Pour l’Exécutif bruxellois, la concurrence « libre et non faussée » doit irriguer toutes les artères de l’économie. Consubstantielle au Marché Unique, elle est censée le vivifier, au bénéfice de tous. Appliquée à la fourniture d’électricité, un flux vital, qui ne se stocke pas, la concurrence peut cependant réserver quelques surprises, dès lors que, comme en France, on use de l’artifice pour se conformer au dogme, les profiteurs, car ils existent bien, n’étant pas les consommateurs. La flambée actuelle des prix de l’électricité, pourrait rebattre les cartes, mais ce sont les mêmes qu’on charge encore, comme c’est aux mêmes qu’on distribue à nouveau les subsides, persévérant ainsi dans le dévoiement d’un service essentiel, au risque de le détruire.
De l’abonné déchu, au client déçu
Pour mesurer à quel point nous avons distordu notre marché intérieur de la fourniture d’électricité, pour y faire entrer de force une fausse concurrence, il faut s’armer de courage et consacrer un peu de son temps (sur le site de la CRE(1), ou ceux des Assemblées Parlementaires) pour mieux approcher les arcanes du système.
Organisation limpide à l’époque du monopole, ce système est devenu très opaque suite à l’adjonction de mécanismes alambiqués, tous destinés à garantir la profitabilité de nouveaux entrants, au détriment d’EDF, « l’opérateur historique ».
Ce vocable, on l’a volontiers fait entendre comme « pré-historique », le dinosaure EDF étant bien calé sur sa rente hydro-nucléaire, et seulement préoccupé du maintien d’un statu quo enviable, et envié, au point, qu’il fallait le bousculer !
Un passé, pas si lointain, que les abonnés devenus, clients regrettent aujourd’hui, avec bien des raisons.
Dans le schéma institué par la loi NOME (2) EDF ne se trouve pas seulement face à des concurrents, dans une arène où tous joueraient le même jeu -ce qui, en soi, pourrait s’entendre- mais elle est contrainte de les nourrir grassement, pour qu’ils grandissent vite et puissent mordre efficacement la main qui les sustente.
ARENH (3), hélas, plus qu’un ahan de porteur d’eau !
La loi NOME prévoit en effet qu’EDF supporte physiquement ses challengers, pendant 15 ans (un horizon surréaliste), en attendant qu’ils deviennent eux-mêmes producteurs, en leur réservant dans l’intervalle, 100 TWh de sa production nucléaire annuelle (ce qui, en 2010, en représentait le quart, c’est le tiers aujourd’hui (4)), à un prix cassé (42€/MWh), car ne couvrant, même pas, les coûts complets de sa production nucléaire.(il faudrait rajouter au moins 20€/MWh).
La loi disposait que le prix de l’ARENH soit revu chaque année pour tenir compte de l’évolution des dépenses d’EDF, notamment pour la maintenance des centrales, mais le décret n’est jamais paru et la CRE, gardienne du temple, n’en a rien dit.
Ce dispositif dit ARENH distribue la manne en fonction des « portefeuilles clients » des fournisseurs qui en font la demande (80 actuellement, un chiffre à considérer en soi, car il traduit clairement un effet d’aubaine), et parmi eux, des « majors » du secteur de l’énergie, comme Total, ENI, Vattenfall, Iberdrola, Engie, SNCF énergie,..)
A noter qu’Exeltium, un consortium français de consommateur « électro-intensifs » bénéficie de conditions assimilables à l’ARENH (et qui viennent en déduction du volume d’ARENH).
Il est d’ailleurs choquant que la loi contraigne EDF à « biberonner » le géant Total (devenu récemment Total-Energies), pour faciliter sa pénétration du marché de la fourniture d’électricité (via le rachat de « Direct Energie »). Cette situation est parfaitement surréaliste, surtout lorsqu’on sait avec quelle âpreté Total a œuvré pour que la part de la production d’EDF cédée pour l’ARENH, passe de 100 TWh à 150 TWh (5), mais qui, dans sa requête contre EDF, quand il refusait d’enlever sa part réservée d’ARENH, en pleine crise du Covid, n’a finalement pas été suivi par le Conseil d’Etat, après avoir gagné devant la juridiction commerciale.
L’amère saga des Tarif Régulés de Vente (TRV)
Autre dimension clé, les TRV, qu’EDF (6) est tenue -par la loi- de proposer aux clients, sont mécaniquement déterminés par la CRE de telle manière que tous les concurrents d’EDF (sans doute une lecture extensive du principe de contestabilité (7)) soient toujours en situation de faire de meilleures offres que l’opérateur historique.
Dans la réalité, les concurrents « indexent » leurs offres sur les TRV, proposant quelques pourcents de moins ; donc, si les TRV montent, leurs profits augmentent mécaniquement, ce qui n’est pas vrai pour EDF tributaire de ses coûts de production.
Ces tarifs tiennent compte du fait que le volume actuel de l’ARENH (100 TWh) ne permet pas de servir toutes les demandes des fournisseurs alternatifs, qui ont débauché beaucoup de clients d’EDF et dont les portefeuilles ont gonflé. Outre la part d’ARENH obtenue, ils doivent donc s’approvisionner sur les marchés de l’électricité pour honorer leurs contrats.
Depuis 2010, les TRV étaient calculés sur la base des coûts de production nucléaire (qui évoluaient légèrement à la hausse, suivant en cela les coûts de maintenance des réacteurs). A cette même période, les prix de marché sont restés relativement bas, l’apport significatif des EnRs (8), alors que les flottes pilotables de production en place n’avaient pas encore été réduites, a créé une situation de surcapacité et donc d’affaissement durable des prix, jusqu’à même constater des prix négatifs !
Les « alternatifs » gagnaient donc à se servir largement sur le marché et en conséquence, réservaient moins d’ARENH, ou bien n’enlevaient pas la part d’ARENH qu’ils avaient réservée, car la loi ne les y oblige pas.
Cette merveilleuse martingale a fait vivre grassement, toute une cohorte d’affairistes opportunistes, s’affichant souvent par ailleurs, comme fournisseurs d’électricité verte (grâce au mécanisme obscur des garanties d’origine, qui permet de s’afficher « vert », sans vrai fondement, mais avec un surcoût pour l’utilisateur, doublement abusé donc (9)), en prétendant se différencier des électrons, largement nucléaires, délivrés par EDF (devenu dans l’intervalle un opérateur EnR majeur en France et ailleurs…).
En 2014, le Gouvernement a décidé de changer le mode de calcul des TRV (10), dans une logique dite « d’empilement des coûts », afin que les TRV, valeurs repères pour les « alternatifs », reflètent mieux les conditions de leur approvisionnement (ARENH + marché), sans plus de référence aux coûts de production d’EDF.
Ce « décrochement » a eu des conséquences délétères, d’autant qu’introduire la dimension « marché » dans le calcul des TRV, une décision politique conjoncturelle, trop légèrement pesée, s’est révélée une arme à double tranchant, la situation actuelle le démontre dramatiquement.
En conséquence, les marchés étant alors bas, ce mode de calcul permettait de limiter la hausse des TRV qu’aurait provoquée l’évolution des coûts du seul nucléaire (11), au détriment des finances d’EDF, mais à l’avantage de la plupart (12) des 98% de clients qui lui étaient encore fidèles.
Les « alternatifs » n’y trouvaient pas pour autant leur compte, arguant que laisser les TRV dériver davantage à la hausse, leur aurait donné plus de marge pour placer leurs offres de marché.
Dès 2017, une tendance haussière s’est établie sur les marchés, due à l’ajustement des flottes pilotables et à l’augmentation progressive du prix du gaz et de celui du carbone (les mix, hors de France, restant encore largement fossiles).
Pour les « alternatifs » le recours au marché est donc devenu pénalisant, et a provoqué un repli vers l’ARENH (après une demande nulle en 2016 !) avec demande corrélative que son volume soit accru de 100 TWh à 150 TWh. Mais cette disposition, pourtant votée en 2019 par les parlementaires (voir point 5), n’a pas été acceptée par Bruxelles (13)).
Coda sans surprise pour un scénario déjà écrit
Au sortir de la récession provoquée par la pandémie, la dynamique reprise économique et une conjoncture politique délicate pour l’approvisionnement énergétique de l’Europe, ont provoqué une forte tension sur les marchés du pétrole et du gaz, avec répercussion mécanique sur les prix de l’électricité.
Le marché de l’électricité est en effet piloté par le coût de production de la dernière centrale appelée (dans une logique de « merit order ») pour assurer l’équilibre offre-demande sur la plaque européenne, or c’est le plus souvent une unité « Cycle Combiné Gaz », pour laquelle (à la différence du nucléaire) c’est le prix du combustible qui fabrique le coût du kWh.
Quand le prix du gaz s’envole, celui de l’électricité suit…sans corrélation avec le coût de production des centrales de notre territoire national (nucléaire + hydraulique + EnRs), l’appui sur le gaz, bien réel, restant cependant relatif.
Les TRV, construits en intégrant les prix de marché, s’envolent donc, à l’unisson, provoquant la crise que l’on connait. Au prochain ajustement, programmé le 01/02 (14) la CRE prévoyait en effet une augmentation de l’ordre de 40% !!…à moins de 100 jours d’une séquence électorale majeure… la situation paraît inextricable.
Pour contenir cette hausse (la limitant au final à 4%, soit dix fois moins),le gouvernement a fait un triple choix :
- D’abord diminuer les taxes (en réduisant l’impopulaire CSPE de 22,5€/MWh, à 0,5€/MWh..) ce qui fait baisser mécaniquement toutes les factures, mais crée un manque à gagner pour l’Etat de 8Mds€.
- Puis modifier la formule de calcul des TRV en pondérant différemment les différents composants
- Enfin, pour secourir spécifiquement les « alternatifs », très exposés aux prix de marché (pour les raisons dites supra), il a été décidé d’augmenter le volume de l’ARENH qui passerait de 100 TWh à 120 TWh (cet accroissement étant un peu mieux rémunéré (de 42€/MWh à 46,2€/MWh)).
Pour EDF, c’est une charge supplémentaire qu’elle estime à 8Mds€, en partie parce que ces 20 TWh supplémentaires, elle devra se les procurer sur les marchés qui flambent, car ils étaient déjà « placés » dans des contrats conclus avant la crise.
Mais hors cette difficulté conjoncturelle (qui affectera certainement plusieurs exercices), EDF se voit désormais contrainte de céder, à vil prix, plus d’un tiers de sa production nucléaire à ses concurrents pour que ceux-ci puissent survivre…au moins jusqu’à 2025, l’horizon fixé par la loi.
Cette dernière décision est lourde de conséquences pour EDF, alors que le besoin d’investir pour l’entretien de son parc nucléaire (un outil plus essentiel que jamais au système), est patent, sans parler du financement de l’achèvement des EPR de Flamanville et de Hinkley Point et de celui des nouveaux projets « envisagés » par le Gouvernement, en France, mais aussi à l’étranger.
Les syndicats, unanimes, soutenus par leur Direction, ont battu le pavé pour dénoncer la mauvaise part faite à EDF, et le cours de Bourse a « dévissé » de 20%.
Le risque de tuer la poule aux électrons d’or est bien réel, malgré les dénégations gouvernementales (Barbara Pompili) et de la CRE (Jean François Carenco), qui parlent seulement de manque à gagner pour EDF, qui profiterait par ailleurs de l’envol des prix, et dont le pays attendait-a minima- un geste de solidarité.
Néanmoins en contradiction avec ces déclarations précédente, il a été dit (Bruno Lemaire) qu’on ne laissera pas tomber EDF….qui va peut-être devenir éligible au chèque énergie ??
Un refus obstiné de bien nommer les choses.
Le Gouvernement a une lecture hémiplégique de la situation, car enfin, la cause de tous ces dysfonctionnements aux conséquences très dommageables, est bien le maintien de cette concurrence artificielle, une fiction énergétique qui a abusé bien des consommateurs et enrichi des affairistes opportunistes.
Sans la création d’un terrain de jeu pour ces « alternatifs » (l’ARENH) et la fabrication d’un bouclier tarifaire à leur avantage (car faisant fuir des clients d’EDF pouvant toujours trouver moins cher que les TRV), la situation actuelle ne présenterait aucun des traits aigus actuels et surtout, EDF, le socle de notre système, ne serait pas durablement affaibli, cette vulnérabilité offrant de nouvelles armes à ses détracteurs historiques.
Si on avait laissé EDF jouer de ses atouts hydro-nucléaires, c’est-à-dire laissé l’entreprise fixer librement ses tarifs sur le marché européen (suffisamment vaste et peuplé de poids lourds, sans risque donc qu’elle n’apparaisse en position dominante), il est clair que la France ne connaîtrait pas cette crise qui, compte tenu des attendus développés dans cet article, devrait durer, comme donc les pseudo-palliatifs qui grèvent EDF.
La France se serait bien passée de ces affairistes de l’électricité, qui se sont nourris sur le système, sans assurer aucune de ses charges et qui n’assument aucune responsabilité, pas même devant leurs clients, la crise actuelle l’a roidement montré.
- : CRE : Commission de Régulation de l’Energie
- : Accès Régulé à l’Electricité Nucléaire Historique.
- : Depuis 2010, la production de la flotte nucléaire (entrée dans une phase intense de mise aux normes permettant la prolongation de sa durée d’exploitation) a décru et la centrale de Fessenheim a été fermée.
- :NOME = Nouvelle Organisation du Marché de l’électricité loi votée en 2010 (Gouvernement Fillon)
- : modification du projet de loi « Energie Climat, dit amendement TOTAL, votée en Juin 2019
- : EDF et les ELD (Entreprises Locales de Distribution), des régies municipales ou locales qui distribuent gaz et électricité dans un périmètre donné, souvent sans concurrence, à un tarif réglementé.
- : faculté pour un opérateur concurrent d’EDF présent ou entrant sur le marché de la fourniture d’électricité de proposer, sur ce marché, des offres à prix égaux ou inférieurs aux tarifs réglementés.
- : EnRs = Energies renouvelables (essentiellement Solaire PV et éolien, intermittentes donc)
- : néanmoins, quelques fournisseurs contractent exclusivement auprès de producteurs éoliens ou solaires(PV) et choisissent de ne pas réclamer d’ARENH
- : Décret publié en10-2014, modifiant les dispositions initiales de la loi NOME
- : ainsi une hausse de 6% calculée avec l’ancien mode a-t-elle été contenue à 4,5% avec la nouvelle formule (ce dont le gouvernement s’est félicité).
- : outre les TRV, EDF (et les ELD) sont également habilitées à faire des offres de marché
- : l’ARENH est déjà une disposition dérogatoire aux règles européennes de la concurrence, et l’Exécutif Bruxellois a refusé d’aller au-delà des mesures initialement acceptées (et qui permettaient le maintien des TRV).
- : il y a deux possibilités d’ajustement des TRV / an (01 02 et 01 08)
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