Nouvelle déconvenue pour la transition énergétique allemande que l’Europe entière commence à connaitre sous le nom d’Energiewende. Le 6 novembre 2024, toute sa production éolienne s’est brutalement effondrée en fournissant moins de 1 GW pendant plus de 30 heures, une situation qui vient de se reproduire le 12 décembre … et tout cela malgré les 71920 MW éoliens installés. La conséquence de ce phénomène appelé Dunkelflaute est l’explosion des prix à court terme de l’électricité (marché spot), mais également, un risque de désorganisation du marché européen de l’électricité notamment avec les pays nordiques : ce qui a été immédiatement dénoncé par Terje Aasland, ministre norvégien de l’énergie, et également par Ebba Busch, la ministre suédoise de l’énergie. Pour comprendre en détail les mécanismes de ce jeu de dominos Jean-Pierre Riou, chroniqueur indépendant sur les thématiques énergie a bien voulu répondre à nos questions.
The European Scientist : L’Allemagne vient d’être affectée par deux épisodes prolongés et tant redoutés sans vent ni soleil, qu’elle nomme « Dunkelflaute ». Aurait-elle pu éviter une rupture d’approvisionnement sans le secours de ses voisins ?
Jean-Pierre Riou : Oui. L’Allemagne sait parfaitement qu’en cas de pic de consommation, elle ne peut compter sur aucune production solaire et que l’éolien ne saurait garantir plus de 1% de sa puissance installée. C’est la raison pour laquelle elle dispose d’un doublon intégral pilotable. Contrairement à la France, elle a fait le choix de subventionner des centrales thermiques en réserve du réseau avec l’interdiction pour elles de vendre sur le marché. C’est notamment le cas de la centrale à gaz d’Irsching pour laquelle son exploitant Eon, qui perdait de l’argent malgré les subventions, a menacé d’aller en justice pour obtenir le droit de fermer (1), mais n’a pas obtenu gain de cause face aux injonctions du gestionnaire de réseau. (2)
Le scénario de référence de l’institut Fraunhofer (désormais nommé « ouvert aux technologies ») ne prévoit d’ailleurs aucune réduction de la puissance pilotable installée. Au contraire, cette puissance est supposée passer de 86 GW en 2025 à 146 GW en 2045 sous forme de centrales à gaz. La principale différence avec le précédent scénario étant la proportion importante d’hydrogène, avec 96 GW, contre 1 ou 2 dans « référence ».
En tout état de cause, l’Allemagne disposait donc de la puissance nécessaire, et a dû redémarrer les centrales les plus coûteuses qui ont déterminé le prix du marché. D’où son envolée à presque 1000 €/MWh.
TES.: Ce n’est donc pas le nucléaire français qui a sauvé le système allemand ?
JPR.: Effectivement, on ne peut pas le prétendre. Mais ce n’est pas pour autant que les lois du marché l’ont empêché d’acheter chez ses voisins où le cours était inférieur. Du moins jusqu’à ce que les interconnexions soient saturées. Car pendant plus de 30 heures où les 78,5 GW éoliens installés n’ont même pas atteint la puissance d’1 GW, l’Allemagne importait en permanence, notamment de la France, plus de 10 GW et même 17 GW le 12 décembre à 8h30. Le différentiel des cours qui s’est creusé avec ses voisins à partir de 3 h du matin est d’ailleurs le symptôme de cette saturation des interconnexions.
TES.: Mais alors, pourquoi les cours ont-ils également flambé en Suède, et surtout en Norvège où l’électricité est hydraulique pour plus de 90 % ?
JPR.: Le grand marché interconnecté de l’électricité est destiné à exporter les surproductions aléatoires des énergies renouvelables mais permet également de mutualiser les problèmes. C’est la raison de la colère de Terje Aasland, ministre norvégien de l’énergie, qui a qualifié cette situation de « absolument merdique » (“It’s an absolutely shit situation.”) En effet, les interconnexions ont permis à l’Allemagne et au Danemark, qui subissait la même panne de vent, de « siphonner » la production des réservoirs hydrauliques norvégiens qui étaient alors pleins, ainsi que l’explique le média spécialiste de l’énergie OilPrice (3), et de contaminer ainsi le marché norvégien de l’électricité avec 898 €/MWh à 17 heures, alors que le pays ne connaissait même pas de vague de froid.
TES.: Quel enseignement pensez-vous devoir tirer de cette situation ?
JPR.: La Norvège, tout comme la Suède sont des modèles de mix électrique. Non pas pour leurs promesses, comme l’Allemagne, mais pour les performance climatique bien réelles de leurs mix quasiment exempts d’émission de CO2. La Norvège grâce à 90% d’électricité hydraulique la Suède avec 40% hydraulique et 30% nucléaire. Ce sont ces 2 pays qui ont tiré depuis plusieurs années l’enseignement que vous sollicitez. L’un comme l’autre ont décidé de se replier sur le réseau nordique et manifesté leur volonté de se déconnecter du reste de l’Europe pour éviter d’être affecté par les errements de sa politique énergétique. Refusant ces nouvelles interconnexions, le gouvernement suédois a considéré que le marché allemand qui « ne fonctionne pas de manière efficace » risquait de contaminer le marché nordique. Le réseau (4) nordique permet des échanges avec la Finlande, le Danemark, l’Estonie, la Lituanie et la Lettonie. Avec ceux de la Finlande, qui a également développé l’hydraulique parallèlement au nucléaire, les barrages norvégiens et suédois ont largement la capacité d’amortir les aléas de la production danoise qui, avec une trentaine de TWh par an, représente moins du tiers de la production annuelle de chacun d’eux. Mais le développement des interconnexions les expose désormais aux aléas d’un grand pays comme l’Allemagne.
Ce repli s’est manifesté à plusieurs reprises par le refus de nouvelles interconnexions, mais aussi par celui de renouveler les interconnexions existantes, avec l’Allemagne ou la Grande Bretagne, mais également avec leur voisin danois, lui-même fortement interconnecté avec le reste de l’Europe, particulièrement avec l’Allemagne.
TES.: Pensez-vous que cette prise de distance nordique peut influer sur la politique énergétique européenne ?
JPR.: Cette politique européenne s’apparente à une fuite en avant dont la viabilité repose sur une mutualisation toujours plus large et plus lointaine des problèmes générés par la priorité donnée au développement de l’intermittence. Le coût de ces interconnexions se chiffre en centaines de milliards d’euros, pour les conséquences qu’on vient notamment de voir en Suède et en Norvège. Ils sont nécessaires à la poursuite de cette politique dogmatique car personne n’ignore qu’en cas de météo favorable, le marché allemand ne saurait suffire à absorber les 779 GW éolien-solaire prévus dans le scenario Fraunhofer pour 2045. Mais plus qu’une restriction des débouchés vers le nord, j’y vois le signal fort de 2 pays cumulant la réussite climatique de leur mix électrique et une situation économique enviable, qui préfèrent tourner le dos à la poursuite de nos dangereuses chimères pour se consacrer au maintien de leur compétitivité. Selon Bloomberg (5), l’économie allemande aurait atteint un point de non retour et s’écroulerait désormais de façon « irréversible » au moment où l’Europe aurait le plus besoin d’elle. L’augmentation du coût de l’énergie en serait la principale raison. Les prochaines élections pourraient bien rebattre les cartes avec l’arrivée de Friedrich Merz, favorable au redémarrage des réacteurs nucléaires (6). Mais parvenu à un tel bilan, qu’il doit être difficile de déclarer que l’Allemagne s’est trompée !
(1) https://lemontchampot.blogspot.com/2020/11/plein-gaz.html
(2) Notons qu’après la prolongation de leur obligation de rester en réserve du réseau jusqu’à avril 2019, ces 2 groupes Irsching4 et Irsching5, dont le rendement de 61% est le meilleur d’Allemagne leur exploitant a annoncé leur retour sur le marché le 1er octobre 2020, et la construction d’une nouvelle unité de 300 MW (Irsching 6) dédiée à la réserve du réseau. Selon Gas to Power Journal, ce projet aurait alors été « stipulé par le législateur allemand . » Force est de regretter que le peu d’heures de fonctionnement de ces centrales à gaz (respectivement 7h et 33h équivalentes de fonctionnement en 2019) ait été préféré au remplacement du lignite (6490h en moyenne en 2018) selon Energy & Hydrogen qui dénonce la raison économique de la balance commerciale des matières premières
(3) https://oilprice.com/Latest-Energy-News/World-News/Norway-Wants-to-Scrap-EU-Power-Links-amid-Surging-Prices.html
(4) https://www.svk.se/en/national-grid/the-control-room/
(5) https://www.blogger.com/u/1/
(6) https://www.blogger.com/u/1/
Tous les liens sont disponibles dans https://lemontchampot.blogspot.com/2024/12/energiewende-une-situation-absolument.html