Au travers de cette tribune, Claude Huriet nous adresse une réponse à notre éditorial du 7 janvier dernier, « Vos prévisions pour 2019 : êtes-vous plutôt Harari ou Pinker ? »
Du « small » au « big » ? Les Big Data ne constituent pas une nouvelle poussée de croissance des banques de données, qui serait caractérisée par l’accroissement rapide et considérable de leur capacité, du volume et de la diversité des données, et le perfectionnement des méthodes d’exploitation de ces données, qui incluent les données individuelles les plus sensibles.
Il s’agit d’une révolution universelle, dont les enjeux et les risques sont comparables à la découverte de l’énergie nucléaire et de ses applications, pacifiques ou destructrices.
En outre, cette révolution met en jeu les valeurs sur lesquelles sont fondées nos sociétés.
On tend, actuellement, à faire des big data les instruments essentiels des progrès à venir pour le bien-être de l’humanité.
Les exemples qui se multiplient, concernant l’intérêt des big data en matière de santé, la réduction du coût de la santé, le diagnostic et le traitement des maladies, ne sont pas le fait du hasard, mais « le ruban attrayant d’un paquet cadeau » ! En effet, ces perspectives, si séduisantes qu’elles puissent être, ne représentent qu’une part de l’accroissement rapide d’un marché mondial, qui pourrait atteindre 24 milliards de dollars l’an prochain.
Avec un recul de quelques années, on peut affirmer que les big data ne constituent pas une mode passagère. Il faut désormais « vivre avec », en étant particulièrement vigilant quant au risque de voir battus en brèche, au nom de l’intérêt général, les valeurs humaines et les droits qui constituent le socle de nos sociétés. Les perspectives qu’offrent les big data, en matière de contrôle, de surveillance, d’influence sur le comportement des individus, ont de quoi inquiéter. La «matière première» des big data est constituée principalement, de données personnelles. Elles constituent la ressource essentielle de l’économie numérique et on en justifie l’exploitation par des fins d’intérêt collectif, mais « le prix à payer » risque d’être considérable.
Dans tous les pays, les progrès de la médecine fascinent l’opinion, quel que soit le niveau de développement. Prévenir les maladies, améliorer la santé, vaincre la mort, sont les rêves de l’humanité, qu’alimentent la confiance dans la recherche et le pouvoir des chercheurs.
L’exemple du cancer est le plus révélateur. Sa fréquence augmente dans le monde entier. Dépistage et traitements améliorent le pronostic. L’espoir de guérison et la possibilité de choisir « un » traitement, pour « un » malade, ce que l’on appelle « le traitement personnalisé du cancer », et, plus généralement « la médecine personnalisée » ou « la médecine de précision », progressent grâce au développement des big data.
Les données individuelles, aussi « intimes » que le génome et le séquençage de l’ADN, représentent un énorme capital, dont ceux qui le détiennent ne prennent aucun engagement à l’égard des personnes concernées, quant à l’utilisation -y compris la vente- de leurs données. Le principe éthique universel de l’autonomie de la personne, qui s’exprime à travers le consentement éclairé, est balayé. Le respect de la vie privée, et les libertés individuelles sont menacés. Le « consentement par clic de souris », parfois évoqué par les internautes, ne saurait constituer un blanc-seing pour toute utilisation ultérieure, et le stockage de milliards de données dont l’anonymisation est fragile, ne les met pas à l’abri de piratage.
L’analyse de gigantesques volumes de données – on prévoit un doublement tous les 12 ans – « fait apparaître des corrélations, qui se substituent à l’obsession de la causalité » (V. Meyer-Schönberger, et K.Cukier). Cette phrase apparaît comme une menace, celle de la « vassalisation de la recherche scientifique». Privilégiant l’analyse de plus en plus fine des corrélations, la tentation sera forte de …se passer des chercheurs. L’annonce et le suivi, par Google-Flu, de l’épidémie de grippe H1N1, avant l’apparition de tout symptôme, donnent à réfléchir. À quoi bon déterminer les souches microbiennes et l’origine des contaminations, qui «arriveraient toujours trop tard » ?
Il est peu probable que ces réserves et ces mises en garde puissent suffire, pour décider de marquer une pause dans le développement effréné des big data. D’ailleurs, le «trépied » qui caractérise les big data : volume, variété, vitesse, rend improbable et impossible la mise en place d’un dispositif de régulation et d’une autorité susceptible de le mettre en œuvre Plus inquiétante encore devrait être la connaissance des risques de «déshumanisation». L’individu est enivré par « le progrès » qu’on lui fait entrevoir. Non seulement nous sommes désormais incapables de protéger nos données personnelles, mais, abandonnant toute résistance, à travers nos Smartphone, nos cartes de toutes sortes y compris bancaires, nos géolocalisations, nous alimentons le torrent des 15 milliards d’objets connectés, (80 à 100 milliards d’ici 2020), et « enrichissons » nous-mêmes le big data qui sera ainsi parvenu à nous dominer sans combat. Nos propres données, nous les aurons nous-mêmes « aliénées », sans espoir de retour.
Selon la quotidienne de UP’Magazine- (Edition du 9 mai 2016), « un document révèle comment Google a accès à des millions de données de patients ». Selon le magazine New Scientist un accord, a été signé entre Google-Intelligence artificielle (DeepMind) et le NHS britannique. Google va désormais avoir accès aux données de santé de 1,6 million de patients, hospitalisés dans trois hôpitaux londoniens au cours des cinq dernières années. L’objectif consiste à développer un système d’alerte précoce pour les patients risquant de développer des maladies rénales aiguës… Pour justifier l’accès aux détails des dossiers médicaux, Google considère que les données spécifiques sont insuffisantes et que le développement du système d’alerte nécessite l’accès à tous les dossiers médicaux… Selon le NHS, les patients concernés peuvent choisir de se retirer, et Google s’est engagé à détruire les données en septembre 2017…
La réalisation d’un monopole mondial de Google ne peut être exclue, imposant son pouvoir dans les domaines politiques, financiers, médiatiques. D’ores et déjà « 80 % des données personnelles mondiales seraient détenues par les quatre grands acteurs, les GAFA: Amazon, Apple, Facebook et Google, et les liens étroits entre Google et le mouvement transhumaniste ne sont pas fortuits.
En vertu de la doctrine de l’équilibre de la terreur, le risque nucléaire, toujours actuel, peut être prévenu par des engagements réciproques entre les Etats. Or, on le voit, les pouvoirs des big data sont d’ores et déjà très concentrés. Aucune négociation ne sera possible – et avec qui pourrait-elle s’engager ?- pour en garantir « le bon usage », et en prévenir les excès.
Depuis l’automne 2015 le monde agricole s’agite, suite à des informations selon lesquelles « Google parie sur les big data agricoles », comme l’ont fait auparavant les secteurs du marketing, de la finance, de l’assurance ou des transports. L’Investissement atteint 28 M$. Objet: traiter et analyser les méga-données, recueillies par les agriculteurs, sur les terminaux de leurs tracteurs et automoteurs avec en perspective l’amélioration des rendements et l’optimisation de l’utilisation des entrants.
Demain, Google « pariera » sur les big data sanitaires, alimentaires, climatiques, militaires, sur l’intelligence artificielle, et tous ces paris seront gagnés.
Ce qui pourrait apparaître comme le cauchemar d’un prophète de malheur, entre désormais dans les perspectives de développement d’une civilisation « transhumaniste », dans lesquelles Google est fortement engagé. Avec les big data, n’en doutons pas, c’est l’avenir du Monde qui est en jeu.
Les risques de la montée en puissance planétaire de Google sont désormais perçus, en France, par l’Autorité de la concurrence et par la CNIL qui condamne Google pour son refus de respecter « le droit à l’oubli » (amende de 150 000 Euros) , ainsi que par la Commission Européenne qui pourrait infliger prochainement une amende de 3 milliards d’Euros, pour abus de position dominante et usage de données personnelles.
Mais Google a « les épaules larges » …
Je fais mienne l’interrogation de Charles-Elie Guzman, chroniqueur de UP Magazine. « La marche des technosciences va toujours de l’avant en considérant les humains comme des données, des nombres, des statistiques dont le corps, modulable à l’infini est corrigeable, améliorable, augmentable, par des technologies supposées omniscientes. Un rêve ou un cauchemar ? »