Où il apparaît que l’efficacité de la règle simple « pollueur-payeur » est redoutable. Mais surtout qu’elle est redoutée. Et qu’une véritable usine à gaz, qui mêle à dessein objectifs et moyens, permet de brouiller les cartes pour en extraire les atouts.
Les économistes s’accordent généralement pour affirmer que la taxation du carbone est le moyen le plus sûr pour réduire les émissions de CO2, et pour considérer qu’une taxe sur le carbone efficace se caractérise notamment par : «…(3) l’interdiction de subventionner des sources d’énergie de remplacement, y compris des sources renouvelables telles que l’énergie éolienne et solaire ».
L’échec désormais avéré de la politique climatique européenne a sanctionné une stratégie inverse à ces principes pragmatiques, qui a érigé les subventions en système destiné à imposer une solution dogmatique.
Le soutien financier de ce dogme dans les pays « en développement », par le truchement du mécanisme de développement propre (MDP) permettant même de détourner le fonctionnement de cette taxe par la délivrance de Certificats de réduction d’émission (CERs) supplémentaires qui incitent davantage à polluer à moindre coût qu’à investir dans des réductions coûteuses, ainsi que le constate avec cynisme le China Institute.
Cette situation s’est d’ailleurs accompagnée de subventions parallèles aux énergies les plus polluantes. L’OCDE estime à 500 milliards de dollars annuels les subventions aux énergies fossiles dans le monde, notamment dans le domaine de production d’électricité où elles demeurent incontournables.
Tandis que le ralentissement économique, les mécanismes de flexibilité (MDP), et l’organisation du système européen d’échange de quotas carbone (SEQE-UE) entraînaient une surabondance de ces quotas qui en a fait effondrer le cours, et l’efficacité de tout le système avec.
Chacun convient désormais de la nécessité d’en élever significativement le prix pour éviter la catastrophe.
Tandis que la maison brûle …
Mais toute allusion à la tarification du carbone a disparu du traité franco allemand signé à Aix le Chapelle ce 22 janvier.
Sans surprise Euractiv précisait que « En Allemagne, des observateurs ont fait remarquer qu’un prix du carbone avantagerait le secteur électrique français, très dépendant du nucléaire, par rapport à l’industrie allemande, où le charbon et le gaz naturel jouent encore un rôle important ».
Car on savait déjà ce que la publication du projet de programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) confirmerait 3 jours plus tard : Deux fermetures anticipées de réacteurs nucléaires seulement sont prévues d’ici 2027, et les 2 réacteurs symboliques de Fessenheim seront remplacés par un EPR.
La réduction de la part du nucléaire français, prévue à 50% de la production totale en 2025 par la loi de Transition énergétique, est donc bien repoussée à une date ultérieure.
Or l’énergie nucléaire présente l’immense avantage de ne pas émettre de CO2. Ou quasiment pas, avec une moyenne mondiale de 12gCO2/kWh sur la totalité de son cycle, selon le GIEC, et moins encore pour le nucléaire français, en raison de la sobriété en carbone de son enrichissement d’uranium, qui l’amène à 5,45gCO2/kWh selon l’étude 2014 de Ch. Poinssot & al.
Soit moins que les éoliennes. Et, à plus forte raison, que le photovoltaïque, sans même tenir compte des centrales thermiques nécessaires au lissage de leur intermittence de production.
C’est pourquoi la Chancelière allemande avait dû concéder « Quand nous participons à des conférences sur le climat, Emmanuel Macron a un petit avantage sur moi parce qu’il a tellement de centrales nucléaires qu’il émet très peu de CO2« .
Ce « petit avantage » ne manquerait pourtant pas d’être décisif en termes de compétitivité dans le cadre d’un prix du carbone significatif.
Pollueur payeur, les performances d’une règle simple
Pionnière la taxe carbone en 1991, la Suède avait fait figure «d’exemple à suivre pour le reste de l’Europe », en l’intégrant dans une réforme de la fiscalité en profondeur destinée à ne pas entraver la compétitivité de ses industries.
Le Royaume Uni vient de faire la démonstration de sa redoutable efficacité en décidant une taxe plancher sur le carbone, ou Carbon Tax Floor (CTF) en 2011, entrée en vigueur en 2013.
Le graphique ci-dessous illustre l’évolution de l’intensité carbone de différents mix électriques depuis 1990. Entre la France, en bas, et l’Allemagne, en haut, le décrochement brutal du Royaume Uni dès la mise en œuvre de la taxe carbone qui l’amène sous la moyenne européenne, en rouge, en 2016, illustre la corrélation avec la mesure.
(Source EEA)
Après 15 ans sans le moindre progrès et un kWh plus émetteur encore que celui de l’Allemagne en 2012, la mise en place de cette taxe s’est accompagnée d’une réduction de plus de 42% des émissions du parc électrique britannique en 4 ans, mécaniquement suscitée par la perte de compétitivité du charbon, en raison de cette taxe.
Les valeurs ci-dessous en précisent les détails.
Source : extrait de U.K National Statistics , les dates originales étant reportées sur le graphique
La plus large part de la réduction du charbon a été remplacée par le gaz, devenu plus compétitif.
Dans le même temps, la consommation est passée de 302,6 TWh en 2013 à 278,8 TWh en 2017, et les énergies renouvelables ont connu une progression significative.
Il est important de noter que Royaume Uni est resté importateur d’électricité, principalement depuis la France, et que ses importations ne lui ont jamais fait défaut lors des faibles taux de charges de ses énergies intermittentes que sont l’éolien et le photovoltaïque.
Il faut enfin mentionner le fait que l’augmentation de la production de gaz britannique provient exclusivement du passage d’un taux de charge de cette filière de 28% en 2013 à 45,3% en 2017, tandis que celui du charbon passait dans la même période de 58,1% à 17,3% et que 5 GW de centrales à charbon devaient fermer leurs portes.
Tous ces éléments figurent dans le rapport dont est extraite l’illustration.
Dans le même temps, l’intensité carbone de l’ensemble de l’économie britannique passait de 0,185kCO2/$ (constant 2015) en 2012 à 0,127kCO2/$ en 2017, attribuant au Royaume Uni le 6ème meilleur résultat mondial, derrière la France.
La Suède, avec 0 ,077kCO2/$ obtenant la 2ème place derrière le Nigéria.
Ajoutons qu’en 2017, le Royaume Uni mettait fin aux subventions à l’éolien terrestre, à l’exception des îles éloignées, désormais seules terrestres autorisées à bénéficier des « Contracts For Difference » (CFD).
Et tandis que le Royaume Uni réduisait l’intensité carbone de son économie de 31%, l’Allemagne ne réduisait la sienne que de 5%. (Sources Enerdata)
L’intensité carbone, qui indique la valeur des émissions de CO2 par unité de richesse produite, permet de discerner l’efficacité d’une politique énergétique, indépendamment de l’évolution du produit intérieur brut (PIB) dont le rôle est également déterminant dans les émissions.
Il convient enfin de préciser que son indication est limitée par le fait qu’elle fait abstraction des produits importés. L’impact des délocalisations au niveau mondial restant susceptible de se révéler globalement négatif, alors que celles-ci diminuent l’intensité carbone du pays considéré.
La bombe à retardement
Mais le système européen d’échange de quotas carbone va bientôt entrer dans sa 4ème phase (2021-2030) qui prévoit la réduction de la quantité de quotas en circulation. A cet effet, leur cadre législatif a été révisé en début d’année 2018 pour le rendre plus contraignant et entraîner mécaniquement une envolée des cours.
C’est ainsi que le marché européen du carbone est devenu le marché de matières premières « le plus chaud au monde » comme le relève le rapport de Carbon Tracker d’août 2018, qui mentionne une flambée de 310% de sa valeur depuis mai 2017.
Pour Actu Environnement, les industries polluantes peuvent s’attendre à « l’effet d’une bombe », l’envolée des cours ayant déjà triplé la facture de producteurs d’électricité en 2018.
Le rappel de cette menace de longue date ne peut manquer d’attiser la volonté de sortir du charbon chez nos voisins d’Outre Rhin.
Après bien des négociations, la « Commission charbon » allemande vient de parvenir à un accord qu’analyse le spécialiste de la question, Hartmut Lauer.
Celui-ci met en évidence à la fois la détermination de l’Allemagne, le coût considérable de sa sortie du charbon, et la nécessité de faire appel au gaz pour compenser la réduction de moyens programmables. En effet, la menace d’une telle carence l’expose déjà à un déficit d’électricité d’ici 2021, alors qu’elle n’est pas encore parvenue à fermer le moindre MW programmable installé malgré un doublon intégral intermittent de 100 000 MW.
Car les gestionnaires de réseaux allemands ne tablent que sur une puissance garantie éolienne de 1% de leur capacité installée, (page 11 de leur rapport), et 0% pour le photovoltaïque. Les plus de 100GW éolien/PV allemands étant en effet susceptibles de s’effondrer jusqu’à une puissance effective de moins de 1 GW, comme le 25 janvier dernier.
Et toutes les éoliennes ou panneaux photovoltaïques d’Allemagne n’empêcheront pas le prix du carbone de pénaliser la compétitivité de son parc de production d’électricité, contraint de brûler de grandes quantités de gaz, à défaut de charbon, pour compenser les aléas météorologique.
A la réserve près que l’absence d’un prix plancher, tel qu’au Royaume Uni, laissera toujours la porte ouverte à des turbulences sur les cours telles que sa chute début février à la suite de l’ouverture du programme de vente de quotas allemands, vraisemblablement suscité par les accords de la Commission charbon.
Le revirement nucléaire espagnol
La situation est comparable en Espagne qui n’avait pas fermé le moindre MW programmable installé malgré son formidable développement éolien et photovoltaïque entre 2006, et le coup d’arrêt à toute subvention aux éoliennes en 2012 par le gouvernement Rajoy, en raison de la disette budgétaire.
Cette date de 2006 étant retenue pour la comparaison en raison de sa consommation, de 253 TWh, strictement identique à celle de 2017.
La ministre de la Transition écologique espagnole, Teresa Ribera, vient juste de dévoiler aux acteurs du secteur que les centrales nucléaires espagnoles pourront désormais être prolongées au-delà de 2025, et même fonctionner jusqu’en 2036 pour la dernière à fermer ses portes [1]. Ce qui amènerait la centrale en question à une durée d’exploitation dépassant les 50 ans. Pour faciliter ce processus, le Gouvernement espagnol s’est même engagé à entreprendre une modification législative visant à empêcher les vétos de minorités d’actionnaires lors des décisions de prolongation de réacteurs.
Ce revirement, 6 mois à peine après avoir annoncé la sortie du nucléaire en 2028 et l’arrêt à 40 ans de tout réacteur espagnol [2], est symptomatique d’une prise de conscience du caractère incontournable des moyens de production d’électricité programmables et décarbonés dans les années à venir.
L’élévation du prix du carbone et l’absence de perspectives d’une capacité de stockage permettant de faire l’économie de tels moyens programmables ne laissant pas d’alternative.
L’atout hexagonal
Et c’est ainsi que le parc nucléaire français, conçu pour tirer le pays du choc pétrolier se retrouve en première ligne pour nous conférer un avantage compétitif décisif face au « choc du carbone » qui se profile.
Le maintien de ce parc au niveau actuel, voire son augmentation de puissance, permettrait d’ailleurs d’équilibrer le réseau européen, notamment face à l’intermittence de la production allemande, en lui évitant de recourir aux énergies fossiles quand le vent tombe.
Ce qui laisserait à l’Allemagne la latitude d’éviter une perte de compétitivité de sa production électrique en contrepartie de sa dépendance aux importations françaises.
Le brouillage des cartes
Mais le financement nécessaire à la modernisation et au renouvellement de notre parc nucléaire exige une grande visibilité à long terme, que doit garantir la rentabilité d’un prix juste et stable du MWh, grâce à une indispensable politique industrielle assumant clairement ses choix et l’ensemble de leurs conséquences.
Car dans la mesure où le caractère programmable de sa production s’avère incontournable, la plus élémentaire protection de son modèle économique exige de permettre à ce parc de fonctionner au régime optimum.
Or, on sait parfaitement que le développement parallèle d’énergies intermittentes qui n’apporte aucune valeur ajoutée à l’ensemble du parc électrique, contraindra les réacteurs à plus de flexibilité et d’effacement de production dès que le vent souffle ou que le soleil luit.
Et c’est le poison de cette intermittence, au cœur du système électrique français, qui aura raison de la santé de notre production électrique programmable, qu’il faudra alors subventionner, tout en condamnant la filière nucléaire au rôle de victime expiatoire.
Le rapport franco allemand « L‘Energiewende et la transition énergétique à l’horizon 2030 » l’avait prévu, le projet de PPE en prend acte en considérant déjà qu’il faudra fermer 2 réacteurs supplémentaires dès le prochain quinquennat si nos voisins « développent massivement les énergies renouvelables, et que cela devait conduire à des prix bas de l’électricité sur les marchés européens, susceptibles de dégrader la rentabilité de la prolongation des réacteurs existants ».
D’ores et déjà, la dégradation de la valeur du MWh lorsque le vent souffle n’est plus un mystère, et la corrélation en est parfaitement quantifiée.
C’est ce que montre le graphique ci-dessous, qui indique des cours day-ahead inférieurs à 10€/MWh lors des records éoliens, la dégradation de la rémunération étant bien supérieure encore sur le marché infra-journalier.
(Source Energy Charts)
Or, non seulement la rentabilité du parc nucléaire français sera d’autant plus dégradée par les éoliennes allemandes à chaque épisode venté que les interconnexions avec l’Allemagne se développeront, mais c’est la France elle-même qui se chargera de cette dégradation en doublant la puissance intermittente installée sur son propre sol, ainsi que le prévoit la PPE.
Contrairement à une idée largement répandue, on sait parfaitement fermer et démanteler les réacteurs nucléaires. Et 6 réacteurs ont notamment déjà été entièrement démantelés aux États-Unis.
Rien n’interdit à la France de remplacer sa production nucléaire par celle d’autres moyens pilotables comme le gaz ou le fioul. C’est une affaire de choix politique dont la responsabilité des contreparties doit être assumée, notamment en termes de coûts, de géopolitique et d’émissions de CO2.
Mais il importe d’anticiper toutes les conséquences de décisions qui pensent ménager la chèvre et le chou.
Car c’est en ces termes que se pose la complémentarité du nucléaire avec l’intermittence.
Après l’ombre viendra la lumière
Le député Julien Aubert vient de mettre en place une Commission d’enquête parlementaire destinée à faire la lumière sur les raisons pour lesquelles nous nous serions entêtés « à investir dans les énergies renouvelables alors que c’est à fonds perdus depuis 20 ans » ainsi que sur « tout un écosystème de cabinets et de consultants qui ont grandement prospéré à l’ombre de cette transition écologique ».
Par delà la pertinence des 121 milliards d’euros déjà engagés, selon la Cour des Comptes, pour les seuls contrats passés jusqu’à fin 2017 avec les énergies renouvelables électriques (et biométhane), au prétexte de réduire les émissions de CO2 d’un parc électrique qui n’en émet déjà pas, cette Commission devra prendre la mesure des effets pervers de cette politique sur notre capacité à planifier une modernisation rationnelle de notre parc de production et sur la souveraineté de nos ambitions à long terme.
Et cette Commission devra faire toute la lumière sur les éventuelles influence des nombreux intérêts en jeu.