L’économie peut-elle être une science ? Marc Rameaux nous propose ici la deuxième partie de son analyse sur ce sujet. Vous pouvez lire la première partie en cliquant ici
L’école autrichienne : une fondation très prometteuse, mais…
La critique de la tendance majoritaire en économie doit beaucoup à l’école autrichienne et à son principal représentant, Ludwig Von Mises.
Von Mises a eu le grand mérite de comprendre et mettre en lumière le point qui poseproblème à toutes les tentatives de formalisation de l’économie : l’action humaine, au point d’en faire le titre et le point de départ de son œuvre.
L’action humaine est à la fois le moteur de l’économie et la raison pour laquelle celle-ci ne respecte jamais des processus invariants : dès lors que l’on suppose un fonctionnement standard de l’économie, les hommes qui en cherchent les opportunités voudront sortir de ce mode. L’économie crée sans cesse de nouvelles lois.
Le fait même de fournir l’information d’un mode de fonctionnement est une incitation forte à en sortir. Ce parce que la valeur en économie est toujours créée en sortant des modes habituels de production et de commercialisation, en faisant ce à quoi personne n’avait pensé jusqu’alors.
Von Mises va proposer une façon radicale de résoudre cette difficulté. Pour les raisons exposées au précédent article, la classique vérification empirique ne peut fonctionner en économie. Dès lors, Von Mises veut frayer un chemin scientifique à l’économie par la seconde voie : celle de la déduction logique.
« L’action humaine » cherche à faire de l’économie un immense système logico-déductif, avec comme point de départ des vérités que l’homme peut reconnaître par la seule introspection, sur la nature de ce qu’est une action, sans faire appel à aucun élément d’observation extérieur.
Von Mises veut donner à l’économie une exactitude semblable à celle des mathématiques. Il va partir d’axiomes simples et reconnus, non par expérience mais par le fait que l’essence de l’action est une connaissance a priori, de par notre nature d’êtres humains. Tout le reste de l’édifice économique doit pouvoir être déduit logiquement de ces axiomes.
Von Mises appréhende l’action humaine de façon très générale : il s’agit essentiellement de la capacité à décider dans un environnement incertain. L’axiome devant être à l’abri de toute attaque, cette approche très générale permet de ne laisser prise à aucune critique.
Von Mises précise que l’analyse des intentions ou des mobiles de l’action ne doit pas rentrer en ligne de compte : elle nécessiterait de faire appel à la psychologie, ruinant l’exactitude mathématique de l’édifice. Les conditions psychologiques ou physiques des hommes agissant sont de simples données. Sans jugement sur les buts d’une action, il faut se contenter de décrire les moyens les plus efficaces de les atteindre.
Von Mises nous dit : « si vous visez ceci, alors voici quels sont les moyens nécessaires pour y parvenir », sans préjuger des intentions poursuivant ce but, et sans jugement de valeur sur celui-ci. L’on évite ainsi une recherche sans fin des causes premières de l’action, pour se concentrer sur le seul fait de savoir si les actions sont adaptées à un but donné.
Cette étude de l’action pure, Von Mises la nomme praxéologie. La praxéologie traite des moyens choisis pour la réalisation d’une fin donnée, non de cette fin.
Cette fondation posée par l’école autrichienne est la bonne façon d’aborder l’économie. L’économie, dans toute son ampleur, peut être définie comme la connaissance des moyens d’action que les hommes se donnent pour atteindre leurs buts, l’analyse des stratégies d’action possibles face à un objectif donné.
Les limites de l’école autrichienne
Si nous reconnaissons que la position du problème et l’approche de l’économie par une praxéologie sont de bonnes fondations, l’analyse développée par Von Mises peut être critiquée sur deux points :
De plus, des notions telles que la monnaie, le crédit, l’investissement, l’épargne, etc. sont effectivement déductibles du fait d’agir dans l’incertain, mais n’est-ce pas là uneévidence… ? Von Mises semble bâtir beaucoup plus une science des outils de gestion de l’incertitude qu’une science de l’action humaine.
Une praxéologie doit rendre compte des actions humaines et en premier lieu de ce qui la rend la plus difficile et complexe à établir : les interactions et conflits entre actions humaines. Une praxéologie devrait décrire comment les hommes s’associent, s’opposent, se combattent, se convainquent, se dupent, se séduisent…
Le terme de praxéologie ne date pas de Von Mises. C’est Alfred Espinas qui l’a véritablement introduit et popularisé. La notion de praxéologie a ainsi fait l’objet de plusieurs interprétations. Si nous sommes d’accord sur le fait que la praxéologie doit être le point de départ de l’économie, la façon de bâtir une praxéologie peut suivre plusieurs voies. Celles de Von Mises en est une parmi d’autres.
La tentative de fonder une science de l’action humaine est bien antérieure au terme qui la nomme. Nicolas Machiavel est pour nous le premier à avoir fondé une praxéologie digne de ce nom, avec tout ce que l’on peut attendre d’une telle exploration et en mettant le doigt sur les points véritablement difficiles, donc importants. Machiavel ne juge pas non plus des buts humains : il se contente de décrire quelles stratégies d’action sont adaptées à chaque but. Mais la description de ces stratégies rentre beaucoup plus profondément dans les réalités de l’action humaine que les règles formelles extraites par Von Mises.
Dans l’exercice de la liberté, ce qui est véritablement complexe n’est pas l’usage de notre libre arbitre – parce qu’il va de soi – mais le moment où notre liberté rentre en conflit avec les libertés des autres.
Liberté, conflits et violence
Von Mises sous-estime la violence des rapports entre êtres humains. La partie la plus faible de « l’action humaine » est celle qui concerne la coopération. L’économie et plus particulièrement le monde de l’entreprise n’est pas un simple lieu où les gens choisissent de coopérer parce que cela est plus bénéfique que de s’isoler. Lorsque les hommes s’assemblent en une société, il faut les considérer comme des ennemis mortels se haïssant entre eux mais obligés de coopérer pour des questions de survie.
La coopération de deux personnes dans une entreprise est toujours mêlée d’une rivalité sans merci. La complexité des rapports humains dans le monde réel de l’économie est que coopération et conflit ne sont pas des opposés distincts : ils forment un amalgame indissociable. La coopération renferme en permanence, de façon sous-jacente, l’élimination de celui qui était un partenaire quelques minutes auparavant.
Cette naïveté initiale a retenti dans tout le courant de pensée libertarien qui a suivi Von Mises, avec des principes d’un simplisme confondant, tel que celui de la non-agression.
Trop souvent, le point de vue libertarien ramène en permanence la discussion au fait que mon libre arbitre souverain peut décider de ce qu’il veut, quand il le veut et que rien ni personne ne peut en préjuger, les actions humaines individuelles étant infiniment variées et imprévisibles.
La question n’est pas que cet argument soit faux – il est profondément vrai – mais trivial. Il est une évidence qu’il faut avoir énoncé une fois pour passer à des questions réellement complexes et intéressantes.
Lorsqu’une personne affirme qu’il ambitionne quelque chose, devenir violoniste, médecin ou entrepreneur, le fait qu’il l’ait décidé n’est pas le point important. Très vite, on lui demandera : « que comptes-tu faire pour te donner les moyens de tes ambitions ? » « quellesera ta stratégie d’action ? » « quel niveau d’investissement, organisé de quelle façon,comptes-tu employer ? » « Lorsque ton ambition rencontrera les ambitions contraires des autres, comment agiras-tu ? » « Comment comptes-tu te démarquer ? ».
Ce sont avec ces questions que l’on ne se contente pas de découvrir sa liberté mais que l’on commence à l’exercer véritablement. Ces questions testent également le degré de sincérité et d’authenticité de nos affirmations.
Von Mises, puis la pensée libertarienne, règlent le problème des conflits d’intérêts humains par l’établissement de contrats. C’est le contrat qui permet de délimiter le respect d’engagements vis-à-vis de l’autre, ainsi que ses violations. Magie et naïveté du formalisme, qui pense que tout peut se résoudre par l’établissement de règles formelles et explicites. La résolution de conflits humains est autrement plus complexe et ne se résume pas à l’établissement de quelques règles. Les principes libertariens sont tous véridiques. Mais ils sont d’une faible utilité pratique.
De même, la dissociation que font certains libéraux entre les principes du libéralisme qui relèvent de règles éthiques et la pratique de l’économie, cantonnant le libéralisme à une sorte de droit, ne saisit pas que les deux ne peuvent être pensés séparément.
Une praxéologie véritable rentrerait dans la fournaise des conflits d’intérêts humains, ceux qui se manifestent lorsque plusieurs convoitent la même chose, ceux dans lesquels les mille et une façons de promettre, leurrer, séduire, prendre l’ascendant, se manifestent : en un mot, le territoire des luttes de pouvoir.
L’adage bien connu de tout entrepreneur : « lorsque l’on entreprend quelque chose, on a contre soi ceux qui veulent faire la même chose, ceux qui veulent faire le contraire et la grande majorité de ceux qui ne veulent rien faire » est une bonne synthèse de la problématique.
La praxéologie véritable et les grands récits de l’action humaine
Une erreur commise par nombre d’économistes, pas seulement ceux de l’école autrichienne, est de penser que la principale source de conflits réside dans le partage des biens et ressources. C’est peut-être le cas des sociétés très primitives. Mais dans toute société un peu élaborée, c’est le partage des responsabilités qui est le siège d’une lutte féroce, celled’occuper une position où l’on est en capacité de décider et de définir la stratégie que d’autres vont suivre.
Le succès de séries telles que « Game of Thrones » ou « House of Cards » traduisent que dans l’inconscient de la plupart des hommes, la praxéologie véritable réside dans ces fresqueshumaines. On pourrait adresser aux libertariens la même admonestation que celle de Péguy vis-à-vis de la philosophie kantienne : « le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains ».
Une praxéologie qui ne rendrait pas compte des aspects les plus noirs de l’action humaine, ceux de l’extorsion, de la menace, de la manipulation, ne peut être prise au sérieux. Une praxéologie doit se montrer hyper-réaliste, bien plus qu’hyper-exacte, au risque du cynisme.
Si Machiavel est un homme de génie, c’est parce que « Game of Thrones » ou « House of Cards » qui semblent non codifiables ont justement été codés par lui. Machiavel est parvenu à extraire un ordre et une logique du chaos total de la lutte sans merci des ambitions humaines.
L’on pourrait objecter que cette vision surestime les aspects sombres de l’être humain. Que nombre de personnes ne courent pas après le pouvoir et les postes à responsabilité. Que la coopération humaine peut prendre des tours lumineux, des aventures humaines faites d’estime réciproque et de succès partagés. Certainement : dans les deux séries à succès pré-citées, il existe des personnes et actions lumineuses. Il en est de même dans le monde de l’entreprise.
Bien avant l’invention des grandes sagas télévisuelles, La Comédie Humaine de Balzac donne la meilleure idée de ce que serait une véritable praxéologie, une connaissance de l’homme et de ses actions, pour le meilleur et pour le pire.
Même lorsque l’on se désintéresse des jeux de pouvoir, ceux qui s’y livrent finissent par avoir un impact sur nos vies, en acquérant un pouvoir de décision sur les initiatives ou les projets qui doivent être arrêtés ou continués.
Un libertarien objectera sans doute que l’on peut échapper à cela en étant entrepreneur indépendant. C’est une vision naïve de penser que ce statut nous extrait de la gangue des jeux de pouvoir humain, et que la décision de pouvoir continuer ou non ce qui nous tient à cœur ne dépendra que de nous.
Le rêve d’un positivisme économique et le retour à la réalité
La tentative de Von Mises fait irrésistiblement penser à celle de Rudolph Carnap et du cercle de Vienne, dans les domaines de la science et de la connaissance. Il n’est sans doute pas un hasard que cette recherche d’exactitude absolue se rencontre chez deux contemporains du creuset viennois, décidément très fécond.
Le cercle de Vienne cherchait à fonder un positivisme logique, une fondation du raisonnement qui ne laisserait plus aucun doute sur la qualité d’une preuve. De la même façon, la pensée de Von Mises peut être qualifiée de positivisme économique, une recherche louable de la rigueur totale dans sa discipline, tout comme le positivisme d’Auguste Comte, mais dont on sait qu’il finit par éclater sous les brèches ouvertes par d’autres penseurs : Gödel, Wittgenstein, Popper, une fois encore des autrichiens !
On pense également à certaines tentatives folles et admirables par certains côtés, telles que celle des Principia Mathematica de Russell et Whitehead, démontrant sur plusieurs centaines de pages que 1+1 = 2 à partir du formalisme logique de Peano, afin que la preuve ne laisse absolument aucun doute. Le pragmatisme d’Henri Poincaré montra que ce type d’approche pose finalement bien plus de difficultés qu’elle n’en résout.
L’école autrichienne fait partie de ces expériences extrêmes de pensée par lesquelles il faut être passé au moins une fois dans sa vie afin de n’avoir aucun regret, mais qu’il faut savoir dépasser lorsque l’on se rend compte qu’elle est plus un cadre extérieur de l’action humaine qu’une science de l’action rentrant de plain-pied dans celle-ci.
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