’a pas été faite : les auteurs se sont contentés de reprendre l’argumentaire de Campagne Glyphosate, c’est-à-dire les allégations du fabricant du test, et du laboratoire prestataire de Campagne Glyphosate, sans les vérifier le moins du monde ! Cela invalide de fait l’ensemble de la publication : à quoi bon faire des analyses statistiques sur des données obtenues avec une méthode dont tout laisse penser qu’elle génère massivement de faux résultats ? 6848 résultats faux ne donneront pas des résultats plus fiables que 60 !
TES. : Vous faites partie d’un collectif de scientifiques qui a écrit une lettre ouverte à Philippe Garrigues, rédacteur en chef de la revue. Pourquoi en passer par cette méthode inorthodoxe ?
P.S.: Il est vrai que, normalement, ce type de questionnement relève de la procédure de la « Lettre aux Editeurs », que tout scientifique peut envoyer au rédacteur en chef de la revue, pour qu’il la publie et demande aux auteurs de l’article visé d’y répondre… et éventuellement retire cet article s’il s’avère qu’il est frauduleux ou au moins inexact. Mais cette procédure nous a paru totalement inadaptée à ce cas précis, pour plusieurs raisons :
– elle n’est connue que des chercheurs, alors que l’affirmation de Campagne Glyphosate selon laquelle « des chercheur.es indépendant.es ont validé la méthodologie de l’étude » a été très largement diffusée, sans aucun recul critique, par la presse généraliste dès le 12 janvier.
– c’est un processus lent : la dernière lettre aux éditeurs publiée par ESPR date du 13 janvier 2022, alors qu’elle avait été reçue par la revue le 11 octobre 2021 : trois mois de délai, sans compter le temps nécessaire pour rédiger la lettre, qui n’est pas négligeable, car elle doit respecter un formalisme proche d’une publication scientifique originale. Après 3 mois, plus aucun des journaux qui ont vanté cette publication ne publiera un démenti…mais les articles ayant affirmé qu’elle validait la méthode de Campagne Glyphosate seront toujours en ligne !
– de façon générale, le principe même de la Lettre aux Editeurs démontre une conception assez angélique de l’intégrité scientifique : en dernier ressort c’est la revue qui a accepté un article fautif qui décide elle-même du sort réservé à la lettre. C’est un peu comme si les victimes de violence policière devaient obligatoirement porter plainte dans le commissariat où les faits se sont produits…
TES. : Vous dénoncez également l’existence de conflits d’intérêt
P.S. : Ce que nous dénonçons, ce n’est pas vraiment l’existence de conflits d’intérêts, c’est le fait qu’ils ne soient pas déclarés. Que certains auteurs d’une publication soient en conflit d’intérêts ne suffit pas en soi à invalider une publication scientifique. Si leurs résultats ont été obtenus avec une méthodologie transparente et incontestable, ils sont aussi valables que ceux obtenus par un chercheur sans aucune dépendance économique avec le sujet traité. Mais il faut par contre que les lecteurs en soient informés, pour qu’ils en tiennent compte si certains éléments de la publication sont contestables, ce qui est bien le cas ici. Or il y a des conflits d’intérêt non déclarés à deux niveaux dans cette histoire.
TES. : D’après vous cette étude qui fait intervenir des pisseurs volontaires relève-t-elle de l’agit-prop plus que de la science ? 5800 plaintes ont été déposées par Campagne glyphosate. Pensez-vous que ce genre d’initiative relève de la science militante ?
PS : C’est évident, et d’ailleurs Campagne Glyphosate ne s’en est jamais caché. L’association avait annoncé dès le début que ces analyses seraient utilisées comme « preuves » pour porter plainte contre les dirigeants des firmes agrochimiques, des agences sanitaires en charge de l’autorisation des produits phytosanitaires, et des laboratoires qui ont réalisé les analyses utilisées pour les dossiers d’homologation du glyphosate. Cela pour des motifs aussi extravagants que mise en danger de la vie d’autrui, tromperie aggravée, et atteintes à l’environnement. Les motifs politiques de cette campagne d’analyses sont tout-à-fait transparents, et les scientifiques qui la légitiment ne peuvent prétendre ignorer l’usage judiciaire qui en sera fait.
TES : Comment le public peut-il faire la part des choses ?
PS : Cela devient malheureusement très difficile, car les failles de ce genre de publications ne sont évidentes que pour les spécialistes du sujet, et leurs critiques sont en pratique inaudibles pour le grand public. On ne peut évidemment pas demander aux citoyens inquiets pour leur santé de devenir des spécialistes de toxicologie ou de chimie analytique. C’est pour cela que la responsabilité des revues scientifiques est très grande : normalement, elles devraient être le « tiers de confiance » qui garantit aux citoyens qui ne connaissent pas le sujet qu’une publication est incontestable, même pour les meilleurs experts du domaine. C’est à cette mission qu’ESPR a failli, en acceptant cet article malgré les lacunes évidentes de son chapitre « Matériel et méthodes ». C’est grave, car c’est bien la méthode qui fait la différence entre un vrai travail scientifique et la pseudoscience militante.
Cette frontière entre science et pseudoscience est de plus en plus brouillée par ce que j’appelle la « presse scientifique d’opinion », dont cet article d’ESPR est un cas emblématique : c’est-à-dire des articles qui respectent le formalisme des publications scientifiques, qui ne contiennent aucune information fausse, mais s’abstiennent complètement de traiter des objections évidentes, que tout connaisseur du sujet traité pourrait adresser à la thèse défendues par les auteurs. Nous en avons déjà vu plusieurs exemples dans des articles précédents de European Scientist, à propos du lien entre alimentation bio et santé, ou à propos de l‘extinction des insectes.
Ce type de publication biaise gravement le débat public, car la plupart des citoyens pensent qu’une publication dans une revue scientifique de bon niveau garantit que les faits exposés sont parfaitement démontrés et indiscutables. Or ce n’est plus forcément le cas.
TES. : On semble avoir totalement quitté le domaine de la controverse scientifique (un désaccord sur l’interprétation des faits) pour être dans celui de la polémique publique (des attaques ad hominem)
PS. : Ce n’est pas du tout notre propos. Notre lettre ouverte s’adresse certes à une personne précise, Philippe Garrigues, mais ce n’est pas une attaque ad hominem : aucun des signataires de la lettre ne remet en cause son travail en tant que chercheur, nous nous adressons à lui en tant que rédacteur en chef d’ESPR, et donc normalement garant de l’intégrité scientifique des articles que publie la revue. Il est d’ailleurs légitime de lui demander s’il confirme bien à titre personnel la validité de cet article. Au jour où je vous parle (le 17 février), la version en ligne d’ESPR a publié depuis le 1er janvier 1237 articles, dont 13 corrections d’articles antérieurs, une lettre aux éditeurs, et 2 rétractations. Cela représente donc 26 articles par jour ! On est en droit de supposer que P. Garrigues ne les a pas tous lus personnellement…
Ce n’est même pas une attaque contre ESPR, qui est une revue honorablement connue. L’idée est plutôt d’alerter contre une dérive générale de la presse scientifique : de plus en plus souvent, on admet qu’il suffit de vérifier qu’une publication ne contient aucune information fausse (ce qui est le cas de cet article d’ESPR), et que les auteurs ne sont pas tenus de démontrer que leur méthode de travail est correcte, et que les faits observés ne peuvent pas avoir une autre interprétation que la leur. Les autres exemples que nous avons déjà cités, sur l’alimentation bio et l’extinction des insectes, viennent de revues parmi les plus prestigieuses au monde, comme le JAMA (Journal of the American Medecine Association) et Nature. Cette évolution des standards d’intégrité scientifique fait donc l’objet d’un consensus, au moins implicite (le récent rapport Corvol sur l’intégrité scientifique n’évoque pas ce sujet). Ce consensus mou mériterait pourtant débat, car il génère des polémiques inutiles et finit par discréditer la parole scientifique. Il contribue aussi à saper la crédibilité des agences sanitaires, dont les méthodologies sont pourtant autant autrement rigoureuses que celles de Campagne Glyphosate.
(2) L’extinction de 75% des insectes : Comment naît une légende scientifique (europeanscientist.com)
Pour accéder au texte intégral de la lettre ouverte à Environmental Science and Pollution Research , avec les références bibliographiques remettant en cause la méthode employé :
voir Lettre Ouverte Philippe Garrigues | PDF | Pesticide | Science (scribd.com)
De Philippe Stoop
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