Alors que commence demain le Salon International de l’Agriculture, et alors que le monde agricole est en crise, beaucoup de sujets ont été évoquées pour poser le diagnostic de cette situation compliquée, sauf une : celle des techniques de production. C’est l’analyse que fait Gérard Rass, agronome, administrateur fondateur de l’Association pour la Promotion d’une Agriculture Durable (APAD) et du Global Conservation Agriculture Network (GCAN), associations française et internationale d’agriculteurs en Agriculture de Conservation des Sols. Pourquoi il faut débattre des techniques de production agricole, quelles sont les acteurs de référence sur ces sujets, pourquoi ensuite ne parle-t-on jamais d’Agriculture de Conservation des Sols (AGS) alors qu’elle présente des bénéfices environnementaux et de nombreux avantages pour les agriculteurs. Quel est enfin le rôle des pouvoirs publics dans la promotion de cette agriculture qui semble présenter tous les atouts pour être labellisée bas carbone.
TES. Selon-vous la technique est la grande oubliée du débat européen sur l’agriculture
Gérard Rass : Dans les revendications des agriculteurs européens, focalisées sur leurs revenus et la bureaucratie, ainsi que dans le débat public, il est surprenant qu’il manque l’essentiel des éléments liés aux techniques de production. Alors que dans le quotidien des producteurs, les actes techniques font l’essentiel de leur activité professionnelle, et constituent leur savoir-faire personnel, très variable et diversifié selon les individus. Dans le milieu agricole, et entre confrères, il est de coutume de s’évaluer « bon » ou « moins bon » agriculteur selon le degré de technicité, plus que suivant le revenu, information très rarement partagée. Dans les revendications, le lien des techniques de production aux revenus est flou, et vu uniquement au travers de la distorsion de concurrence sur les marchés des productions alimentaires, due aux distorsions d’AMM (Autorisations de Mise sur le Marché) des produits phytosanitaires, également nommés pesticides. Ceux-ci se retrouvent reconnus de facto comme des facteurs de production nécessaires ayant un impact positif sur la production et le revenu, mais de façon générique, sans expliciter précisément de quelle manière ni dans quelles conditions. Tout en reconnaissant de façon générale et globale leur nocivité pour la santé et l’environnement, sans préciser non plus par quels processus ni dans quelles conditions d’emploi.
TES : Quels sont les acteurs qui participent à la préconisation des techniques ? Les professionnels sont-ils bien représentés ?
G.R. : Les conditions et modalités d’emploi influencent considérablement le résultat technique, économique, sanitaire et environnemental. C’est un domaine de connaissances très complexe, où interviennent dans des comités de travail officiels les acteurs suivants, à la fois produit par produit dans l’expertise, puis de plus en plus globalement au fur et à mesure qu’on s’approche des phases réglementaires coercitives qui, en Europe, concluent inévitablement toutes les politiques publiques, omniprésentes dans tous les aspects de nos vies, professionnelles et privées. L’expertise scientifique des risques sur la santé et l’environnement est gérée par l’EFSA (European Food Safety Authority) et l’ANSES (Agence Nationale de Sécurité Sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail). Des recommandations sont apportées par de très nombreuses organisations étatiques ou sous contrat d’Etat de recherche et d’enseignement académiques. En France l’INRAE les domine de loin par sa taille et son influence politique. D’autres recommandations, en général suivant celles de l’INRAE, viennent des organisations professionnelles agricoles de conseil technique, des Instituts Techniques aux Coopératives Agricoles d’approvisionnement en intrants. Les opinions d’ONG militantes autoproclamées « représentant la société civile » et reconnues comme telles par les autorités sont prioritairement prises en compte par des mécanismes obscurs très éloignés des processus démocratiques, mais dont aucun acteur n’ose remettre cause la légitimité, à commencer par les organisations agricoles elles-mêmes.
Les savoir-faire professionnels des producteurs dans leur travail technique quotidien ne sont jamais pris en compte dans les groupes de travail. Ceci parce que quand, rarement, les agriculteurs sont représentés, c’est par des élus en mission syndicale ou politique, ou par des salariés. Ce qui n’induit ni savoir-faire professionnel ni capacité à argumenter sur des bases techniques, que ce soit en terme de production, d’environnement ou d’impact macro-économique.
TES. : Selon vous il existe une solution technique qui permet de réussir ce challenge. C’est l’Agriculture de Conservation des Sols, ou ACS
G.R. : L’ACS n’est pas un système fixé, mais plutôt un ensemble de principes assez simples nés du mariage de constatations empiriques et de stratégies murement élaborées depuis maintenant plus d’une soixantaine d’années par des agriculteurs et des agronomes de terrain, à la fois innovants, stratèges, rationnels, formés aux sciences et à l’ingénierie des projets techniques.
Ces principes forment maintenant une base immense d’expériences sur lesquelles chacun peut s’appuyer pour éclairer une trajectoire de progrès pour ceux qui souhaitent s’y engager, accompagné au sein d’un groupe de développement dédié, par les collègues qui ont le mieux réussi de sonterritoire ou du monde.
Une fois passées les premières années de transition, ces systèmes s’améliorent de plus en plus vite, à condition de rester ferme sur les principes intangibles de l’ACS :
- Semis direct sans aucun travail mécanique du sol
- Couverture du sol en permanence par une couverture la plus abondante possible de matériaux végétaux vivants ou morts,
- Successions de cultures diversifiées ou de couverts végétaux d’interculture ou de mélanges agencés stratégiquement de façon à diminuer les plus possible les nuisances des mauvaises herbes et des bioagresseurs, tout en améliorant le sol.
Le concept fondateur est de remplacer le plus possible par des agencements végétaux faisant le travail à notre place les interventions humaines les plus perturbantes pour le sol ( causant érosion, compaction, perte de fertilité), en priorité absolue le labour et les travaux mécaniques, puis (loin derrière) les interventions phytosanitaires, puis (encore plus loin derrière) la fertilisation.
Un constat qui n’est pas qu’un concept :
- un écosystème qui voit son sol se dégrader diminue sa production de biomasse, qui à son tour laisse à sa mort moins de Matière Organique dans le sol, qui alors devient moins fertile, dans une spirale de dégradation qui ne s’arrête le plus souvent qu’au désert.
- un écosystème qui évolue en produisant plus de biomasse améliore son sol, dont la fertilité produit plus de biomasse, dans une spirale d’aggradation produisant de plus en plus de biomasse et donc de Matière Organique, qui améliore le sol. Le stade ultime est un plateau où un maximum de biomasse vivante est constituée d’un maximum de diversité de plantes et d’animaux coexistant dans des chaînes trophiques complexes. Ce maximum est limité par les conditions hydriques, les températures, l’ensoleillement et le substrat minéral à partir duquel l’écosystème s’est constitué.
TES. : Quels sont les principaux bénéfices environnementaux de ce type d’agriculture ?
G.R. : Il en résulte que les écosystèmes anthropiques que sont nos fermes fonctionnent d’autant mieux qu’ils produisent plus. L’écologie scientifique dont s’inspirent les principes de l’ACS, ainsi que les résultats concrets partout dans le monde montrent que laisser diminuer la production de biomasse des terres entame une spirale de dégradation qui aboutit à toujours moins de production et à la désertification.
Ce n’est qu’avec de l’eau et du végétal qu’on peut reconquérir les déserts.
Pas avec de la mécanique, pas en labourant.
Le drame du Sahel, c’est de n’avoir pas compris cela à temps, et de n’avoir pas les moyens techniques et financiers permettant d’avoir les technologies pour mettre en place ces nouveaux systèmes de production assez rapidement et à une échelle suffisante pour renverser la trajectoire de désertification. Le concept est simple. Son application locale demande du travail d’expérimentation et de recherche qu’un individu seul à plus de difficulté à réussir qu’une organisation capable de conjuguer les talents des agriculteurs stratèges et bons techniciens, de bons agronomes ou écologues scientifiques. Pour progresser, sont nécessaires des spécialistes de chaque domaine, de la connaissance des végétaux cultivés et des couverts, des animaux, de la protection et de la nutrition des plantes et du sol, de l’hydrologie et de l’irrigation, de l’agroéquipement spécialisé (les semoirs). Certains domaines sont prioritaires pour commencer, les couverts, les semoirs, les variétés de cultures, la protection et la nutrition de plantes.
TES. : Quels sont les avantages pour les agriculteurs ?
G.R. : Les progrès de ces systèmes s’accélèrent partout dans le monde où les organisations d’agriculteurs engagés dans cette voie ont réussi à franchir un seuil critique en terme d’influence et de nombre pour intéresser les dirigeants politiques de leurs pays à, soit les aider selon leurs besoins, soit au moins les laisser travailler à leur guise sans interférences handicapantes, qu’elles soient réglementaires ou fiscales. Il y a une période d’adaptation, dont la durée est inversement dépendante du degré de compréhension des principes de l’ACS, et d’appropriation des savoir-faire, et également de l’état de dégradation des sols, de leur biologie, et de l’hydrologie de la ferme. Dans des situations « standards », ça peut prendre de 7 à 4 ans, et pour beaucoup, bien accompagnés et bien formés, ça se passe sans accroc particulier. En principe, l’acte technique de semer en ACS sans rien faire de plus est plus facile que labourer, faire des mottes, passer divers outils pour les réduire en terre fine, puis semer dans un sol mou, au risque qu’un excès de pluie ou de sécheresse entre les multiples opérations vienne abîmer le travail. De surcroit c’est un système de production qui, en améliorant le fonctionnement du sol et de l’ensemble de l’écosystèmes vivant de la ferme, améliore également au fil du temps son hydrologie, augmente sa résilience face aux aléas climatiques, à l’enherbement et aux bioagresseurs des cultures, et donc permet des réductions d’engrais, de produits phytosanitaires, une optimisation de l’eau. Les entreprises agricoles diminuent ainsi leur dépendance pour leurs intrants, la mécanisation et l’énergie ( les postes les plus chers et les plus énergivores), vis-à-vis de leurs fournisseurs et de leur banque ou de leur coopérative pour les avances de trésorerie pour les acheter. L’élimination du Labour et du travail du sol, qui exigent une grande puissance de traction, permet d’utiliser un tracteur de moindre puissance et moins cher. On peut ainsi économiser quelques dizaines de milliers d’euros à l’achat. Comme en plus il fatigue moins, il durera plus longtemps avec moins de passage à l’atelier. C’est si vrai que les vendeurs de matériel sont généralement très hostiles à l’ACS, et font tout pour en dissuader leurs clients, quitte à refuser de vendre des semoirs de Semis Direct utilisés en ACS .
Sur une ferme de 200 ha en cultures céréalières en système labour, consommant 100 litres / hectare de gasoil du labour au semis compris, le passage à l’ACS en fera économiser près des 2/3 pour n’utiliser plus que 35 l/ ha. Sachant qu’un litre de gasoil correspond à environ 5 euros de charges de mécanisation pour tenir compte, en plus du carburant, de l’usure et de l’amortissement financier du matériel, y compris du tracteur, un poste très important dans les charges et la trésorerie de l’entreprise, l’économie totale est de 65 000 euros pour l’implantation d’une campagne de culture sur l’ensemble de la ferme, soit un revenu de plus de 5400 € par mois, chiffre sous-estimé, puisqu’il suppose qu’une culture reste en moyenne une année en terre, ce qui est plus que la réalité. Par hectare, c’est 325 euros, soit environ ce que paie la PAC. De quoi sortir beaucoup de fermes des difficultés financières.
TES. : Selon vous les pouvoirs publics ont un rôle important à jouer pour l’accès aux technologies quel est-il ?
G.R. : Sur le plan des techniques de production, pour réussir leur transition vers l’ACS, les agriculteurs ont tout de même besoin d’un cadre réglementaire moins bloquant qu’aujourd’hui. Pour préserver ce potentiel il est nécessaire que l’ensemble des agriculteurs obtiennent de la société la liberté d’accéder à tous les outils technologiques encore autorisés en Europe. Ensuite, une étape supplémentaire sera d’obtenir qu’ils aient accès aux mêmes technologies que leurs collègues et néanmoins concurrents des pays les plus développés. Ceci concerne les produits de protection des plantes, les engrais, la génétique améliorée par tous les moyens possibles, que soit transgénèse ou NTG (Nouvelles Techniques Génomiques). Également les outils numériques, la robotique, l’intelligence artificielle, les drones et l’agriculture de précision sont aussi de facteurs supplémentaires d’amélioration de leurs revenus, de leur production, de leurs performances techniques et environnementales, à condition toutefois que toutes ces technologies apportent un bénéfice supplémentaires quand elles sont employées dans un système de production ACS, qui protège et améliore au maximum les facteurs naturels de productivité des écosystèmes de leurs fermes, en tout premier lieu le sol, les cycles du carbone, de l’azote et de la matière organique, le cycle de l’eau, les végétaux et la biodiversité, grâce à la maximisation de la photosynthèse, alimentée par l’énergie gratuite et (presque) éternelle du soleil.
TES. : L’association d’agriculteurs APAD spécialisée dans l’ACS vient de subir une déconvenue au sujet du Label Bas Carbone. Pouvez-vous nous expliquer ?
G.R. : Le Ministère de la Transition Ecologique et Solidaire a créé un Label Bas Carbone pour reconnaître l’engagement des agriculteurs dans l’adoption de pratiques vertueuses pour le climat, et leur permettre de vendre à des entreprises des Crédits Carbone labellisés correspondant aux émissions de CO2 évitées et au Carbone stocké dans leurs sols. C’est exactement ce que font les fermes en ACS, comme le prouve le dossier de l’APAD dont il est question ici. Les pouvoirs publics recherchaient des porteurs de projets pour son label, alors que les candidats à la labellisation, ne se précipitaient pas. Après avoir créé le label « Au Cœur des Sols » certifié officiellement qui permet d’identifier et caractériser les fermes en ACS, les agriculteurs de l’APAD montent, fin 2021, un projet collectif Label Bas Carbone, nommé : « DU CARBONE AU CŒUR DES SOLS », regroupant 215 fermes. Après plus d’une année de travail de diagnostics des fermes, la création d’un outil de calcul certifié par un organisme reconnu par le Ministère, la collecte de plus de 1 000 pièces justificatives de l’éligibilité des fermes au dispositif, l’APAD dépose son dossier pour labellisation en avril 2023. Après instruction par la DREAL Bourgogne Franche Comté, le dossier est annoncé validé et labellisé le 26 juin 2023 et publié sur la plateforme internet du MTES. Pendant ce temps l’APAD démarche de potentiels acheteurs de ses crédits. Mais le projet de l’APAD a soudainement disparu de la plateforme internet du MTES. Nous sommes rentrés dans des quantités de méandres administratives kafkaïennes que vous pourrez découvrir dans la lettre ouverte que nous avons publié sur notre site (1). Vous comprendrez alors tout l’enjeux de communiquer sur notre technique afin de sensibiliser l’opinion publique.
Illustration par Denis VERNET — Travail personnel, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=89189018
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